Principales représentations et pratiques sociales autour de la mort.
L’horizon de la mort dans la maladie grave.
Principales représentations et pratiques sociales autour de la mort (approche anthropologique)
Si chacun de nous sera confronté à la mort, celle-ci reste avant tout l’affaire de « ceux qui restent », donc des vivants endeuillés. La mort constitue ainsi un phénomène qui n’est pas seulement biologique : la mort est toujours un événement social, différemment ritualisé selon les cultures et les religions.
Des modèles historiques
En 1967, Cicely Saunders ouvre en Angleterre le premier hospice moderne et pionnier du mouvement des soins palliatifs : le St Christopher’s Hospice. À la même époque, Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre américaine d’origine suisse, débute un séminaire intitulé « On Death and Dying », qui servira de base en 1969 au livre éponyme. Il s’agit d’une approche psychologique et non soignante du vécu desdits « mourants » et de leur entourage. Elle est célèbre pour sa description des cinq stades de l’acheminement vers la mort (description encore enseignée de nos jours) : dénégation ou choc initial ; irritation, rage et colère ; marchandage ; dépression ; et enfin acceptation. Dans une humanité qui refuse de se savoir mortelle et qui marginalise ceux qui s’approchent de la mort, elle cherche à transmettre le message que le « mourant » n’est pas un être d’une autre espèce mais bien un vivant jusqu’au bout, demeurant un sujet, un être de parole, une personne. Néanmoins, cette normalisation par la tentative de création de critères objectifs du deuil résonne comme une construction limitée, à la fois médico- et occidentalo-centrée, ignorant largement à la fois la diversité des facteurs socioculturels, l’historicité des rapports à la mort et les acquis de la connaissance anthropologique.
En effet, la pratique clinique et l’accompagnement des proches nous montrent bien à quel point chaque deuil est singulier. Pour exemple, la nouvelle version révisée du DSM-5 (ouvrage de référence des professionnels de la santé mentale édité par l’Association américaine de psychiatrie), parue le 18 mars 2022, a introduit un nouveau trouble qualifié de « deuil prolongé » en cas de persistance d’une souffrance psychique au-delà d’un an après le décès d’un proche. Comme tout geste de classification, celui-ci doit être interrogé et contextualisé : la dimension subjective de chaque vécu de la perte interdit de faire de la durée du chagrin ou de la tristesse éprouvés le critère exclusif du caractère pathologique du deuil.
En pratique clinique. Chaque deuil est singulier. Les différentes phases théoriques doivent aider à mettre des mots sur ce qui se passe pour le patient mais ne doivent pas stigmatiser un symptôme ou la durée de celui-ci. Il est recommandé de respecter la temporalité du patient tout en évaluant les facteurs de risque de complication.
Des concepts anthropologiques
Il n’y a ni définition universelle du deuil ni signification universelle de la mort qui vaudrait pour toutes les cultures, même si la ritualisation de la mort constitue un invariant anthropologique. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, la mort est plutôt vue comme un processus, qui fait passer du monde des vivants au monde des morts au travers de différents types de rituels, marquant la mort biologique, le deuil et la mort sociale. Ces marqueurs de la mort et du deuil sont aussi repérables dans les sociétés modernes, et historiquement codifiés par les cultes monothéistes.
En pratique clinique. Que les processus soient physiologiques ou pathologiques, chaque patient peut avoir une manière singulière de vouloir vivre sa fin de vie ou la fin de vie de son proche. Selon son histoire, selon sa culture, selon là où il en est dans sa vie. Tout professionnel doit pouvoir aborder la question comme une ouverture vers un temps d’écoute pour laisser le patient élaborer ses questions, ses souhaits et ses désirs.
La mort sociale avant la mort biologique ?
