Aspirine en prévention primaire : quelles sont les données ?
Pendant de nombreuses années, une grande partie de la communauté médicale, s’appuyant sur des arguments épidémiologiques, mais surtout sur une plausibilité biologique, a préconisé de prescrire de l’aspirine à faible dose aux patients à risque CV en prévention primaire. Cependant, cette préconisation reposait sur des analyses et méta-analyses peu solides, fondées sur des critères secondaires (infarctus du myocarde, hospitalisation…) et non sur la mortalité, qui est le critère le plus pertinent et le plus fiable dans ce domaine. En 2018, les résultats de trois essais randomisés bien conduits méthodologiquement – comparant 100 mg/j d’aspirine au placebo – ont été publiés :
– ARRIVE1 chez 12 546 patients de plus de 55 ans avec un risque CV modéré (hommes ≥ 55 ans avec 2 à 4 facteurs de risque CV ou femmes ≥ 60 ans avec 3 facteurs de risque CV sans diabète de type 2).
– ASCEND2, qui a inclus 15 840 patients atteints de diabète de type 2 suivis pendant 7,4 ans.
– ASPREE3, chez 19 114 sujets âgés d’au moins 70 ans, indemnes de pathologie cardiovasculaire établie, suivis pendant 4,7 ans.
Les conclusions de ces trois essais vont dans le même sens : l’aspirine n’a pas d’effet positif sur la mortalité globale, mais elle est associée à un surrisque hémorragique (saignements digestifs mais aussi intracrâniens, qui sont les plus redoutables).
Faut-il donc bannir l’aspirine dans cette indication, comme préconisé par le CNGE ?
J’applaudis cette prise de position de la part du Collège national des généralistes enseignants, qui tient compte des résultats des derniers essais cliniques. Selon moi, c’est un pas très important car cette prise de position va probablement épargner des vies. Cependant, bien que je sois défavorable à l’utilisation de l’aspirine de façon systématique en prévention primaire, il me paraît excessif de la rejeter systématiquement, car certains patients pourraient en bénéficier.
Que disent les dernières recommandations internationales ?
Les recommandations européennes (European Society of Cardiology, ESC) de 2021 estiment que « dans l’ensemble, bien que l’aspirine ne doive pas être administrée systématiquement aux patients sans maladie CV établie, nous ne pouvons pas exclure que chez certains patients à risque élevé ou très élevé les bénéfices l’emportent sur les risques ». Les conclusions du groupe de travail américain spécialisé sur les questions de prévention – la US Preventive Services Task Force (USPSTF) – vont dans le même sens : la décision d’utiliser l’aspirine doit être prise au cas par cas. Cela relève du bon sens !
Comment cibler les patients qui pourraient en bénéficier ?
Nous ne sommes ni capables d’indiquer précisément les seuils pertinents de risque ni d’identifier un sous-groupe de patients susceptible de bénéficier de l’aspirine en prévention primaire. D’autant qu’aucune étude ne sera probablement désormais financée pour répondre à ces questions. Le choix de prescrire ou non de l’aspirine en prévention primaire revient donc au médecin généraliste, qui connaît bien son patient (en particulier ses antécédents) : s’il constate un risque CV très important pour un risque hémorragique faible (pas d’antécédent ni d’âge très avancé), il peut éventuellement, me semble-t-il, prescrire ce traitement. Je pense par exemple à un patient de 65 ans chez qui l’on découvrirait fortuitement une minime sténose d’une carotide…
Que faire chez les patients déjà sous aspirine ?
C’est une question compliquée à résoudre mais aussi un problème de responsabilité médicale. Nous savons que le risque hémorragique sous aspirine augmente avec l’âge mais que les complications hémorragiques surviennent généralement dans les premiers mois de traitement. Et si, à l’arrêt du traitement, le patient faisait un infarctus du myocarde ? Il appartient donc au médecin traitant d’aborder, avec chacun de ses patients sous aspirine en prévention primaire, les avantages et les inconvénients de la poursuite ou non d’un tel traitement. Autrement dit on doit passer de la règle générale à la prise en compte des cas particuliers.
Cinzia Nobile, La Revue du Praticien
Pour en savoir plus :
1. Gaziano JM, Brotons C, Coppolecchia R, et al. Use of aspirin to reduce risk of initial vascular events in patients at moderate risk of cardiovascular disease (ARRIVE): a randomized, double-blind, placebo-controlled trial.Lancet 2018;392(10152):1036-46.
2. Bowman L, Mafham M, Wallendszus K, et al. Effects of Aspirin for Primary Prevention in Persons with Diabetes Mellitus.N Engl J Med 2018;379(16):1529-39.
3. McNeil JJ, Wolfe R, Woods RL, et al. Effect of Aspirin on Cardiovascular Events and Bleeding in the Healthy Elderly. N Engl J Med 2018;379(16):1509-18.