Au cours du vieillissement, les risques liés aux consommations d’alcool ou les dommages des troubles dus à l’usage de l’alcool augmentent. Souvent méconnus, ils ne se révèlent que lors de complications. Un repérage systématique est nécessaire, d’autant que le pronostic de soin des sujets âgés, à tous les stades du mésusage de l’alcool, est aussi bon, voire meilleur, que chez les plus jeunes.

Aborder l’usage et le mésusage de l’alcool chez les sujets âgés peut sembler déplacé, comme si la vieillesse pouvait protéger des addictions et de leurs souffrances, ou si, au-delà d’un certain âge, il convenait de respecter ce supposé dernier plaisir de l’existence.1 Autant de fausses croyances, négligeant les aînés, chez qui l’alcool demeure la première substance psychoactive consommée,2, 3 le premier produit addictif à propos duquel il convient de développer des soins préventifs et curatifs adaptés.4
Malgré l’absence de définition consensuelle de la vieillesse, l’âge n’est qu’un indicateur, à côté de différents modes de vieillissement physiologique, accéléré (par des facteurs extérieurs) ou pathologi­que (par des maladies chroniques), nécessitant dans tous les cas un travail psychologique à part entière, que chaque sujet vieillissant doit mener, seul ou avec soutien, faute de quoi il peut s’exposer à certains revers ou compromis peu favorables.4, 5
Avancer en âge ne protège d’aucune addiction, et même, à l’opposé, la vieillesse apparaît propice à leur développement. De plus, les générations du baby-boom (nées entre 1945 et 1965) dépassent actuellement les 60 ans, devenant des aînés qui ont connu, comme aucune autre tranche d’âge avant eux, un essor de disponibilité et d’usage de substances psycho­actives variées, avec toujours l’alcool en première ligne.6

Une vulnérabilité accrue avec l’âge

Diverses raisons rendent les aînés plus sensibles, fragiles et vulnérables aux effets de l’éthanol, les plaçant rapidement dans des situ­ations de consommation à risque ou dommageables :7
– des changements physiologiques interviennent, avec la diminution du compartiment hydrique de l’organisme (masse maigre aux dépens de la masse grasse), de moindres capacités cataboliques du foie, et une majoration des effets neuro­cognitifs de l’alcool,2, 3 plus marqués chez les femmes ;8
– de fréquentes polypathologies, notamment neuropsychiatriques ou cognitives, augmentent les effets recherchés ou latéraux de l’alcool ;
– de nombreuses polymédications associées aux pathologies, avec des médicaments psychoactifs directs (psychotropes) ou indirects (antalgiques…), accroissent les effets de l’alcool, et leur association avec l’alcool est justement déconseillée.
Tous ces facteurs aboutissent à un abaissement du seuil de risque de la consommation de l’alcool chez les aînés et réduit l’espace de consommation à moindre risque d’autant plus qu’ils s’accumulent.9
Malgré certaines hypothèses attribuant un effet faiblement positif à sa consommation en petites quantités sur la santé, l’alcool est essentiellement toxique sur les fonctions cardiaques, cérébrales ou cognitives des aînés.4

L’alcool, consommation rarement isolée

Même chez les plus âgés, la consommation isolée d’une substance psychoactive est rare10, et les autres consommations peuvent aller jusqu’à des troubles de l’usage de substances associées au trouble de l’usage de l’alcool (TUAL).
Même si sa prévalence d’usage et de dépendance décroît avec l’âge, la co-occurrence alcool-tabac est ainsi fréquente, avec des dépendances qui se renforcent mutuellement.
La consommation d’opioïdes et surtout la surconsommation d’antalgiques dérivés synthétiques de l’opium en automédication sont un reflet de la crise en cours en Amérique du Nord.
Les benzodiazépines constituent les premiers psychotropes pris par les aînés, au-delà des recommandations d’emploi et de prescription, en automédication avec de fréquentes pharmacodépendances associées.
Des substances illicites, comme le cannabis, voire des drogues psychédéliques, sont aussi consommées.
Enfin, les aînés sont particulièrement vulnérables aux comportements addictifs autour des jeux de hasard et d’argent.

