Aspirine. Sauf situations particulières, l’aspirine (à la posologie de 75 à 100 mg/j) est l’anticoagulant plaquettaire de référence en prévention cardiovasculaire secondaire. Sa prescription en prévention primaire se discute au cas par cas.
thérapeutique
L’aspirine est une vieille dame que l’on connaît finalement bien peu. Si elle était déjà utilisée dans l’Antiquité (décoctions d’écorce de saule), elle ne sera synthétisée que vers la fin du xixe siècle initialement sous la forme d’acide salicylique, très gastrotoxique, puis d’acide acétylsalicylique, mieux toléré. Elle est d’abord utilisée pour ses propriétés anti-inflammatoires, et ce n’est que bien plus tard que son rôle « anticoagulant » sera compris.

Aspirine : les preuves

La preuve de l’efficacité indiscutable de l’aspirine pour traiter la maladie coronaire est arrivée avec l’étude ISIS-2.1 Cette étude a comparé quatre traitements chez des patients ayant un infarctus aigu : pas de traitement ; aspirine ; thrombolyse ; aspirine et thrombolyse. Les résultats sont présentés dans la figure 1 : l’aspirine diminue de plus de 20 % la mortalité – autant que la thrombolyse seule. L’association aspirine et thrombolyse fait chuter de 40 % la mortalité. Depuis les résultats de l’étude ISIS-2, l’aspirine fait partie du traitement systématique des patients coronariens en prévention secondaire. Une méta-analyse de 2002 montre que l’aspirine diminue d’environ 20 % les événements graves chez les coronariens en prévention secondaire.2 Elle constitue donc un traitement de référence de la maladie coronaire et est à ce titre irremplaçable. D’ailleurs, toutes les études concernant la maladie coronaire sont effectuées avec l’aspirine comme base de traitement.

L’aspirine est-elle remplaçable ?

L’idée de remplacer l’aspirine par un autre médicament est un rêve que caresse tout industriel de la pharmacie – l’aspirine est en effet un des médicaments les plus prescrits dans le monde. Le clopidogrel s’y est essayé avec l’étude CAPRIE et des résultats mitigés : non le clopidogrel n’est pas plus efficace que l’aspirine pour prévenir la survenue d’infarctus du myocarde ou d’accident vasculaire cérébral (AVC).3 On ne trouve dans cette étude un signal positif que dans le groupe des patients qui ont une artérite des membres inférieurs. Il s’agit du seul cas ou le clopidogrel peut être proposé pour remplacer l’aspirine en première intention, même si aucune étude prospective n’a prouvé réellement sa supériorité. Le ticagrélor est actuellement testé à la place de l’aspirine chez certaines catégories de patients (notamment les diabétiques à risque). Les dernières tentatives pour se passer de l’aspirine sont également venues des études concernant les coronariens ayant une fibrillation atriale. La fibrillation atriale nécessite un traitement anticoagulant, et on sait que, sur ce terrain, l’association avec un et a fortiori deux antiagrégants augmente de façon considérable le risque hémorragique. L’étude WOEST puis l’étude PIONEER ont montré que, chez des patients traités par anticoagulant pour fibrillation atriale, l’association d’un anticoagulant avec un seul antiagrégant était préférable pour limiter les complications hémorragiques qui sont des déterminants majeurs de mortalité chez ce type de patients.4 C’est le clopidogrel qui a été majoritairement choisi dans ces études comme anti-agrégant associé à l’anticoagulant. Cela dit, les recommandations actuelles mettent sur le même plan aspirine et clopidogrel – le vrai message est qu’un seul antiagrégant suffit lorsqu’un anticoagulant est utilisé, et ce pendant une période de 3 à 12 mois ; l’anticoagulant seul est ensuite maintenu au long cours.