Dans la phase actuelle du phénomène de sécularisation marquant ces sociétés (explication rationnelle des phénomènes naturels et sociaux, progrès des connaissances scientifiques et techniques, laïcisation des mœurs, désagrégation des communautés traditionnelles et individualisation des parcours de vie) s’affirme une sorte de précédence de la mort sociale sur la mort biologique. Que ce soit dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), en milieu hospitalier ou bien à domicile, la grande dépendance à laquelle peut conduire la maladie grave ou le grand âge limite de plus en plus les interactions, au point que la personne peut parfois cesser d’exister socialement, avant de mourir solitairement. Le prolongement sans précédent de la durée de la vie rend ainsi très difficile un accompagnement par les proches jusqu’à la fin de la vie, celle-ci tendant à être recouverte, et retardée d’une façon éprouvante, par cette période à part entière entre la vie et la mort que l’on nomme aujourd’hui la « fin de vie ».
En pratique clinique. L’annonce d’une maladie grave, d’une incurabilité va précipiter l’idée de mort. Cette potentielle idée précoce de mort à venir peut permettre d’informer le patient et d’anticiper des situations et décisions difficiles. Et, même s’ils intègrent cette idée, les soins palliatifs sont avant tout des soins spécifiques permettant de continuer à vivre avec la maladie grave, qu’elle soit contrôlée ou réfractaire. Il s’agit donc de rester vigilant quant au risque de classer le patient dit « en soins palliatifs » comme étant « en train de mourir » ou « en fin de vie » alors que les soins palliatifs, en soutenant sa qualité de vie et en aidant aux projets, peuvent aussi participer au prolongement de sa vie.
La mort médicalement anticipée ?
Cette situation apparaît comme l’aboutissement actuel d’un changement historique, enclenché depuis un peu plus de deux siècles, dans la perception de la mort et, par là, du rôle de la médecine. Depuis le XIXe siècle en effet, celle-ci cesse progressivement de se limiter au constat de la mort, considérée comme un passage dans l’au-delà (l’appel du médecin au chevet du « mourant » préludant ainsi à la venue du prêtre pour donner l'onction des malades, dans le cas de la religion catholique), mais elle vise de plus en plus à prolonger la vie, du fait notamment des progrès technologiques qui n’ont de cesse de repousser les limites de la mort. Plus la vie et son terme deviennent objets de connaissance (et d’interventions techniques), plus l’inscription de la mort dans une forme de continuité signifiante avec l’existence (notamment sous la forme d’un accomplissement spirituel, diversement ritualisé selon les systèmes de références religieuses) perd en évidence. C’est une telle évolution que vise et résume la phrase de Norbert Elias dans La Solitude des mourants : « Ce n’est pas véritablement la mort, mais le savoir sur la mort qui crée des problèmes à l’homme. »
En pratique clinique. Quand commence la fin de vie ? Le patient est vivant jusqu’à sa mort. Des projets de vie personnelle, professionnelle malgré la maladie et les soins doivent être évoqués et rendus possibles selon les souhaits du patient. C’est la temporalité de ces projets qui va changer avec la progression plus ou moins lente de la maladie. Dans le même temps, en tant que soignant, il faut pouvoir utiliser les vrais mots, « décédé », « obsèques », si le patient commence à les évoquer. Dans tous les cas est nécessaire une information progressive, au fur et à mesure de l’évolution, un dialogue pour une « synchronisation » du cheminement. Dès l’annonce, donc dès l’émergence de l’idée de mort, jusqu’à la réalité clinique de symptômes, de pertes successives, de techniques de suppléance plus ou moins invasives, ce dialogue permet de donner un sens commun aux explorations, traitements et soins mais aussi aux projets personnels possibles.
De la science à « la vie avec »
Au fil de l’évolution de nos savoirs, ces « problèmes » se sont modifiés. À partir du XIXe siècle, avec l’avènement de la médecine scientifique et la recherche d’une preuve indubitable de la mort se développe la hantise de l’inhumation prématurée. Au XXe siècle, les progrès de la médecine ont conduit à une médicalisation de la mort et à sa redéfinition avec, en particulier, l’imposition progressive du critère de la mort encéphalique (liée aux préoccupations de prélèvement d’organes en vue de greffes et de transplantations). Au début du XXIe siècle, le rapport à la mort apparaît lié à des peurs ou des angoisses nouvelles, fruits des évolutions des deux siècles précédents (parmi lesquelles, notamment, les progrès de la réanimation). Cela concerne des phénomènes tels que les comas, des états végétatifs, des périodes dites de « fin de vie » qui posent la question du sens de la vie maintenue ou prolongée, au risque, pour les professionnels comme pour les proches, de verser dans l’obstination déraisonnable.