Des manifestations accrues par le contexte pathologique

Selon les contextes pathologiques ou psychopathologiques, l’usage ou le mésusage de l’alcool peut rapidement devenir symptomatique, source d’interférences ou d’aggra­vation.6 Ce phénomène est observé dans plusieurs situations :
– en cas de maladies cardiaques, céré­brovasculaires, digestives, cancéreuses ;
– en cas de maladie d’Alzheimer ou apparentées, avec une majoration des effets cognitifs ou comportementaux défavorables dès les premières consommations ;3
– en cas de troubles dépressifs, avec un effet dépressogène prédominant malgré des croyances inverses attribuées à l’alcool, et des effets défavorables lors de crises suicidaires, avec désinhibition, actes plus graves et plus souvent létaux, moins corrélés au niveau de dépression ;11
– en cas de troubles du sommeil, avec des effets déstructurants et délétères de l’alcool sur le sommeil, quel que soit le niveau de consommation, malgré des croyances inverses liées à une sédation initiale.
La grande fréquence des douleurs chroniques chez les personnes âgées est associée de manière complexe à des usages et mésusages de l’alcool, entre fréquence accrue de douleurs chroniques chez les aînés avec TUAL et consommation majorée d’alcool pour gérer ces douleurs.4

Mésusage de l’alcool plus fréquent avec l’âge

Les consommations d’alcool se répartissent entre non-usage (abstention de consommation) et usage (consommation). L’usage peut être à moindre risque, à risque, avec dommages ou avec dépendance (les deux constituant les TUAL). À côté de l’usage à risque, le TUAL complète l’ensemble du mésusage de l’alcool.9 La distinction entre usage ou mésusage de l’alcool devient plus difficile chez les sujets âgés du fait d’une symptomatologie appauvrie, aspécifique, possiblement confondue avec des signes d’autres maladies et/ou de formes de vieillissement.12
Même si la part de non-consommateurs d’alcool s’accroit avec l’avancée en âge par choix des aînés (dépassant 50 % après 75 ans),9 ceux qui en boivent plus et plus réguliè­rement (avec des consommations quotidiennes) augmentent également au fil de l’âge après 60 ans, jusqu’à 75 ou 85 ans (figure).9
La consommation à moindre risque concerne des modes d’usage de l’alcool sans dommages apparents ni risques encourus. Leur place est d’autant plus faible que l’âge avance, du fait des polypathologies et polymédications souvent associées. Le niveau initial de consommation d’alcool à risque doit être abaissé après 65 ans, environ de moitié par rapport aux niveaux préconisés pour les adultes : dès le premier verre quotidien, pas tous les jours,2, 9, 12 et encore moins lors de comorbidités, de polymédication, ou après 85 ans.
L’hypothèse de recours autothérapeutique à l’alcool pour soulager des douleurs physiques ou souffrances psychiques, négligées ou amoindries par des soins classiques, apparaît souvent. Ce postulat néglige la dimension addictive du TUAL, oubliant que la surconsommation d’alcool est plus souvent source de souffrances que d’apaisement, confondant soulagement à court terme et aggra­vation à long terme, et entraînant le patient dans un cercle délétère.6

Définir les troubles de l’usage de l’alcool est plus délicat chez les sujets âgés