L’aspirine en prévention primaire

De multiples essais ont exploré l’intérêt de l’aspirine en prévention primaire. Il s’agit d’un pari difficile car seule une population ayant un risque cardiovasculaire suffisamment élevé peut bénéficier d’une telle approche. Les résultats sont assez décevants : l’intérêt d’un traitement par aspirine en prévention primaire est faible, y compris dans des populations où on aurait parié qu’elle marcherait, par exemple les diabétiques.5 Décevant ne veut pas dire pas d’effet : on trouve dans beaucoup d’études un bénéfice mais il est totalement effacé par les complications hémorragiques. La synthèse est simple : pourquoi ne pas proposer l’aspirine chez des patients à très haut risque cardio-vasculaire (identifiés, par exemple, par l’échelle SCORE) à condition qu’on soit certain qu’ils ne vont pas saigner car, dans ce cas, tout bénéfice est perdu. Comme il est très difficile de prédire le risque de saignement, l’aspirine en prévention primaire ne peut pas être recommandée en routine. La grande majorité des saignements avec l’aspirine sont digestifs, et cela pourrait justifier l’intérêt de l’utilisation de l’aspirine gastroprotégée qui serait moins gastrotoxique, même si une partie de la gastrotoxicité de l’aspirine est expliquée par son action sur la cyclo-oxygénase (COX). Reste le problème de la prévention primo-secondaire chez un patient n’ayant fait aucun accident cardiovasculaire mais dont l’imagerie révèle un athérome (carotides, coronaires…). Dans ce dernier cas, aucune réponse n’existe. La tentation est toutefois grande d’instaurer un traitement par aspirine même s’il n’y a aucune preuve… à condition de choisir un patient qui ne saignera pas…

Résistance à l’aspirine : le renouvellement plaquettaire accéléré

Comme il s’agit d’une vieille molécule, la pharmacodynamie de l’aspirine a principalement été étudiée chez les volontaires sains, mais la notion très répandue d’une durée d’action de plusieurs jours n’est pas si juste.
Tout d’abord, la durée de vie de l’aspirine dans l’organisme est très courte : entre 2 et 3 heures. Cette durée de 2 ou 3 heures correspond à la durée de son effet anti-inflammatoire. Pendant cette période, l’aspirine bloque également l’enzyme COX-1, une des voies de stimulation de l’agrégation plaquettaire, et ce de façon irréversible (fig. 2). Lorsque l’aspirine disparaît, cette voie reste bloquée pour toute la durée de vie de la plaquette (environ 5 à 7 jours). En prenant de l’aspirine toutes les 24 heures, on réinduit un blocage de toutes les plaquettes présentes toutes les 24 heures. Entre deux prises d’aspirine, de nouvelles plaquettes vont se former (entre 10 et 15 % par jour). En théorie, ce chiffre de 10 à 15 % de nouvelles plaquettes n’est pas suffisant pour induire une agrégation effective (fig. 3).
En cas d’accélération du renouvellement plaquettaire, le pourcentage de nouvelles plaquettes peut dépasser le seuil de 20 % qui est le seuil habituellement retenu pour penser que les plaquettes présentes puissent entraîner une agrégation fonctionnelle. (fig. 3). C’est notamment le cas chez les patients après une chirurgie, ayant un syndrome inflammatoire, les patients atteints de diabète de type 2 et probablement les tabagiques. Chez ces patients, l’aspirine est efficace, mais sa durée « anti-coagulante » est trop courte et ne couvre pas les 24 heures induisant des alternances protection/déprotection probablement très délétères.6 Il s’agit du mécanisme principal de résistance à l’aspirine, même si à proprement parler il ne s’agit pas d’une résistance mais d’une insuffisance de durabilité de son effet.

Qui est résistant à l’aspirine ?

Quand penser qu’un patient est résistant à l’aspirine ? C’est très simple : toute récidive de maladie athérothrombotique chez un patient déjà sous aspirine doit faire penser à une résistance : par exemple un patient coronarien connu présente à nouveau un syndrome coronaire aigu ou un AVC alors qu’il est traité au long cours par aspirine. Bien évidemment, tout n’est pas aussi simple car les causes sont multifactorielles et incluent bien évidemment les problèmes d’observance. Les tests d’agrégation plaquettaire, réalisés dans certains centres experts, mesurant l’incapacité de l’aspirine à inhiber la production de thromboxane A2 par les plaquettes, permettent de mieux préciser le type de résistance mais ils ne sont pas utilisables en routine.

Quelles options thérapeutiques pour vaincre la résistance ?

Vérifier l’observance

Les premières étapes pour vaincre la résistance à l’aspirine sont de rechercher des causes en théorie faciles à corriger :
– vérifier et améliorer l’observance ; la poudre est parfois difficile à prendre, l’irritation gastrique incite le patient à stopper… sans rien dire, le médicament est considéré comme mineur ;
– éviter à tout prix les arrêts intempestifs, par exemple pour des chirurgies mineures, chez le dentiste ;
– vérifier l’absence de prescription concomitante d’un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS) : en effet, les AINS, outre leur effet hautement gastrotoxique en association avec l’aspirine, inhibent l’effet antiagrégant de l’aspirine lorsqu’ils sont pris de façon concomitante.