Dans une phase désormais très avancée du mouvement de sécularisation et de médicalisation de la mort, celle-ci apparaît ainsi de plus en plus sous le jour de la maladie chronique et de pathologies liées à un vieillissement prolongé de façon historiquement nouvelle. C’est dans un tel contexte que se transforme la question du « bien mourir » (selon l’expression du sociologue Michel Castra) au sein de nos sociétés contemporaines. Le recul du religieux a conduit à un transfert de l’accompagnement de la mort et du mourir à une pluralité d’institutions : médicales (émergence des soins palliatifs), médico-sociales (Ehpad), funéraires, associatives – par exemple l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), ou Jusqu’à la mort accompagner la vie (JALMALV).
Un tel mouvement se caractérise aussi par une privatisation et une « intimisation » de la mort (Norbert Elias), qui elle-même présente deux aspects : d’une part, comme en témoigne aujourd’hui la législation sur les directives anticipées (rendues opposables par la loi Claeys-Leonetti de 2016), on affirme l’attention à la subjectivité de l’individu et au respect de son autonomie, jusque dans la situation où il ne possède plus les moyens concrets de son exercice ; d’autre part, les rituels d’obsèques privilégient les dernières volontés et les croyances des défunts, et se resserrent autour du souvenir qu’ils laissent pour leur entourage proche.
En pratique clinique. La vie et la qualité de vie sont des concepts qui renvoient à des évaluations subjectives propres à chaque patient selon ses repères personnels, intimes et/ou culturels. Pour une même insuffisance par rapport à la norme statistique médicale, la tolérance d’un niveau de handicap varie selon le patient. Ainsi, la capacité à s’exprimer verbalement ou par des mouvements est un signe de vie suffisant pour certains, insuffisant pour d’autres. La perte de capacités à s’exprimer chez le patient âgé ou malade ou la non-acquisition de capacités cognitives chez l’enfant rappellent la dimension sociale de la vie et de la mort, ainsi que la dépendance à l’autre, en imposant l’hétéro-évaluation : « Vous n’allez pas le laisser comme ça… » ; « Il est mieux que d’habitude… »
Une évaluation commune entre professionnels et proches (et entre les professionnels eux-mêmes) doit être visée pour permettre une alliance et un sens commun donné aux soins du patient sans communication verbale. Cette évaluation n’est pas toujours possible, mais c’est le lien qui doit être conservé : lien avec ceux qui entourent le patient, lien qui oblige à un cheminement commun vers la poursuite ou l’arrêt de traitements, la poursuite du prendre soin dans tous les cas.