Les TUAL sont définis par l’existence de symptômes conséquents des alcoolisations sur des plans physiques, psychiques ou sociaux ; le diagnostic est décrit en onze critères et trois niveaux de sévérité dans le DSM-5,13 même si ces critères perdent de leur pertinence avec l’avancée en âge et que d’autres définitions ont pu être proposées.2,3,6 Les TUAL de sujets âgés se manifestent rarement par des symptômes spécifiques. Ils sont révélés essentiellement par des complications d’épisodes d’alcoolisation ou de sevrage, avec surtout des signes banals et aspécifiques de malaises, chutes ou confusion.6, 12
Parfois méconnus par difficultés de repérage, ils sont aussi peu envisagés, car ils déroutent les cliniciens. Pour faciliter leur reconnaissance, leur repérage peut bénéficier de questionnaires spécifiques, telle la version gériatrique du Michigan alcohol screening test (MAST-G : https://vu.fr/clyz) ou plus généralement les questionnaires CAGE-DETA (Cut down, annoyed, guilty and eye-opener/diminuer, entourage, trop, alcool : https://vu.fr/FvvX), ou encore Alcohol use disorders identification test (AUDIT : https://vu.fr/dZDl).3,6,9
La fréquence des TUAL ne décline presque pas avec l’âge : elle se situe autour de 10 % en France.9, 12

Des recommandations de soins identiques à proches de celles de l'adulte d'âge moyen

Moins de 10 % des aînés avec un TUAL accèdent à des soins.14 Or aucune restriction ne peut se justifier du fait de l’âge : le pronostic de soins des TUAL de sujets âgés est aussi bon, voire meilleur, que celui des plus jeunes.4, 10 La plupart des recommandations de soins pour des TUAL de l’adulte d’âge moyen restent applicables,2,15,16 avec des spécificités pharmacologiques liées au vieillissement.

Au-delà du sevrage

L’approche thérapeutique du mésusage de l’alcool des sujets âgés ne se limite pas à un sevrage plus ou moins contraint. Diverses formes de réduction des consommations, avec de ce fait une diminution des risques et des dommages encourus, sont possibles. Plus particulièrement, des moyens de contrôle des consommations ou de limitation de l’accès aux boissons alcooliques (limitation des achats et approvisionnements, moindre mise à disposition à table…) sont envisageables et sont à élaborer avec le patient et ses entourages.2
Les soins se partagent toujours entre prévention des consommations à risque ou de complications surajoutées et traitements spécifiques à trois grands types de situations : intoxications aiguës, sevrages ou conséquences à long terme.6,15,16
Dans tous les cas, l’abord psychosocial reste primordial, sans qu’il y ait de supériorité démontrée d’aucun référentiel psychothérapique, développé lors de séances individuelles ou de groupe, dans un cadre professionnel ou lors des groupes d’entraide bénévoles.6

De la prévention à la conduite des soins

l L’intérêt de la prévention d’alcoolisations à risque ou de TUAL demeure chez les aînés, tant en repérage précoce qu’en information pour la santé ou d’orientation vers des soins spécialisés.12 L’accès aux soins de TUAL de l’adulte d’âge moyen prévient la persistance des troubles dans la vieillesse.14
l Lors d’alcoolisation à risque de dommages physiques ou psychiques mais sans dommages avérés,14 la démarche de prise en soin favorise des stratégies choisies et encadrées de réduction de la consommation, aussi bien d’alcool que d’autres psychotropes (benzodiazépines) éventuellement associés.12
l Lors d’intoxication éthylique aiguë, la reconnaissance de l’origine alcoolique évite des bilans inutiles autour de malaises ou de chutes ; alors que l’essentiel des soins d’urgence consiste à sécuriser et éviter les complications en attendant la récupération somatopsychique.
l Lors du sevrage alcoolique (qui signe une alcoolodépendance), le traitement symptomatique des signes et la prévention des complications (notamment convulsives) justifient le recours prioritaire à des benzodia­zépines, plutôt à demi-vie courte (oxazépam, lorazépam), monitoré par une échelle d’évaluation : Clinical institute withdrawal assessment for alcohol (CIWA-AR : https://vu.fr/aXJS) ou score de Cushman (https://vu.fr/TOYh).6,9 La place de la vitamine B1 (thiamine) a été établie en prévention de dommages cognitifs.2
l Lors de TUAL, outre la place prépondérante d’approches psycho­sociales et de soins relationnels, des médicaments réducteurs d’appétence ou d’aide au maintien de l’abstinence alcoolique peuvent être utilisés. Même s’il n’existe pas d’indication retenue en France, faute d’études spécifiques aux aînés, la naltrexone (ou nalméfène) et l’acamprosate apparaissent dans des recommandations nord-américaines.2,6,9 Chez le sujet âgé, le baclofène a une place non étayée et un rapport-bénéfice/risque très incertain, et le disulfirame est contre-­indiqué.6, 9

