Qu’appelez-vous la valeur sociale d’un médicament ?
C’est une notion que j’utilise pour décrire une évolution politique et réglementaire importante que l’on observe dans la plupart des pays occidentaux depuis une vingtaine d’années. Auparavant, la valeur d’un médicament était essentiellement appréhendée sous un angle thérapeutique, sanctionnée par des essais cliniques randomisés en double aveugle, avec l’établissement d’un rapport bénéfice-risque, etc. Cette méthodologie est née dans les années 60-70, quand l’industrie pharmaceutique est sortie définitivement du modèle officinal. De grandes firmes se sont constituées, utilisant des processus de plus en plus rationnels pour identifier et produire des médicaments. Dans les années 80-90, une autre mutation industrielle s’est produite, avec l’apparition des biotechnologies et le développement de médicaments de plus en plus ciblés et coûteux, destinés non plus à un très grand nombre de patients mais à quelques milliers, voire moins, de malades. La question s’est alors posée plus ou moins explicitement de savoir si ça valait le coup de consacrer d’importantes ressources à de petits groupes populationnels, et peut-être même dans le futur à des individus, dans un contexte de ressources limitées.
De nombreuses agences ou organismes bureaucratiques ont été créés pour tenter de convertir la valeur thérapeutique des médicaments en valeur marchande ou sociale : est-ce que l’efficacité thérapeutique de cette molécule vaut de lui accorder un prix ? Si oui, lequel ? Sur quels critères ? Pour quels patients ? etc.
Qui fixe cette valeur sociale ?
Il y a deux temps d’évaluation. Le premier est celui qui décide de la valeur thérapeutique d’un produit : le fabricant dépose un dossier auprès de la FDA (Food and Drug Administration) américaine ou de l’EMA (European Medical Agency). Il est examiné par des experts des sciences médicales et pharmacologiques. Dans un second temps, l’examen se fait au niveau national. Un premier type d’acteurs décide s’il sera remboursé ou pas, et si oui à quel taux, ou bien accepte ou non sa prise en charge par le système de santé. Un deuxième type d’acteurs fixe le prix ou la marge de manœuvre laissée à l’industriel pour le déterminer. Cette association prix-remboursement ou prix-prise en charge détermine la valeur sociale et ainsi l’accès au marché du médicament. Dans cette étape, les acteurs ne sont pas tous des médecins ou des pharmacologues. En Grande-Bretagne, par exemple, ce sont essentiellement des économistes qui entament le processus en décidant si le médicament est pris en charge ou pas. En France, ce sont plutôt des hauts fonctionnaires qui commencent par négocier un prix directement avec les industriels.
Quels sont les critères de la valeur sociale ?
Ils sont différents selon les pays. Au Royaume-Uni, à la fin des années 90, il a été décidé de se fonder sur la valeur thérapeutique du médicament, puis d’examiner si le prix demandé par son fabricant était corrélé à son efficacité. Celle-ci était évaluée en années de vie gagnées, et le résultat comparé à celui de l’arsenal thérapeutique existant, c’est-à-dire à la somme d’argent qu’il faut investir pour ce supplément de vie. C’est donc une équation médico-économique qui « objective » la comparaison. La France, comme d’autres pays, a soutenu une approche un peu plus large en identifiant trois éléments dans la valeur sociale : les finances de l’Assurance maladie, l’urgence à disposer de ce médicament et la dimension industrielle, c’est-à-dire les répercussions pour l’ensemble des entreprises françaises qui le produit. Elle a donc promu une négociation du prix avec le fabricant en tenant compte de ces critères.
En définitive, la grande différence entre les deux modèles est que, dans l’un, on accepte qu’un médicament ne soit pas pris en charge pour des raisons médico-économiques, parce qu’on estime que sa valeur thérapeutique ne justifie pas le prix demandé, alors que, dans l’autre, on accepte de payer, quitte à négocier et à trouver des arrangements budgétaires sur d’autres lignes de dépenses, afin de respecter l’enveloppe financière globale (l’ONDAM : Objectif national des dépenses d’Assurance maladie).