Augmenter les doses d’aspirine

Les études avec différentes doses d’aspirine notamment CURRENT-OASIS (≥ 300 mg vs 75-100 mg d’aspirine) n’ont pas montré de supériorité des fortes doses d’aspirine, mais, en revanche, l’augmentation d’effets indésirables notamment hémorragiques et digestifs (ulcères gastroduodénaux).7 Il ne sert donc à rien d’augmenter les doses, 75-100 mg suffisent.

Utiliser un inhibiteur P2Y12

Il paraît judicieux de remplacer l’aspirine par un autre médicament antiagrégant. Le seul qui se soit comparé à l’aspirine est le clopidogrel (v. supra). Le prasugrel et le ticagrélor ont pour l’instant toujours été donnés en addition au traitement par aspirine.

Augmenter la fréquence d’administration

L’idée d’augmenter la fréquence des prises est en droite ligne issue des travaux concernant l’accélération du renouvellement plaquettaire. Notre équipe et d’autres ont confirmé une supériorité biologique de deux prises par jour (matin et soir) chez les patients diabétiques mais aussi chez les patients ayant une thrombocytémie essentielle.6 Toutefois, il faut rappeler qu’actuellement il n’y a pas de données scientifiques pour valider une telle attitude clinique.

L’aspirine a-t-elle d’autres intérêts ?

À côté de l’effet antiagrégant de l’aspirine, il faut noter l’existence probable d’un effet anticancéreux, notamment sur les cancers digestifs.8 Cet effet n’est mis en évidence que chez les patients traités au très long cours par aspirine avec des doses assez fortes. Un effet anti-inflammatoire pourrait expliquer cet effet.

ENCORE MAL CONNUE

L’aspirine est une molécule finalement mal connue. Elle reste la base de la prescription pour la majorité des patients en prévention cardio-vasculaire secondaire dans la vraie vie et dans les études. Toutefois, il faut se méfier du surcroît de risque hémorragique qu’elle induit, bien visible chez les patients sous anticoagulants. Par ailleurs, il faut rester vigilant sur la résistance présente chez certains patients : toute récidive d’un événement athérothrombotique chez un patient traité par aspirine doit faire évoquer une résistance, et des alternatives doivent être envisagées. Les problèmes d’observance et la compétition avec les anti-inflammatoires non stéroïdiens doivent également être systématiquement recherchés.
© CAVALLINI JAMES / BSIP
Références
1. Randomised trial of intravenous streptokinase, oral aspirin, both, or neither among 17,187 cases of suspected acute myocardial infarction: ISIS-2. ISIS-2 (Second International Study of Infarct Survival) Collaborative Group. Lancet 1988;2:349-60.
2. Antithrombotic Trialists’ Collaboration. Collaborative meta-analysis of randomised trials of antiplatelet therapy for prevention of death, myocardial infarction, and stroke in high risk patients. BMJ 2002;324:71-86.
3. CAPRIE Steering Committee. A randomised, blinded, trial of clopidogrel versus aspirin in patients at risk of ischaemic events (CAPRIE). CAPRIE Steering Committee. Lancet 1996;348:1329-39.
4. Gibson CM, Mehran R, Bode C, et al. Prevention of Bleeding in Patients with Atrial Fibrillation Undergoing PCI. N Engl J Med 2016;375:2423-34.
5. Patrono C, Morais J, Baigent C, et al. Antiplatelet agents for the treatment and prevention of coronary atherothrombosis. J Am Coll Cardiol 2017;70:1760-76.
6. Dillinger JG, Drissa A, Sideris G, et al. Biological efficacy of twice daily aspirin in type 2 diabetic patients with coronary artery disease. Am Heart J 2012;164:600-6.
7. Mehta SR, Tanguay JF, Eikelboom JW, et al.; CURRENT-OASIS 7 trial investigators. Double-dose versus standard-dose clopidogrel and high-dose versus low-dose aspirin in individuals undergoing percutaneous coronary intervention for acute coronary syndromes (CURRENT-OASIS 7): a randomised factorial trial. Lancet 2010;376:1233-43.
8. Patrignani P, Patrono C. Aspirin and cancer. J Am Coll Cardiol 2016;68:967-76.