Il y a quarante ans, l’irruption du sida mit fin à l’insouciance qui régnait alors vis-à-vis des maladies infectieuses : antibiotiques et succès vaccinaux, dont l’éradication de la variole, avaient relégué au second plan des préoccupations le risque pandémique. En 1973, dans un essai consacré à l’unification microbienne du monde entre le XIVe et le XVIIe siècle (responsable de la peste meurtrière qui déferla sur l’Europe et du choc infectieux qui décima les peuples du Nouveau Monde au contact des Européens), Emmanuel Le Roy Ladurie notait que « les grands problèmes de l’environnement, aujourd’hui, sont davantage chimiques que microbiens ». Il s’inquiétait cependant que « le danger des pandémies ne figure point, à tort ou à raison, parmi les soucis primordiaux des chevaliers de l’anti-nuisance ».1 L’historien avait raison d’être méfiant car, en juin 1981, intrigués par une brusque augmentation des besoins en lomidine, les CDC (Centers for Disease Control) d’Atlanta alertèrent sur d’inhabituelles pneumocystoses pulmonaires, puis maladies de Kaposi chez de jeunes homosexuels. Les cas se multipliant,quatre catégories de personnes apparurent concernées, désignées par l’infamante appellation des 4 H : homosexuels, héroïnomanes, Haïtiens et hémophiles. Puis médecins français et belges signalèrent des cas chez des sujets originaires d’Afrique subsaharienne, ce qui élargissait le champ de l’épidémie et torpillait la sinistre désignation, sans pour autant réduire les discriminations que provoqua la maladie, lesquelles se perpétuent toujours. On sait l’hécatombe qui suivit. En 1983, le rétrovirus responsable fut identifié à l’Institut Pasteur, provoquant un déni américain. Puis l’affaire du sang contaminé, si elle n’était pas le premier scandale sanitaire de l’histoire, marqua une étape décisive dans la défiance de la population vis-à-vis des autorités de santé. L’irruption des associations de patients telles que Aides ou Act Up (la mort de Michel Foucault en juin 1984 lança la mobilisation) fut un tournant majeur et une révolution dans l’histoire de la médecine, tant elle rééquilibra les rapports entre soignants et malades. Fin 1986, l’arrivée de l’AZT, premier inhibiteur de la transcriptase inverse du VIH disponible, ouvrait enfin – même si son efficacité s’avéra très limitée – l’ère thérapeutique, jusqu’alors réduite au traitement des infections opportunistes. En 1996, l’avènement des trithérapies changea tout : des patients furent sauvés in extremis, puis la mortalité s’effondra. Aujourd’hui, l’espérance de vie d’un patient dont la charge virale, sous traitement, est indétectable, est égale à celle d’une personne séronégative et il ne transmet plus le virus, tandis que la PrEP permet de réduire significativement le risque pour une personne vulnérable d’être infectée. La transmission materno-fœtale est contrôlable, et de nouveaux progrès sont annoncés avec les traitements injectables à longue durée d’action. Mais les zones d’ombre persistent : l’absence d’un vaccin, le nombre de ceux qui ignorent leur séropositivité, souvent les plus précaires, les cas de primo-infection non détectés et au fort potentiel de transmission virale, les nombreuses comorbidités chez les patients les plus anciens ayant eu de nombreuses lignes de traitements parmi les plus toxiques et, bien sûr, la situation en Afrique subsaharienne, qui concentre la majorité des 38 millions de sujets infectés et des 680 000 décès liés au sida en 2020. L’objectif de l’OMS – 90 % de personnes infectées dépistées, 90 % d’entre elles traitées, dont 90 % avec une charge virale indétectable – est encore loin d’être atteint. Le Covid ne doit pas faire oublier que le sida est toujours là…
1. Le Roy Ladurie E. Un concept : l’unification microbienne du monde (XIVe-XVIIe siècles). Revue suisse d’histoire 1973;23:627-93.