Le problème est qu’aucun des deux modèles ne fonctionne vraiment… En Grande-Bretagne, on s’est assez rapidement rendu compte des limites du calcul initial. Il a même été jugé discriminant. Par exemple, il conduisait à considérer comme inefficient de nombreux traitements touchant des patients plus âgés. La même problématique s’est posée avec d’autres groupes sociaux (par exemple, femmes et médicaments contre le cancer du sein), avec de très fortes mobilisations des associations de patients et des industriels, dénonçant le caractère très réducteur de l’équation des économistes. De plus, le système britannique est très régionalisé. Si elles sont en théorie tenues de financer tous les médicaments évalués positivement, les autorités de santé d’une zone géographique peuvent décider de modifier la liste de ceux pris en charge au niveau national, par exemple en privilégiant des produits moins chers, ce qui crée des inégalités entre régions, et là encore soulève des contestations.
La position française a été de ne pas freiner l’entrée de nouveaux produits sur le marché. Elle a été encouragée dans ce sens par les politiques publiques, notamment celles en faveur de la lutte contre le cancer. Mais elle a conduit à ne pas négocier au maximum le prix demandé par l’industriel. En effet, dans une large mesure, le marché du médicament fonctionne comme n’importe quel autre : le prix demandé par l’offreur est plus ou moins calé sur celui que l’acheteur est prêt à mettre. Sans barrière à l’entrée, le fabricant tend à demander un peu plus pour chaque médicament nouveau, avec une inflation tarifaire qui n’est pas forcément corrélée au progrès thérapeutique qu’il apporte, ce qui induit des difficultés pour contrôler les dépenses.
Les deux modèles se rejoignent ?
Il subsiste une différence majeure : en Grande-Bretagne, l’approche est plutôt encadrée par des données scientifiques mises en œuvre par des experts ; en France, elle est un peu plus souple et bornée par des normes administratives et juridiques. Cela étant, il y a aussi un point commun important : déterminer la valeur sociale d’un médicament est toujours une opération politique (je n’ai pas dit politicienne). Or, les critères mis en œuvre dans les deux pays l’ont été sans qu’une réflexion plus large ne soit ouverte sur la valeur que la société attache au médicament. On peut toujours accepter de payer pour éviter ce débat. Mais c’est alors accepter la hausse du prix des médicaments car, en l’absence de contraintes, les industriels continueront à essayer de tirer profit de la situation.
C’est particulièrement vrai en France. Il y a une volonté de tenir les comptes de l’Assurance maladie, mais le pouvoir politique se refuse à assumer les implications de ces choix, générant des situations confuses. Un cas révélateur est celui de Sovaldi, antiviral révolutionnaire contre l’hépatite C, mais très cher pour le marché français, de l’ordre de 41 000 euros par an et par patient (c’est la moyenne des tarifs américains pour les nouveaux médicaments). Un premier avis de la HAS préconisait de le réserver aux patients les plus atteints. Cela a suscité une importante mobilisation d’associations de patients et d’ONG et l’intervention du ministère, qui a accepté que tous les malades y aient accès. Cela prouve bien qu’il subsiste en France une relative impréparation à ce type de situation, alors qu’elles pourraient se multiplier à l’avenir. Comment faire en sorte qu’à budget contraint, un accès large soit garanti ? Si des arbitrages sont nécessaires, sur quels critères les fonder ? C’est bien une décision éminemment politique. Mais cela n’est jamais discuté politiquement : dans le cas de Sovaldi, ce qui motive la décision d’en restreindre l’accès comme de le financer à un prix élevé est illisible pour le grand public. En attendant, on se débrouille en diminuant le prix de vieux médicaments (en les génériquant) et en bricolant les budgets. Ces arrangements ne survivront pas longtemps : certains des traitements qui arrivent sur le marché ont des prix faramineux, pouvant monter jusqu’à 200 000 $ par patient aux États-Unis. Et tant qu’il subsiste des acheteurs à ces prix-là, il n’y a aucun espoir de les voir baisser.
La Grande-Bretagne fait aussi des entorses à son système. Un fonds spécial a été créé (Cancer Drugs Fund) pour financer les anticancéreux que le NICE (l’agence de santé britannique) refusait de prendre en charge. Les industriels savent que leurs produits peuvent avoir accès au marché, c’est là aussi une manière de repousser le débat.
Le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui fixe les prix des médicaments, est souvent accusé d’opacité.
