La recherche nutritionnelle opère dans un environnement triplement sensible parce qu’elle touche la santé, la gastronomie et une industrie qui se défend. Quels sont les avantages et les limites de l’épidémiologie nutritionnelle ? Quelles approches pour y faire face ? Une tribune pour tout comprendre du Dr Jean-David Zeitoun.

L’épidémiologie nutritionnelle étudie les effets des aliments sur la santé des populations. Ses apports sont majeurs. Elle a permis d’aller plus loin que ce que la recherche en nutrition proposait avant elle, à savoir de la biochimie, des études animales voire des essais cliniques mais dont la portée était minime. Grâce à l’épidémiologie nutritionnelle, nous connaissons mieux par exemple la toxicité cardiaque des acides gras trans ou les dommages du sucre en général et de ses sous-types en particulier. Ces connaissances peuvent influencer les politiques publiques qui améliorent la santé.

Mais l’épidémiologie nutritionnelle fait face à deux difficultés. D’abord, ses résultats les moins crédibles ont été survalorisés. Inversement, certains de ses résultats crédibles sont contestés.

Premièrement, l’épidémiologie nutritionnelle comporte des limites naturelles. Comme les autres disciplines de l’épidémiologie, elle est surtout une science observationnelle (les essais randomisés sont rares en nutrition), ce qui l’expose à un nombre incalculable de facteurs confondants. Ainsi, il n’est jamais certain qu’un facteur de risque ou une maladie soient bien causés par l’exposition mesurée. Nous mangeons des milliers d’ingrédients chaque jour (presque toutes les variables nutritionnelles sont corrélées à d’autres) et souvent différents d’un jour à l’autre. Cela crée des millions de combinaisons possibles. De plus, les maladies étudiées – pathologies cardiovasculaires et cancers notamment – sont très rarement spécifiques et peuvent être influencées par d’autres facteurs que l’alimentation. Quand ces limites ont été mal prises en compte, elles ont amené à produire des milliers de publications scientifiques aux résultats faux ou insignifiants. Tout et son contraire a pu être « démontré ». Des méta-analyses de cohortes prospectives ont conclu que presque tous les aliments pouvaient être statistiquement associés à un surrisque de mortalité, ce qui est douteux par principe.1 L’alimentation et la santé étant deux sujets dits « préoccupants », la médiatisation des trouvailles erronées a été importante et les médias communiquent constamment sur des liens de causalité. Elle a été utilisée par certaines entreprises qui en ont profité pour vendre des produits ou des aliments en exagérant ou même en inventant les avantages qu’on pouvait en attendre.

Le deuxième point est peut-être encore plus problématique. Beaucoup d’entreprises ont attaqué l’épidémiologie nutritionnelle, en niant ses résultats quand elle suggérait que certains aliments n’étaient pas « sains ». Ces industriels ont systématiquement minimisé à tort la toxicité de ce qu’ils vendaient, avec un répertoire d’arguments bien connus : les études ne prouveraient rien, l’alimentation doit rester un plaisir, les produits en cause appartiennent à notre patrimoine gastronomique. Ces prétextes trompent le monde et cherchent à faire oublier à quel point le xxie siècle a un problème alimentaire. L’obésité n’est en baisse dans aucun pays. Une étude récente vient de mesurer que les jeunes adultes (18-25 ans) sont également de plus en plus touchés.Environ un humain sur dix est diabétique. L’incidence de certains cancers augmente en lien probable avec le profil alimentaire. Les coûts sanitaires et économiques de ces dommages de masse sont monumentaux.

On peut en déduire trois conclusions qui s’adressent aux leaders politiques.

La première est qu’il leur faut suivre la science et résister aux pressions pour réduire ou fausser la transparence. Le parcours difficile du Nutri-Score ou les procès intentés contre les applications mobiles de notations (qui s’appuient elles-mêmes sur le Nutri-Score) sont des illustrations de la dimension politique des vérités alimentaires. En France, nous avons la chance d’avoir une cohorte appelée NutriNet, qui a généré des dizaines d’articles scientifiques depuis sa création en 2009. NutriNet a notamment suggéré que l’alimentation « bio » était associée à une réduction du risque de cancer, que la prise d’aliments ultra-transformés (25-60 % de l’énergie quotidienne) augmente, en lien probable, le risque de diabète de type 23, de maladies cardiovasculaires et de cancer du sein. Ces travaux ne peuvent pas tout mais ils nous donnent des indices. Ils ne méritent clairement pas d’être disqualifiés comme cela a pu arriver.

La deuxième conclusion est qu’il faut positionner tout en haut des priorités la prévention et le traitement de l’obésité. Un sujet qui manque dans l’espace médiatique et politique. Qu’il soit national ou européen, un plan est nécessaire car jusque-là, nous avons échoué.

La troisième recommandation serait de décourager les recherches anecdotiques en nutrition, pour favoriser au contraire les études ambitieuses voire les essais randomisés qui restent parfois irremplaçables, notamment pour les « régimes type ».4

La recherche nutritionnelle opère dans un environnement triplement sensible parce qu’elle a à voir avec la santé, la gastronomie et avec une industrie qui se défend. Mais cela ne contredit pas le droit de savoir ce qui est bon ou mauvais à manger.

Sources :

1. Ioannidis JPA. The Challenge of Reforming Nutritional Epidemiologic Research.JAMA 2018;320(10):969-70.

2. Ellison-Barnes A, Johnson S, Gudzune K. Trends in Obesity Prevalence Among Adults Aged 18 Through 25 Years, 1976-2018.JAMA 2021;326(20);2073-4.

3. Srour B, Fezeu LK, Kesse-Guyot E, et al. Ultraprocessed Food Consumption and Risk of Type 2 Diabetes Among Participants of the Nutrinet-Santé Prospective Cohort.JAMA Intern Med 2020;180(2);283-91.

4. Ioannidis JPA. We need more randomized trials in nutrition-preferably large, long-term, and with negative results.Am J Clin Nutr 2016;103(6):1385-6.