L’horizon de la mort dans la maladie grave (approche psychique, existentielle)
Annonce, sidération et quête de sens
L’horizon de la mort apparaît crûment dès l’annonce d’une maladie grave, même si celle-ci n’exclut pas un espoir thérapeutique – d’où l’effet de sidération provoqué par la révélation d’une pathologie où le pronostic vital est engagé. Au-delà de cet événement, la confrontation des malades à la perspective d’une mort anticipée (et de l’éventuelle dégradation impliquée par la pathologie) s’inscrit, comme le note Georges Canguilhem en référence à des réflexions de Freud, entre résignation et révolte : l’approche de la mort peut s’accompagner d’une sorte d’acceptation du retour à l’anorganique, sentiment accompagnant l’expérience d’un épuisement des forces par lesquelles le vivant lutte contre l’entropie et la dégradation. Mais un tel constat relève de la reconnaissance de la mortalité comme issue programmée des processus de la vie biologique, ce qui ne saurait épuiser le sens de l’existence humaine, dont les dimensions fondamentales sont le projet, l’ouverture à l’avenir, l’inscription dans un réseau de relations et d’affects partagés. C’est dans ce pôle existentiel de notre expérience de vivant que s’ancre la « révolte » contre la mort, en tant qu’elle signifie la fin de la participation à un monde pétri de sens et de valeurs. En effet, si en tant que phénomène démographique et médical la mort reste la chose la plus banale au monde, il reste que, comme l’écrivent Jérôme Alric et Jean-Pierre Bénézech, elle ne peut s’affronter : « Braver la mort reviendrait à regarder le néant en face, affronter le rien, la disparition intégrale de nous-mêmes, l’absence de projection vers l’à-venir. »
En pratique clinique. L’annonce de la maladie grave, de l’incurabilité, du décès attendu, du décès survenu doit être progressive, si possible préparée. Elle ne se passe jamais exactement comme prévu car elle doit laisser la place à l’écoute et au discours du patient et/ou des proches. Préparée dans les conditions organisationnelles (nombre de chaises, téléphone éteint, etc.), elle doit l’être également dans le discours. Plusieurs niveaux d’information émergent selon l’évolution en cours, selon les souhaits de la personne informée. Une partie du discours, proche d’un travail d’éducation thérapeutique, peut permettre de placer des termes importants pour informer de la réalité, termes sur lesquels le patient ou le proche va rebondir… ou pas. Ainsi, l’annonce est moins difficile si elle commence par « Qu’avez-vous retenu/perçu, compris de la situation jusque-là ? » et ouvre un espace de narration qui permet de repérer d’éventuelles représentations.
Toute nouvelle à annoncer ne peut être qualifiée de mauvaise sans avoir eu la réaction de la personne à qui elle est annoncée. Certains décès ou certaines situations non opérables représentent un soulagement pour certains patients, certains proches.
Le diagnostic de maladie et les mécanismes de défense des uns et des autres : de l’incertitude à l’ambivalence
Du côté des soignants, peu préparés à la confrontation à la mort dans ses manifestations plurielles, on constate des attitudes en miroir : le refus de la mort peut prendre la forme du refuge derrière la technique (chercher à fuir le colloque singulier en adressant le malade à un spécialiste de la pathologie grave ou aux services de soins palliatifs) ou dans les thérapeutiques compassionnelles (mettre en œuvre une énième ligne de chimiothérapie, que l’on sait inutile, mais qui est censée attester le souci accordé à la personne). Ces phénomènes peuvent être considérés comme les signes d’un recul de la clinique : on passe de l’exégèse (d’une souffrance vitale et de ses répercussions existentielles) à l’exérèse chirurgicale ou chimique (du support anatomique identifié comme cause de la maladie et possiblement de la mort). L’allongement inédit de l’espérance de vie au cours du XXe siècle a, pour la médecine, une contrepartie déstabilisante : comme y a récemment insisté le philosophe Yves Cusset, il n’y a plus simplement des mortels mais des « mourants », définis par la période dite de « fin de vie », et finalement par la longueur de l’agonie, qui en complique ou fragilise la définition médicale elle-même (c’est là toute la question de la détermination des conditions précises dans lesquelles, en France, la loi autorise le recours à la sédation profonde et continue). Cette situation produit une incertitude quant à ce que la médecine peut et doit faire pour les patients. Si, intuitivement, on tend à considérer que certaines spécialités médicales sont particulièrement au contact direct de l’expérience proche ou imminente de la mort, ce sont bien tous les soignants, dont les médecins, qui peuvent devoir y faire face et accompagner la fin de vie.
