Psychiatre libéral, il est responsable de l’unité de soins aux professionnels de santé de la clinique de Châtillon (Ain) et coordonnateur de l’hôpital de jour PsyPro-Lyon, membre de la coordination nationale des USPS et de l’association SPS (Soins aux professionnels de santé).

Pourquoi vous être intéressé à la santé des soignants ?<br/>

Ça n’a pas été vraiment un choix ! Mon père et mon oncle, tous deux médecins, m’ont encouragé dès mon internat à écrire aux médecins généralistes, ce que je me suis appliqué à faire. Une fois installé comme psychiatre en libéral, j’ai également correspondu avec les médecins du travail. Cela m’a fait gagner la confiance de tous ces praticiens puisqu’ils m’ont d’abord adressé des patients, puis des membres de leur famille et enfin eux-mêmes. J’ai ainsi constitué une patientèle de médecins et d’autres soignants, par le bouche-à-oreille.
Petit à petit, j’ai réalisé que leurs pathologies étaient fortement influencées par leur travail et que nous étions de plus en plus nombreux à le constater. Travaillant avec le service des maladies professionnelles de l’hôpital Lyon-Sud, j’ai repéré de nombreux points communs entre la problématique des soignants et celle des salariés du tertiaire. À la même époque, d’anciennes associations d’aide aux médecins ont acquis une certaine notoriété et d’autres se sont créées. Je travaille avec ou au sein de certaines d’entre elles.

Quelle est cette problématique commune aux métiers du tertiaire et du soin ?<br/>

Herbert Freudenberger, un des premiers à avoir décrit le syndrome d’épuisement professionnel, l’associait à la déception due à la réalité du travail succédant à un enthousiasme initial idéaliste. Cela reste vrai, mais avec d’autres, notamment Jean-Pierre Tell à Lyon, j’ai constaté que la souffrance des soignants se focalisait souvent sur les contraintes administratives. Non pas qu’il y en ait beaucoup plus qu’autrefois, mais elles ne sont plus les mêmes. Cela a commencé avec l’obligation d’être conforme aux référentiels, dont le non-respect doit être argumenté. Ça a continué avec l’informatisation des dossiers, l’outil numérique modelant la pensée au détriment du sens clinique. À l’hôpital, tout un formalisme s’est mis en place, défavorisant la spontanéité. En même temps, notamment avec la loi HPST, on a rabâché aux médecins qu’ils sont incapables d’organiser les soins et qu’il fallait donc le faire à leur place, sur une base territoriale et hiérarchisée. Tout cela a profondément heurté les idéaux professionnels de beaucoup de soignants, d’autant que cela n’a pas toujours été fait avec tact...
Comme les salariés, les médecins ont été envahis par des procédures normatives dont ils n’ont pas vu l’intérêt et qui ont fortement contribué à leur faire perdre le goût et le plaisir du travail. Ils ont eu le sentiment de ne plus être considérés comme des praticiens de l’art médical, mais comme des prestataires. Leur métier participe aujourd’hui de ce qu’avec Jean-Pierre Tell nous avons nommé l’industrialisation du tertiaire.
Il est vrai qu’un praticien isolé ne peut pas répondre à certaines attentes collectives et qu’il y a donc besoin d’une organisation de la médecine libérale. La plupart y sont rétifs, mais certains le font, à leur grande satisfaction. Mais il faut vraiment qu’ils aient la foi, parce que cela demande beaucoup de travail, en particulier pour bénéficier des aides, véritable chemin de croix administratif. Il faut bien entendu contrôler l’usage de l’argent public, d’autant que les fonctionnaires doivent eux aussi rendre des comptes. Je ne crois pas que la sincérité des pouvoirs publics soit en cause : ils veulent vraiment promouvoir les maisons de santé, les coopérations territoriales, etc. Encore une fois, c’est la logique industrielle qui pose problème.
Cela étant, il ne faut pas non plus idéaliser les associations pluridisciplinaires ou pluriprofessionnelles : ça fonctionne bien quand les gens s’entendent bien, mais cela peut aussi devenir un théâtre fermé de rivalités et de rancœurs. Il est extrêmement important qu’ils s’accordent dès le départ sur leur façon de travailler ensemble, en définissant l’investissement personnel de chacun (nous ne sommes pas tous des leaders, prêts à y consacrer tout notre temps !), la séparation professionnel/privé, les aménagements nécessaires avec certains événements de vie (grossesse, accident, etc.), et ainsi de suite.