On a souvent tendance à penser que la transparence va contre les intérêts privés et que l’opacité les favorise. C’est un peu plus compliqué… La négociation menée par le CEPS avec les industriels est effectivement protégée par le secret des affaires. Ce qui est public, ce sont ses paramètres : lettres d’orientation ministérielle, accord- cadre entre le CEPS et l’industrie assez vague mais énonçant les principes de la politique des prix. Un des avantages qu’a le CEPS face aux industriels est qu’il est le seul à connaître les prix négociés avec d’autres firmes pour d’autres médicaments. L’industriel qui discute un tarif sait évidemment ce qu’il va demander, mais il ignore ce qui a été décidé pour les autres. Il n’a donc pas de visibilité sur les marges de manœuvre du CEPS.
En outre, le prix affiché sur la boîte n’est pas celui réellement payé par l’Assurance maladie : CEPS et industriel passent des accords prix-volumes dans lesquels le premier garantit un prix au second sauf si le total des ventes dépasse un certain plafond. Dans ce cas, le second doit reverser une somme fixée d’avance à une agence de recouvrement de l’Assurance maladie. Cet accord donne un avantage au CEPS : même si la France ne représente que 3-4 % du marché mondial du médicament, les autres pays examinent les prix qu’elle pratique, ce qui permet à l’industriel de leur demander un prix assez élevé alors même qu’il fait des rabais à l’Assurance maladie. Si le secret de la négociation est levé, cet avantage comparatif disparaît. Le prix affiché devient celui réellement payé par les cotisants et contribuables français. Il n’est pas certain qu’il soit plus bas.
De fait, l’évolution des dépenses médicamenteuses françaises est plutôt bien maîtrisée vs d’autres pays où la régulation est en apparence plus transparente et plus rigide. En revanche, le CEPS n’est pas parvenu à juguler le transfert des prescriptions vers les médicaments les plus onéreux – même si on y est parvenu nulle part. Avec mon collègue étienne Nouguez, nous avons ainsi montré que cette tendance à la prescription de produits très spécialisés, très chers et pas nécessairement plus efficaces s’était accélérée ces dernières années (ceux qui ont une ASMR – amélioration du service médical rendu – de niveau I à III demeurant très peu nombreux).
Est-ce dû à l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les prescripteurs ?
En grande partie oui, c’est bien documenté. Mais en France, quelle que soit leur spécialité, les prescripteurs ont une préférence pour les innovations les plus récentes, indépendante de cette influence et mal expliquée. C’est moins vrai en Grande-Bretagne, par exemple, parce que les médecins de ville et hospitaliers ont des contraintes économiques bien plus fortes.
1. Prix en Grande-Bretagne : pas si libres*
Le système de régulation du prix des médicaments (Pharmaceutical Price Regulation Scheme ; PPRS) est un accord entre les firmes pharmaceutiques et le ministère de la Santé britannique. Son contenu est négocié régulièrement, tous les 4 à 5 ans dans la période récente.
Il repose sur la libre fixation du prix par l’industriel, avec comme contrepartie sa modulation selon trois mécanismes combinés :
– contrôle des profits : à partir d’un certain montant, la firme en reverse une partie ;
– contrôle des prix : l’industriel s’engage à ne pas l’augmenter une fois celui-ci fixé, sauf dérogations prévues par l’accord ;
– baisse des prix lors de la renégociation de l’accord.
Des bonifications financières peuvent être prévues en faveur des industriels qui auraient réalisé une partie importante de leur chiffre d’affaires à l’exportation. Globalement, le PPRS est donc comme un compromis destiné à favoriser des prix élevés pour inciter à l’exportation et à l’innovation, tout en prévoyant des mécanismes compensatoires visant à protéger les contribuables. En avril 2020, un nouvel accord entrera en vigueur et donnera plus de poids à l’évaluation médico-économique des médicaments.
* Adapté de Cyril Benoît. Réguler l’accès aux médicaments. PUG, 2020.
2. Prix des médicaments en France : qui fait quoi ?
Depuis 1947, l’État fixe le prix des médicaments de ville remboursés par l’Assurance maladie (environ 90 % de la consommation médicamenteuse en France). La commission de la Transparence de la HAS rédige un avis scientifique dans lequel elle évalue le service médical rendu (SMR) et l’amélioration du SMR (ASMR) par le médicament. Son avis est transmis au Comité économique des produits de santé (CEPS), qui négocie le prix avec l’industriel. Enfin, l’UNCAM définit le taux de remboursement sur la base du SMR et de la gravité de l’affection ciblée par le médicament.