En pratique clinique. De nombreuses maladies chroniques ne sont pas curables mais contrôlées par les traitements qui pallient l’insuffisance (maladie de Parkinson, insuffisance rénale dialysée sans possibilité de greffe, cancer sous traitement spécifique…). Des termes comme ceux de « soins palliatifs », en rapport avec ces maladies, sont encore trop souvent associés à l’idée de mort inéluctable plutôt qu’aux soins de confort face à des limites et incertitudes médicales. La démarche palliative est inhérente au soin, et c’est souvent au moment des limites extrêmes (soins palliatifs exclusifs) que le suivi médical se trouve questionné et potentiellement déplacé vers des professionnels de proximité et/ou de soins non programmés, plus généralistes, avec une approche plus globale mais potentiellement moins spécifique s’il n’ y a pas de coordination, de liaison ou d’anticipation.
Le patient va mourir de sa maladie. Les approches spécialisées et les approches globales sont complémentaires et non pas exclusives. À l’approche de la mort du patient, les médecins spécialistes d’organes ou de fonctions et les médecins de spécialités plus globales doivent pouvoir se contacter et travailler ensemble.
La conscience de la mort à venir, une interrelation
Mourir devient ainsi un travail, à la fois pour le patient, pour les proches, pour les soignants. Comme le souligne notamment une thèse de doctorat en médecine générale récemment soutenue (2019) par le Dr Hemant Avinash Sondhoo, chaque partie cherche des repères ou des points d’ancrage dans et entre différents types de conscience de la mort. Il s’agit, pour reprendre la typologie établie par les sociologues Anselm Strauss et Barney Glaser, de la « conscience ouverte », la « conscience fermée », la « conscience feinte mutuelle », ou encore la « conscience présumée » :
- la « conscience ouverte » recouvre la situation dans laquelle l’équipe médicale et le patient sont tous au courant du fait que le patient va mourir, même si le moment précis de la mort et les conditions spécifiques des derniers instants restent flous.
Ex. : M. F. a demandé ce matin à voir l’assistante sociale pour « organiser les choses après [s]a mort ». Il a bien compris ce que le médecin lui a annoncé hier : son cancer est malheureusement évolutif sous la dernière ligne de traitement curatif disponible ;
- la « conscience fermée » renvoie au cas dans lequel l’équipe soignante, et parfois la famille, sait que le patient va mourir, alors que celui-ci ne le sait pas.
Ex. : Mme D. répète tous les jours qu’elle attend la prochaine cure de chimiothérapie car il faut qu’elle soit en forme pour l’été prochain. Elle va plutôt bien sous morphine. Le médecin lui a dit qu’il continuait à chercher une nouvelle thérapie mais que, pour l’instant, il n’avait plus les moyens de guérir son cancer. Il n’a pas trouvé d’espace pour évoquer le décès possible ;
- dans le cas de la « conscience feinte mutuelle », les deux parties savent que le patient va mourir, mais chacun feint que l’autre l’ignore.
Ex. : G., 12 ans, nous a demandé, ce matin, de ne pas dire à ses parents qu’il allait mourir car ce serait trop triste et difficile pour eux. Juste avant, ses parents nous avaient demandé de ne pas lui annoncer le pronostic car il n’avait pas compris et il fallait le protéger.
- enfin, dans le cadre de la « conscience présumée », le patient se doute qu’il est en fin de vie et s’efforce de repérer des indices pour le conforter ou non dans sa croyance.
Ex. : « Vous ne me dites pas tout, docteur. Vous n’êtes pas comme d’habitude. Je me sens moins bien de toute façon. Vous ne programmez plus d’IRM ? Je suis sûr que ma prise de sang est moins bonne, non ? »
En pratique clinique. La conscience de la proximité de la mort peut survenir dès l’annonce du diagnostic. Les démarches spécialisée et globale doivent donc pouvoir être amorcées dès le diagnostic pour anticiper les questions précipitées par le patient dans sa conscience, permettre une coordination des soins en fonction de l’évolution de la maladie mais aussi du cheminement du patient, qui peut aller vite, par angoisse de la mort possible, ou lentement, par peur, parfois d’une chose précise mais peu verbalisée. Pour faire face à ces périodes difficiles, tout en respectant les non-dits, le requestionnement régulier (voire surtout en urgence) reste une attitude d’accompagnement recommandée : « Votre question est importante. Qu’est-ce qui vous fait dire que vous allez mourir, qu’il/elle va mourir ? »… « En quoi le fait de ne pas le lui dire vous rassure ? »… « Savez-vous ce qu’il/elle a compris ? »
Médecine, mort, limites du désir de maîtrise et impuissance
Sans doute peut-on avancer que, dans nos sociétés contemporaines, où l’on parle de moins en moins de la mort (la fin de la vie) mais de plus en plus de la « fin de vie », le rapport de la médecine et des individus à la mort se situe entre trois options principales :
- la volonté de repousser la mort (qui comporte le risque de l’obstination déraisonnable et qui s’exprime aussi aujourd’hui à travers l’utopie de l’immortalité trans- ou posthumaniste) ;
- l’accompagnement du patient qui va mourir, avec le développement des soins palliatifs et l’ambition de « pacifier » le rapport à la mort ;
- la volonté de maîtriser le moment ou les conditions de la mort (revendications en faveur du suicide assisté ou de l’euthanasie).