À problématique commune, thérapie commune ?<br/>

Un médecin n’est pas un malade comme un autre, contrairement à ce qui a été dit pendant longtemps. Il est très informé et comprend bien la démarche diagnostique. Son thérapeute doit faire tout un travail sur la distance relationnelle à établir.
Dans les thérapies de groupe, souvent très utiles, un médecin n’ose pas parler de ses symptômes devant des non-soignants. D’ailleurs, ça n’est pas spécifique à notre métier. En psychopathologie du travail, il est difficile de réunir des gens qui ont des problématiques professionnelles différentes les unes des autres : les problèmes ne sont pas les mêmes pour les personnels d’accueil, d’exécution, cadres ou dirigeants. Le Dr Emmanuel Granier, à la clinique Belle Rive de Villeneuve-lès-Avignon, a été un des premiers à créer des groupes homogènes en hospitalisation de jour, puis des unités de soins dédiées aux professionnels de santé. Tout cela s’est structuré peu à peu au niveau local comme national, avec l’aide d’anciennes associations comme MOTS, SPS (Soins aux professionnels de santé), ASRA (Aide aux soignants Rhône-Alpes), SPPM (créée par le Dr Galam), etc.
Aujourd’hui, il ne se passe pas quelques semaines sans un événement relatif à l’épuisement des professionnels de santé. L’Ordre des médecins a augmenté la cotisation de 2 euros pour financer l’entraide.
En Rhône-Alpes, nous mettons en place une filière permettant une gradation des soins en fonction de la problématique du patient soignant : un maillage associatif avec de nombreuses personnes ressources, deux hôpitaux de jour (à Lyon et Grenoble), qui sont les premiers en France à être consacrés à la souffrance au travail, et une unité de soins dédiée à la clinique de Châtillon, dans l’Ain, avec le groupe CliniPsy.
Les associations ont un rôle essentiel. Par exemple, l’ASRA propose une permanence téléphonique : en fonction du problème identifié, les professionnels qui écoutent, des médecins, orientent l’appelant vers une personne ressource (psychiatre, ergonome, addictologue, comptable, fiscaliste, etc.), qui s’est engagée à donner rapidement un rendez-vous, cette première consultation étant prise en charge par l’association.

Vous y accueillez beaucoup de libéraux ?<br/>

Pour l’instant, il s’agit essentiellement de soignants travaillant en institutions. Les plus représentées sont les aides-soignantes des EHPAD. Leurs histoires se ressemblent : elles sont moins nombreuses alors que la charge de travail est doublée. Par exemple, il faut faire les toilettes rapidement, en parlant le moins possible aux patients, qui de fait se plaignent... Elles ont le sentiment d’être maltraitantes, à l’opposé de leurs valeurs professionnelles, ce qui les blesse profondément, la plupart étant très dévouées à leurs malades. Nous recevons également beaucoup d’infirmières hospitalières, confrontées à un style managérial qu’elles ressentent comme un abus de pouvoir, avec des humiliations, des critiques ad hominem, des directives contradictoires, l’absence de reconnaissance de leur travail, de l’injustice. La course à la productivité impose d’en faire le plus possible sans perdre de temps à « cocooner » les malades, sous peine de se faire réprimander par les cadres.
Nous avons peu de libéraux, sans doute parce que nous ne sommes pas encore très connus : médecins qui portent toute une structure à eux seuls, infirmières complètement épuisées. Les praticiens consultent souvent très tardivement, même pour leurs pathologies somatiques. Environ quatre sur cinq n’ont pas de médecin traitant autre qu’eux-mêmes et pour le cinquième, il s’agit souvent d’un proche, membre de la famille ou copain, ce qu’il ne faut surtout pas faire ! On peut se poser légitimement la question de l’influence de la dégradation de leur état de santé sur la qualité des soins qu’ils donnent.

