La crise traversée par le monde agricole a fait la une de l’actualité ces dernières semaines. Dans un contexte d’épuisement professionnel fréquent, un accompagnement psychosocial organisé est nécessaire. Un plan de prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture déploie une démarche de santé publique qui s’appuie sur la stratégie nationale de prévention du suicide associée à la politique sectorielle agricole.
Depuis quatre ans, dans le cadre de la « feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie », la France déploie une politique ambitieuse de prévention du suicide, baptisée « Stratégie nationale de prévention du suicide ». C’est une évolution significative : en matière de lutte contre la mortalité et la morbidité évitables, le suicide n’a pas fait l’objet en France d’une politique aussi active que les accidents de la circulation, et ce contrairement aux pays scandinaves qui, il y a trente ans, avaient les taux de suicide les plus élevés en Europe et ont maintenant des résultats bien meilleurs que ceux de la France.
Pour des raisons liées à la sensibilité, notamment médiatique, du sujet, cette stratégie a fait l’objet d’une déclinaison particulière en agriculture : pourtant, contrairement à une idée reçue, encore reprise récemment par Érik Orsenna et Julien Denormandie,1 l’agriculture est loin d’être le secteur où l’on se suicide le plus.
Certes, les facteurs de risque sont particulièrement importants en agriculture, mais ils sont probablement en partie compensés par des facteurs de protection qui restent plus importants qu’ailleurs, du moins pour les travailleurs indépendants, les exploitants agricoles. Il est probable, en revanche, que le taux de suicide soit plus important chez les salariés de la production agricole.
Même s’il ne faut pas exagérer la prévalence du risque suicidaire en agriculture, bien inférieure à ce qu’elle est dans la police, dans les métiers de la santé ou même chez les vétérinaires, il n’en demeure pas moins qu’elle est supérieure à ce qu’elle est pour l’ensemble de la population : longtemps taboue, la question du suicide en agriculture est une « véritable question de santé publique », comme le soulignait déjà, il y a vingt ans, la présidente de la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (MSA) de l’époque, Jeannette Gros.2
C’est la raison pour laquelle, en novembre 2021, est lancée, sous l’égide des trois ministres chargés de la Santé et des Solidarités, du Travail et de l’Emploi, et bien sûr de l’Agriculture, une « feuille de route » dédiée à la question3 qui a permis de mettre en place un plan complet de prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture.4 Une approche originale qui articule une démarche de santé publique, la stratégie nationale de prévention du suicide, et une politique sectorielle, la politique agricole.

Stratégie nationale de prévention du suicide déclinée pour l'agriculture

Conçue en relation avec le Groupement d’études et de prévention du suicide (Geps : https://www.geps.asso.fr/), la stratégie nationale de prévention du suicide repose en grande partie sur la généralisation de dispositifs de repérage précoce du risque suicidaire chez les personnes. Parmi ceux-ci, le plus emblématique est celui des « sentinelles », développé initialement au Québec.
Une personne sentinelle est une personne volontaire, formée, et qui s’inscrit dans un réseau. La déclinaison du dispositif en agriculture a fait l’objet d’une charte à laquelle adhèrent les sentinelles mais aussi l’ensemble des institutions parties prenantes.
Être sentinelle, c’est d’abord un engagement personnel reposant sur le volontariat. Cet engagement peut s’exercer dans le cadre professionnel, notamment pour des personnes qui sont en contact avec les travailleurs de l’agriculture, comme les techniciens ou les conseillers, les inséminateurs ou les contrôleurs laitiers, ou les fonctionnaires ou les agents des organisations agricoles. Mais dans ce cas, il libère la personne sentinelle des obligations vis-à-vis de son employeur, de façon à garantir son indépendance et la confidentialité sur les informations recueillies à cette occasion.
Être sentinelle, c’est ensuite être formé pour repérer les signes de risque suicidaire chez une personne et aussi pour trouver les mots pour en parler avec la personne en risque. En effet, contrairement, là aussi, à une idée reçue, la première prévention du suicide, c’est d’en parler.
Être sentinelle, c’est, enfin, s’inscrire dans un réseau qui permet notamment d’assurer une supervision et un entretien des compétences. En agriculture, la Mutualité sociale agricole (MSA) a été chargée d’organiser et d’animer ce réseau, en relation avec les agences régionales de santé (ARS), garantes du respect du cahier des charges du dispositif sanitaire. Elle tient à jour le fichier des sentinelles actives, et les réunit régulièrement. ­Selon le suivi assuré par la Caisse centrale de la MSA, le seuil minimum de 5 000 sentinelles pour l’agriculture a été dépassé au début de l’année 2024, mais il reste encore à le développer dans de nombreuses régions et à l’entretenir sur l’ensemble du territoire national.
Le rôle des sentinelles n’est pas d’accompagner ou de prendre en charge les personnes en risque suicidaire mais de les repérer et de les orienter vers un évaluateur ou vers un intervenant de crise, qui font aussi l’objet de formations ciblées :
– l’évaluateur procède à une évaluation clinique du potentiel suicidaire de la personne et l’oriente vers des soins adaptés ;
– l’intervenant de crise a une fonction d’évaluation clinique du risque suicidaire, avec des connaissances spécifiques pour désamorcer une crise et éviter un passage à l’acte.
Les médecins généralistes constituent une cible particulière pour ces formations et plus généralement pour la sensibilisation à la prévention du suicide.
La stratégie nationale de prévention du suicide a conduit à mettre en œuvre d’autres dispositifs, qui sont également accessibles pour le monde agricole : par exemple, le dispositif VigilanS de maintien du contact avec les personnes qui ont fait une tentative de suicide et chez qui le risque suicidaire est multiplié par quatre, ou encore pour éviter les risques de contagion suicidaire, avec le programme Papageno5 ou les dispositifs de post­vention, pour limiter les répercussions d’un suicide pour l’environnement proche. Elle a conduit à la mise en place d’un numéro national de prévention du suicide, le 3114, avec lequel s’est articulé le numéro spécifique à l’agriculture créé il y a déjà dix ans par la MSA, Agri’écoute.6