Chacune de ces voies marque la persistance d’un désir sans doute très ancien de combattre, voire de vaincre, la mort ou du moins d’exercer sur elle une forme de maîtrise – désir dont la médecine est devenue un instrument essentiel. Mais dans ses interventions mêmes, dans la multiplicité des sollicitations qui lui sont socialement adressées, la médecine est au moins autant le révélateur que le sens de la mort, résistant à toute appropriation, ne cesse de nous échapper.
En pratique clinique. Cherchez des façons de montrer au patient que vous l’avez entendu, par exemple en reformulant ses propos en vue de trouver un sens commun et une compréhension mutuelle : entre vous, professionnel, et le patient ou le proche de patient et ce, quel que soit le sujet abordé (poursuite d’un traitement de suppléance – donc palliatif –, soins de confort, mort anticipée ou soudainement survenue). Après cette évaluation commune, vous pourrez proposer, informer le patient de ce qui existe, de ce qui se fait (ici, ailleurs, par certaines familles), de ce qui est recommandé, de ce que vous recommandez d’habitude et pour lui, à ce moment-là, dans sa situation singulière ; ceci, en intégrant au maximum ses souhaits, ses inquiétudes, ses limites, les limites indépendantes de sa volonté et de la vôtre (la maladie, la loi, la mort…) dans votre information, votre décision et votre écoute médicales.
Quelques conclusions
Ces connaissances sur la mort doivent permettre les modifications/évolutions des représentations – des soignants comme du malade – concernant les spécificités du patient, l’objectivité scientifique et le biologique vers le culturel, le social et la subjectivité. L’objectif est de pouvoir, en considérant l’idée de mort, continuer à prendre des décisions médicales tout en informant, écoutant, observant, accompagnant les patients, les proches et les équipes professionnelles.
Qu’est-ce que la mort quand celle-ci fait effraction ? Comment fait-elle effraction ? Sous la même appellation, on voit qu’elle recouvre des réalités, des manifestations différentes, à la fois pour la personne qui en fait l’épreuve et pour les autres. On souhaitera la repousser aux confins ou, au contraire, qu’elle se manifeste plus tôt parce que la vie est désormais perçue comme insupportable : c’est autour de tensions de cette sorte que la dynamique de la médicalisation a pu conduire, au XXe siècle, à des formes de « mal mourir » (qui se sont cristallisées notamment autour de la notion d’acharnement thérapeutique) et que, en réaction, se sont développées des volontés de pacification du rapport à la mort, doublées d’une individualisation de la fin de vie. De telles démarches peuvent apparaître sous des formes différentes : d’une part, le mouvement des soins palliatifs, qui accorde une place importante à la « qualité » de la fin de vie et à l’expérience du malade « accompagné » ; d’autre part, les partisans du droit à l’euthanasie ou au suicide assisté, réclamé au nom du respect de l’autonomie de l’individu.