Comment se passe le séjour en unité de soins dédiée ?<br/>

Elle est située au même étage que l’unité de soins en psychopathologie du travail. Cela permet de garder la spécificité de la prise en charge des soignants, avec des équipements (salon, réfectoire, etc.) et des personnels dédiés, mais en même temps de les réunir avec des professionnels qui ne travaillent pas dans la santé. Ils réalisent ainsi qu’ils ne sont pas plus maltraités que d’autres, mais que tous partagent un stress qui témoigne d’un déficit d’adaptation à des changements sociétaux. C’est le problème qu’ils doivent résoudre.
Je préconise une démarche double : mentale et corporelle, avec une large palette de moyens thérapeutiques : entretiens individuels et de groupe, jeux de rôle, psychodrames, mises en situation, art- thérapie, musicothérapie, chant, danse, etc. Nous avons une salle pour la gymnastique au sol, une avec des machines, une piscine, qui nous permet de faire de la balnéothérapie. Les troubles psycho- somatiques sont très fréquents en psychopathologie du travail. Par exemple, certains sujets sont en polypnée parce qu’ils sont anxieux, ils ne s’en rendent même plus compte. Nous leur proposons des techniques de respiration, comme des exercices d’apnée, pour qu’ils puissent retrouver le contrôle de leur souffle.
Le but est de réfléchir ensemble à la façon dont nous nous tenons au travail et de manière générale dans la vie. Pour bien se porter, comme on dit familièrement, il faut être physiquement à l’aise, non seulement détendu, relaxé mais aussi avoir des mouvements déliés. Mon projet de soins est holistique, aussi bien à la clinique que dans l’hôpital de jour. Cela peut être faire la cuisine, avec une diététicienne, mais aussi les autres patients, et prendre un repas en commun. Je tiens d’ailleurs à souligner que l’entraide confraternelle est très importante dans les groupes, bien au-delà de ce que j’avais imaginé. L’idée est de passer continuellement de l’individuel au collectif et inversement, ce qui permet au patient de se questionner sur sa relation aux groupes et aux institutions.
Tout cela au prix de journée d’un hôpital, les patients étant entièrement pris en charge sans dépassement d’honoraires. Car tout n’est pas qu’une question d’argent. Il faut que nos personnels aient envie de faire des projets et que nous puissions les aider à mettre en place au moins certains d’entre eux. Cela passe aussi par leur protection : pas question qu’une personne en souffrance au travail soigne des professionnels hospitalisés pour le même motif !
Au total, le patient passe par trois stades : le premier de rétablissement personnel où est stoppé le processus de dégradation de sa santé, puis une phase de consolidation, qui consiste à retrouver du goût à vivre, enfin une période de réhabilitation professionnelle, où il s’agit de reprendre plaisir à son métier, de le réinventer.

Cela aboutit à les relancer dans un travail pathogène...<br/>

Nous leur apprenons à se protéger. Ce sont des gens très investis dans leur profession, pour qui il est difficile de faire la part entre un amour raisonnable de son travail et un enthousiasme qui vise à se conformer à un idéal, même s’il les porte. La question est d’accepter l’écart inévitable entre des rêves de perfection et leur réalisation effective. Il s’agit de naviguer entre un minimum acceptable et un maximum justifiable, au sens où il est préjudiciable de surinvestir un domaine (le métier) au détriment d’un autre tout aussi valable (la vie personnelle). Cela amène à réfléchir sur l’engagement personnel : se voient-ils comme des missionnaires dont la médecine est le sacerdoce ou comme des bons artisans de leur art médical, qui ne résume pas leur vie ? C’est d’ailleurs pour cela qu’il est important que les unités de soins aux professionnels de santé soient installées dans des services de psychiatrie générale, pour ne pas courir le risque de se détacher du reste de la réalité, comme le font nos patients.
Cela étant, s’il est crucial d’accepter que nous sommes inscrits dans des évolutions sociales auxquelles il faut nous adapter, il est capital de faire comprendre à la société qu’il y a des valeurs fondamentales à conserver : normaliser ne doit pas conduire à déshumaniser.

Peut-on imaginer des stratégies de prévention ?<br/>

Il faut commencer par cesser de culpabiliser les professionnels en leur assénant que s’ils ont trop de travail, c’est parce qu’ils sont mal organisés. Il faut continuer en arrêtant de considérer le surmenage des personnels, hospitaliers et libéraux, comme une variable d’ajustement aux crises démographique, économique, etc. En outre, les médecins doivent apprendre à refuser les sollicitations qui n’appartiennent pas à leur champ de compétences, par exemple celles des parents qui demandent des conseils éducatifs alors qu’ils ne sont pas plus formés à ça que n’importe qui d’autre. Il y a tout une réflexion à mener sur les missions de la médecine...
En libéral, il manque une médecine du travail, qui examinerait l’impact du métier sur la santé. Elle est compliquée à mettre en place, en particulier parce que dans le système français, ce sont les libéraux eux-mêmes qui devraient la payer, alors que pour être efficace, elle doit être obligatoire. Elle imposerait aussi de réfléchir à l’aptitude au travail. En Catalogne, les médecins ont l’obligation de signaler les confrères qui leur semblent en souffrance, ce qui est inimaginable en France, où cela passerait pour de la délation. L’Ordre catalan peut faire une injonction à se soigner, mais les patients sont aidés dans leurs démarches, y compris financièrement, avec tout un suivi qui va de la consultation à l’hospitalisation. Il faut noter que seuls 2 % d’entre eux sont interdits d’exercice. En Angleterre, les toubibs n’ont pas le droit d’exercer s’ils n’ont pas de médecin traitant.