Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?<br/>
Un malaise partagé par les professionnels de réanimation, qui est que pour soigner, nous devons faire du mal. C’est particulièrement dérangeant pour les personnes âgées chez qui nous empêchons une fin apaisée. Écrire m’a permis d’approfondir ma réflexion, de dévoiler les incohérences entre mes idées et mes actions, pour accorder mes actes à mes pensées… C’est pour cela que je suis en HAD maintenant !
Vous complétez la balance bénéfice-risque par le concept de malfaisance des soins<br/>
Le paradigme médical est binaire. Il dit que le soin est fondamentalement bienfaisant s’il n’est pas contrarié par le risque d’une complication. Notre rôle de médecin revient donc à diminuer le risque en renforçant l’approche technique.
Ce faisant, nous oublions la malfaisance intrinsèque de nos actes, parce qu’ils font souffrir, qu’ils entravent le patient ou qu’ils le heurtent dans ses convictions. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les faire, mais j’aime rappeler que le bénéfice n’efface jamais cette malfaisance, il la rend simplement acceptable. À mon avis, il est utile de réfléchir à ces notions (bénéfice, risque, malfaisance) séparément.
Vous mettez en balance la liberté du médecin et celle du patient<br/>
L’objectif prioritaire est de faire valoir l’autonomie du patient. Compte tenu de la dissymétrie (le médecin a plus de pouvoir que le patient, plus de devoir aussi), on peut croire qu’il faut diminuer le pouvoir médical pour renforcer celui du malade. Je pense que c’est une erreur et qu’il est contre-productif d’obliger un praticien, comme n’importe qui, à ne pas avoir d’avis. C’est aussi dommageable pour l’autonomie du patient parce que les individus n’ont pas envie d’être gérés par une machine, ils veulent un être humain en face d’eux, avec ses idées et ses émotions même s’ils ne sont pas d’accord avec lui. L’autonomie se révèle dans cette rencontre.
C’est alors au soignant de trouver un terrain d’entente afin que ce soit le duo qui gagne. Le médecin est avec le patient, et non pas contre. En définissant le projet ensemble, c’est la liberté de chacun qui grandit.
Y a-t-il des critères d’admission en réanimation ?<br/>
Non, et il ne doit pas en exister. Pourtant, le « droit à la réanimation » dont on entend parfois parler n’est pas une bonne notion. Le droit auquel peut prétendre le patient est celui du « juste projet de soin » en fonction de son caractère unique. Pour définir cela en réanimation, l’âge me paraît important car le bénéfice des soins invasifs est statistiquement faible après 80 ans. Cela est documenté par la littérature et conforté par l’expérience quotidienne : les traitements vont faire souffrir de façon certaine et les conséquences sont souvent non souhaitables.
On me reproche parfois un raisonnement fondé sur les statistiques en argumentant que, pour le malade, il n’en va pas d’un taux mais du tout ou rien. C’est exact, à cela près que tout dépend de la valeur du pourcentage : il est plus facile de décider quand la probabilité de succès n’est que de 1 % que si elle est de 30 %. Dans la vie de tous les jours, nous raisonnons tous plus ou moins explicitement avec des statistiques. Si dans une situation de réanimation, le bénéfice habituel est inférieur à 10 %, c’est un élément important de la discussion avec le patient et sa famille.
Bertrand Guidet, de l’AP-HP, vient de publier dans le JAMA une étude multicentrique passionnante conduite chez plus de 3 000 malades âgés de plus de 75 ans. Il compare deux populations : l’une traitée selon les normes médicales habituelles et l’autre où les médecins sont encouragés à réanimer. Il n’y a pas de différence de mortalité entre les deux.
Le bénéfice attendu de la réanimation n’a rien d’évident. Il ne porte pas que sur la survie mais aussi sur ce que le patient peut attendre de la vie. Beaucoup d’études montrent qu’une personne âgée a une probabilité élevée de se retrouver avec un handicap sérieux à la suite de soins invasifs et qu’elle ne pourra pas s’y habituer puisqu’elle mourra dans un court laps de temps. En outre, un déclin cognitif est fortement probable, l’empêchant par exemple de dire adieu à ses enfants. Ça n’est pas ce que souhaitent les gens quand on discute avec eux.