Toutefois, on voit bien ce que ces orientations ont en commun : elles sont deux déclinaisons distinctes d’une même médicalisation et individualisation du mourir. Le fait qu’elles apparaissent divergentes n’en reste cependant pas moins significatif. Cela trahit sans doute la difficulté sur laquelle chacune achoppe à sa manière, sans la résoudre, et que l’on pourrait formuler ainsi : si, aujourd’hui, les puissants moyens médicaux renforcent l’impression de maîtrise (l’arrêt d’un traitement vital, ou encore la sédation profonde et continue, et plus encore la prescription d’une injection mortelle « programment » une mort à brève échéance), celle-ci a quelque chose d’illusoire car elle ne porte que sur une partie de l’expérience, collective ou individuelle, de la mort. Pour le dire en un mot, maîtriser le décès n’est pas maîtriser la mort, quand bien même les multiples expressions contemporaines d’une injonction à l’autonomie appliquée au moment du mourir (préparer son contrat d’obsèques, rédiger ses directives anticipées, prendre position quant au don de ses organes ou de son corps à la science, etc.) semblent chercher à nous l’assurer.
Si, analysant les transformations, au cours de la modernité, des façons de « se confronter au fait que toute vie a une fin », Norbert Elias évoquait des formes de « refoulement » de la mort sur le plan à la fois social et individuel, alors les débats qui traversent aujourd’hui nos sociétés constituent peut-être le symptôme d’un « retour du refoulé » – avec la brutalité, voire la violence, que Freud avait identifiées au sein d’un tel mécanisme. C’est bien ce que pourrait venir confirmer, dans quelques mois, l’issue des discussions qui sont sur le point de reprendre autour du droit à l’euthanasie ou du suicide assisté. Dans l’éventualité où celui-ci serait reconnu législativement, à quoi aura-t-on affaire, dès lors ? À un outil supplémentaire, à côté de la sédation profonde et continue, dans l’accompagnement de la fin de la vie ? Dans ce cas-là, s’agirait-il donc d’un « soin » ? Comment, toutefois, concilier une telle qualification de soin avec le primum non nocere, principe au nom duquel le médecin ne saurait porter atteinte à la vie du malade ? Mais inversement, si l’on sépare l’euthanasie ou le suicide assisté du domaine du soin, il est difficilement imaginable que les soignants accepteraient de créer des « unités » à part dédiées à rendre effectif cet éventuel nouveau droit de donner la mort à un patient qui en fait la demande. Une telle situation atteste encore l’imbrication des logiques de médicalisation et d’individualisation de la mort, qui se prolongent jusque dans ce que l’on pourrait nommer le paradoxe de l’euthanasie : dans les pays où la loi l’autorise, c’est précisément le principe du respect de l’autonomie de l’individu, au nom duquel est demandé le droit à l’euthanasie, qui doit être en partie suspendu (l’autonomie de pensée et de volonté l’emportant sur l’autonomie d’action) pour que le geste létal soit mis en œuvre, un tel geste devant être délégué à autrui – notamment un professionnel de santé, comme c’est jusqu’à maintenant le cas dans ces pays.
POINTS FORTS À RETENIR
Il n’y a ni définition universelle du deuil ni signification universelle de la mort. Chaque deuil est singulier.
Une sorte de précédence de la mort sociale sur la mort biologique prolonge et complique l’expérience subjective de fin de vie.
La médicalisation de la mort a transformé la question du « bien mourir », en mettant en avant la subjectivité de l’individu et le respect de son autonomie.
Les processus biologiques ne doivent pas faire oublier le sens de l’existence humaine dont les dimensions fondamentales sont le projet, l’ouverture à l’avenir, l’inscription dans un réseau de relations et d’affects partagés.
Face à la conscience anticipée de mort, la confrontation à l’incertitude doit alors faire chercher de nouveaux repères, à la fois pour le patient, ses proches et les soignants.
Exemple d’ECOs
Vous êtes dans la chambre de Mme D. qui vient de mourir. Le décès était attendu.
Vous avez été appelé(e) par l’infirmier pour constater le décès et voir le fils de Mme D., au chevet de sa mère depuis 48 heures.