Prévention inscrite dans la politique agricole

Agri’écoute, comme la charte des sentinelles en agriculture, témoigne de la volonté d’intégrer cette stratégie de santé publique, avec le traitement des problèmes spécifiques de l’agriculture : on sait, depuis Émile Durkheim, le père de la sociologie française, que la question du suicide ne relève pas uniquement d’une approche médicale mais aussi de déterminants sociaux.7
Si la feuille de route était surtout centrée sur les risques liés à l’endettement et à l’insuffisance des revenus ainsi que ceux liés à la précarité, son développement a permis d’identifier des facteurs de risque psychosociaux (RPS) analogues à ceux qui peuvent exister dans les entreprises des secteurs secondaire ou tertiaire. Ceux-ci expliquent également la croissance sensible des symptômes d’épuisement professionnel (burn out) en agriculture.
Le premier est le contexte d’incertitude croissante qui se manifeste dans la multiplication des crises agricoles sur les plans économique mais aussi sanitaire, climatique et environnemental.8 Ainsi, durant la première année de mise en œuvre du plan, plus de deux départements sur trois ont eu à gérer au moins une crise agricole, d’origine économique mais aussi sanitaire (par exemple, la grippe aviaire) ou du fait des intempéries (grêle, sécheresse, etc.).
Deuxième facteur : la charge mentale. La question s’est beaucoup concentrée sur le problème des normes appliquées à l’agriculture. La modernisation de l’après-guerre a conduit à des raisonnements reposant sur l’analyse coût/efficacité des facteurs de production. Aujourd’hui, il faut davantage intégrer la complexité, les rétroactions positives ou négatives, etc., dans une approche de l’agriculture considérée comme un éco­système. Par ailleurs, plus de la moitié des agriculteurs sont aussi employeurs, directement ou indirectement, ce pour quoi ils ne sont pas forcément armés.
Enfin, il y a ce que j’ai appelé les injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les travailleurs de l’agriculture. Une tension qui s’exprime au niveau de la profession comme des individus : d’un côté, l’injonction à produire, à assurer la souveraineté alimentaire ; de l’autre, l’injonction à préserver, à améliorer ou à diminuer l’empreinte environnementale de l’agriculture. Des injonctions qui ne sont pas nécessairement contradictoires (et c’est le rôle de la politique agricole que d’essayer de les concilier) mais qui sont vécues comme telles par les travailleurs de l’agriculture.
Il faut ajouter les questions angoissantes liées à la transmission de l’exploitation, dans un contexte où plus de la moitié des exploitants va partir à la retraite dans les dix ans à venir.

Accompagnement psychosocial de la nouvelle révolution agricole

Il est notable de constater que ces risques de mal-être agricole sont aussi ceux qui expliquent le malaise profond que connaît l’agriculture depuis plusieurs mois, et auquel la future loi d’orientation vise à apporter des réponses. Mais quelles que soient ces réponses, la troisième révolution que connaît actuellement l’agriculture nécessitera un accompagnement psychosocial organisé pour diminuer l’impact de ces évolutions en matière de risque de mal-être. 
Références
1. Orsenna E, Denormandie J. « Connaissez-vous pire contradiction que celle-ci, plus cruel et injuste paradoxe : nulle part ailleurs dans notre société, on ne met plus fin volontairement à sa vie que chez celles et ceux qui nous donnent les moyens de vivre ? » In Nourrir sans dévaster. Flammarion, 2024.
2. Chemin A. L’augmentation des suicides exprime la détresse des paysans. Le Monde, 26 octobre 2002.
3. Présentation de la feuille de route pour la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté, 23 novembre 2021. https://vu.fr/gzxAG
4. Lenoir D. Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture. Inspection générale des affaires sociales, juillet 2023.
5. Pierre Grandgenèvre P, Pauwels N, Notredame CE. Suicide, comment en parler ? Le programme Papageno. La santé en action 2019;450:25-8.
6. Agri’écoute, un numéro pour les agriculteurs et salariés en détresse. 2021. https://vu.fr/TrDUo
7. Durkheim E. Le suicide. Éd. Félix Algan 1897.
8. Une nouvelle étude BVA Xsight / Collectif Nourrir / Terra Nova pour éclairer la réalité de la crise agricole. Février 2024. https://vu.fr/jEOfR

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