Pronostic positif… si le repérage est réalisé

Risques et dommages dus à la consommation d’alcool ne diminuent pas avec l’âge, d’autant que le nombre de pathologies et de prises de médicaments augmentent. Si la prise en charge reste la même que chez l’adulte d’âge moyen, le dépistage et les signes d’alerte sont parfois occultés. 

Encadre

Facteurs majorant les dommages de l’alcool chez les sujets âgés

Modifications physiologiques liées au vieillissement

Solitude et isolement social, mise à la retraite

Présence de stress, douleurs chroniques, incapacités motrices…

Polypathologie et polymédication fréquentes

Méconnaissance des troubles de l’usage d’alcool (TUAL) et attribution erronée des signes à d’autres pathologies

Fréquence et atypie de troubles dépressifs négligés

Difficultés partagées entre patients et soignants à parler de ce sujet

Références

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2. Butt PR, White-Campbell M, Canham S, Johnston AD, Indome EO, Purcell B, et al. Canadian guidelines on alcohol use disorder among older adults. Can Geriatr J 2020;23(1):143‑8.
3. Han BH, Moore AA. Prevention and screening of unhealthy substance use by older adults. Clin Geriatr Med 2018;34(1):117‑29.
4. Menecier P, Maisondieu J. Soins, alcool et personnes âgées. Se positionner pour coconstruire. Lyon : Chronique sociale, 2019.
5. Menecier P, Ploton L. Psychogérontologie fondamentale et théorique. Paris: In Press, 2020 (Fiches de psycho).
6. Fenollal-Maldonado G, Brown D, Hoffman H, Kahlon C, Grossberg G. Alcohol use disorder in older adults. Clin Geriatr Med 2022;38(1):1‑22.
7. Menecier P. Boire et vieillir : comprendre et aider les aînés en difficulté avec l’alcool. Toulouse : Érès, 2010 (L’âge et la vie, prendre soin des personnes âgées).
8. Milic J, Glisic M, Voortman T, Borba LP, Asllanaj E, Rojas LZ, et al. Menopause, ageing, and alcohol use disorders in women. Maturitas 2018;111:100‑9.
9. Paille F, SFA, SFGG. Personnes âgées et consommation d’alcool. Alcoologie et Addictologie 2014;36(1):61‑72.
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11. Menecier P, Sagne A. Alcool et crise suicidaire du sujet âgé. NPG Neurologie - Psychiatrie - Geriatrie 2020;20(120):369‑73.
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13. Société française d’alcoologie. Mésusage d’alcool : diagnostic, dépistage et traitement. Recommandations de bonne pratique. Alcoologie et Addictologie 2015;37(1):5-84.
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15. Paille F. Prise en charge médicamenteuse des troubles de l’usage de l’alcool. La Revue du Praticien 2019;69(8):909-15.
16. Aubin HJ. Prise en charge non médicamenteuse des troubles de l’usage de l’alcool. La Revue du Praticien 2019;69(8):917-20.

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Résumé

Le vieillissement n’empêche pas les troubles de l’usage de l’alcool, dont la fréquence décline peu avec l’âge. Or l’avancée en âge augmente les risques et les effets des consommations d’alcool (même d’apparence modeste) ou les dommages des troubles dus à l’usage de l’alcool. La polypathologie, source de polymédication et plus fréquente chez les aînés, accroît encore les risques et dommages encourus, au même titre que la prise concomitante d’autres substances psychoactives. Le pronostic de soin à tous les stades du mésusage de l’alcool chez des aînés est aussi bon, voire meilleur, que chez les plus jeunes, même si certaines stratégies de soins doivent être adaptées.