Votre collègue vous avait transmis la situation.
Mme D. avait 86 ans. Elle était inconsciente depuis 24 heures, sa respiration s’était modifiée. On savait qu’elle allait bientôt décéder. Une prescription de morphine en sublingual avait été anticipée mais n’a pas été nécessaire. Aucun signe d’inconfort n’a été perçu lors des évaluations.
Elle était hospitalisée depuis trois semaines devant une dégradation de son état général dans un contexte d’insuffisances cardiaque et rénale évoluées. Elle avait exprimé un désir de non-acharnement et de limitation aux soins de confort. Elle était veuve depuis cinq ans.
Son fils unique, M. D., est revenu de mission militaire il y a 48 heures. Il est resté en continu à ses côtés et s’est impliqué dans tous les soins. Il s’est absenté 10 minutes pour prendre une barre chocolatée. Quand il est revenu, il a trouvé sa mère en arrêt respiratoire. Il a prévenu l’infirmier, qui a confirmé le décès et qui vous a appelé(e). Depuis, M. D. est mutique.
Vous vous êtes présenté(e) à M. D.
Vous venez d’examiner Mme D. L’auscultation cardiorespiratoire est sans bruit. Il n’y a pas de pouls.
Vous devez :
confirmer le décès auprès de M. D. ;
répondre aux questions de M. D.
Vous pouvez :
poser des questions à M. D.
Vous ne devez pas :
examiner le corps.
Représentations de la mort et rapport à la mort. Approches anthropologiques et psycho-existentielles
Si cet article a pour but de vous aider à mieux connaître les problématiques actuelles et points de vigilance clinique concernant l’item 14 « La mort », il s’agit avant tout d’un item de connaissances.
Ce thème peut faire l’objet d’une question à l’examen dématérialisé national (EDN) notamment associé à l’item 144, « Deuil normal et pathologique ».
En l’état actuel des décisions pédagogiques, les tâches suivantes ne sont pas évaluées dans le cadre du deuxième cycle des études médicales : l’annonce d’une maladie grave, d’un décès, ou l’annonce d’un handicap ou des limitations et arrêts de thérapeutique(s) active(s). (Vade-mecum d’examen clinique objectif structuré [ECOS] disponible sur le site de l’Université numérique en santé et sport [UNESS]).
Cet article doit aider à développer vos compétences d’empathie et d’écoute pour intégrer la singularité et la subjectivité des patients dont vous prendrez soin autour des questions de leur mort ou de la mort de l’un de leurs proches. Cet item pourra aussi vous aider pour le soutien entre collègues.
Haute Autorité de santé. L’Essentiel de la démarche palliative, décembre 2016. https://vu.fr/ZjUA
American Psychiatric Association. DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, trad. par Crocq MA, Guelfi JD, Boyer P, Pull CB, Pull MC, Elsevier-Masson, 2022.
Alric J, Bénézech JP. La Mort ne s’affronte pas... !, Sauramps Éditions, 2011.
Canguilhem G. Les maladies, 1989. In : Canguilhem G. Écrits sur la médecine, Seuil, 2002.
Castra M. Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs, PUF, 2003.
Elias N. La Solitude des mourants [Über die Einsamkeit der Sterbenden in unseren Tagen, 1982], traduction par Nancy C. Christian Bourgois, 1987.
Kübler-Ross E (1975). Les derniers instants de la vie [On Death and Dying, 1969], traduction par Jubert C de Peyer É. Labor et Fides, 2011.
Sondhoo HA. Fin de la vie : analyse du travail du médecin généraliste au domicile du patient. Thèse de doctorat en médecine générale, université de Montpellier, 2019. Archive ouverte HAL, 2020. https://vu.fr/qUfI
Strauss A, Glaser B. La conscience d’une mort proche : les ambiguïtés de la conscience ouverte, 1965. In: Strauss A. La Trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Baszanger I. L’Harmattan, 1992.
Les mortels et les mourants. Petite philosophie de la fin de vie. Cusset Y. Éditions. du Rocher, 2021