C’est l’une des raisons qui ont motivé mon choix de travailler en HAD : proposer une alternative aux soins hospitaliers habituels et placer le patient au centre de sa prise en charge. Je réfléchis avec les malades plus âgés au type de soins qu’ils veulent si leur état s’aggrave.
C’est très différent pour une personne jeune qui, même avec un handicap sévère, peut adapter ce dernier autour de sa vie et non l’inverse. Chez la personne âgée, j’ai souvent l’impression que toutes les activités tournent autour du handicap.
J’ai récemment soigné en HAD une patiente d’une cinquantaine d’années, tétraplégique et trachéotomisée depuis longtemps. Elle m’a fait appeler parce que, lors de son dernier épisode critique, elle a entendu les soignants se demander s’il était raisonnable de la réanimer ou pas. Sachant que je connais ce domaine, elle m’a prié de rédiger un papier disant que oui, il faut la réanimer : une sorte de directive anticipée retournée, pro-acharnement… Je l’ai évidemment fait. Je ne m’oppose ni au handicap ni à la réanimation, je suis contre l’acharnement sur les anciens alors qu’ils pourraient mourir apaisés, puisque la mort reste un passage obligé. J’ai beaucoup d’estime pour eux, et je ne veux pas leur faire du tort sous prétexte d’une bienséance qui dirait qu’on n’a pas le droit de prendre l’âge comme critère isolé. Mais il n’est pas isolé : il est associé au paramètre « très grave » ou plutôt « en train de mourir sereinement ».
L’attitude actuelle part de la proposition : « Dans le doute, réanimons. » Je m’autorise à réfléchir à l’inverse : « Dans le doute, ne réanimons pas », tout en recherchant l’exception chez chaque patient.
Pour être précis, je ne m’oppose pas à l’admission des personnes âgées en réanimation médicale, au contraire : on y fait de très bons soins palliatifs. Je suis contre le traitement très invasif, c’est-à-dire surtout la ventilation artificielle.
Ce qui compte pour vous, c’est la qualité de la vie à venir ?<br/>
Oui. Si on pense que vivre quelques instants de plus est au-dessus de tout, au prix de devoir supporter des tuyaux partout sans pouvoir communiquer avec ses proches, alors ma façon de penser ne tient pas. Je crois au contraire que ce qui compte, c’est d’exister, au sens d’avoir une vie de relations, de s’amuser ou de se fâcher avec les autres, de s’y attacher, de séduire ou d’être séduit... Les deux positions se défendent, mais je ne suis plus prêt à participer à la poursuite d’une vie sans existence.
Même comme cela, il existe une divergence entre la position qu’un médecin adopte à titre personnel et ce que la société propose. C’est net avec les EHPAD que je connais bien car l’HAD y intervient de plus en plus : si on est d’accord pour créer du handicap chez les personnes âgées, alors il faut mettre en place des moyens pour les accueillir.
Cela implique qu’un médecin ne peut pas réfléchir seul. Il a besoin de la communauté. Que veut-elle ? Quelles sont les attentes des personnes âgées ? De quelle manière souhaitons-nous dire adieu à nos enfants ? Il est temps de s’attaquer à ce paradoxe connu de tous : si plus de 80 % des gens désirent mourir chez eux, comment se fait-il que 80 % d’entre eux décèdent à l’hôpital ?
Ces réflexions sont-elles développées dans les équipes soignantes ?<br/>
Oui, mais le temps manque pour approfondir et concrétiser. Les soins sont prescrits par les praticiens, et ce sont les infirmières ou les aides-soignantes qui les effectuent. Si je caricature, le médecin prescrit l’acharnement mais ne s’y attarde pas. D’ailleurs les infirmières et les aides-soignantes ont tendance à vouloir arrêter les traitements invasifs plus tôt que lui : elles sont auprès du malade plusieurs heures par jour. Il y a des études sur ce sujet car les enjeux sont forts : d’abord pour les patients, et parce que le burn out est fréquent dans ces équipes.
Tout soignant, y compris étudiant, a un rôle crucial dans la réflexion sur l’obstination déraisonnable. Pour ma part, je ne veux plus dire : « Si j’ai une chance sur cent, je la saisis, ça ne coûte rien. » Si, cela a un prix : « celui de faire nécessairement souffrir. » Alors je peux toujours réanimer, mais je dois justifier ce qui m’autorise à faire du mal.
Propos recueillis par Serge Cannasse
journaliste et animateur du site
carnetsdesante.fr