Un certain nombre d’homicides pourrait passer sous le radar des institutions : on parle d’homicides non détectés ou ignorés. Il s’agit de meurtres et assassinats dont la nature criminelle n’est pas perçue, et qui passent de fait pour des suicides, accidents, ou morts naturelles. Ainsi, il se pourrait que le nombre réel d’homicides soit bien supérieur à celui annoncé par les statistiques officielles, mais il est très complexe de quantifier précisément ce phénomène, par nature ignoré. Une étude belge menée par Beauthier et al. estime que 10 à 15 % des homicides ne seraient pas détectés, tandis que l’étude suisse de Jackwoski et al. considère quant à elle que près d’un homicide sur deux pourrait être concerné.1,2 

Les médecins, en particulier les généralistes et les urgentistes, sont en première ligne pour détecter ces situations d’homicide masqué. Deux moments clés doivent être au centre de toutes les attentions du praticien : la réalisation de l’examen de corps et l’établissement du certificat de décès, qui sont propices aux erreurs et qui peuvent donc entraîner des conséquences particulièrement délétères pour le processus judiciaire. 

Examen de corps : erreurs les plus courantes 

Avant toute chose, le médecin doit s’assurer du caractère réel de la mort : il recherche les signes négatifs de la vie (disparition de l’état de conscience, des activités respiratoire et cardiovasculaire) et les signes positifs de la mort (lividités, rigidité, décroissance thermique, signes de putréfaction, etc.). Le médecin ne doit pas se contenter de constater le décès, il doit procéder à un examen complet du corps : il s’agit d’un acte essentiel qui doit être mené de façon rigoureuse, et le corps doit être entièrement déshabillé et retourné.

Le corps peut délivrer un panel d’informations utiles, notamment sur les mécanismes ayant entraîné la mort et sur la possible intervention d’un tiers. Cependant, la recherche des causes de la mort est particulièrement complexe pour le médecin, puisqu’il est possible de retrouver des signes de traumatismes externes chez un sujet décédé de mort naturelle (par exemple, dans le cas d’un malaise suivi d’une chute ayant entraîné la mort), et, a contrario, l’absence de signes de traumatisme externe n’est pas un gage de mort naturelle.3 

L’examen minutieux du corps passe notamment par l’appréciation du délai post mortem. Toutefois, le médecin doit être conscient du caractère particulièrement variable des processus post mortem : les lividités, la rigidité cadavérique et la décroissance thermique sont autant de facteurs qui peuvent être considérablement modifiés par les conditions extérieures.

Enfin, le médecin qui intervient sur les lieux doit prendre soin de ne pas polluer la scène de son ADN ou ses empreintes digitales (il faut donc prendre des précautions basiques comme porter des gants pour manipuler le corps) et de ne pas modifier les objets à proximité car ils pourraient servir à une potentielle enquête judiciaire.4  

Les homicides non détectés touchent principalement certaines catégories de population fragiles et exposées : nourrissons, personnes âgées (notamment en institution comme les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [Ephad]), femmes (dans un contexte de violences conjugales) et marginaux (personnes sans domicile fixe, travailleurs du sexe). Une grande attention doit donc être portée lors de l’examen du corps de personnes relevant de ces catégories.

Situations requérant une vigilance accrue de la part du médecin 

Certaines situations, évoquées ci-après et dont la liste n’est pas exhaustive, doivent faire l’objet d’une attention particulière lors de la rédaction du certificat de décès et de l’examen de corps ; le recours à la médecine légale devrait y être quasi systématique, car les compétences d’un praticien non spécialisé en la matière peuvent s’avérer être rapidement dépassées.

Décès par armes à feu

La balistique requiert une expertise à part entière. Le nombre de projectiles ne saurait suffire à distinguer un suicide d’un homicide. Ainsi, il arrive qu’un suicidé effectue un second tir si le premier n’était pas mortel. 

Divers points de vigilance doivent attirer l’attention du médecin : des antécédents médico-psychologiques, l’existence de tentatives de suicide antérieures, la présence de résidus de tirs ou de rétroprojections de sang sur les mains, etc. Le médecin doit également s’interroger sur la concordance et la compatibilité entre la position du corps, de l’arme et des orifices d’entrée et de sortie. Il devrait être en mesure de distinguer un orifice d’entrée (plus fin à la face externe et large à la face interne avec un « effet de tunnel », de forme assez ronde et régulière) d’un orifice de sortie (plus large à l’extérieur et fin à l’intérieur, de forme irrégulière, « étoilée »). 

Les accidents de chasse sont également des situations délicates, dans lesquelles la notion d’intentionnalité doit toujours être questionnée.

Pendaison ou strangulation  

Une pendaison peut aisément masquer une strangulation pour un œil non aguerri. Certains signes peuvent permettre d’orienter le médecin sur la cause du décès : le sillon de strangulation est plutôt complet et horizontal, à la différence du sillon de pendaison, qui est incomplet et oblique. Il faut également se pencher sur la concordance entre la profondeur du sillon et le poids du corps, la largeur du sillon et le lien utilisé, etc. À noter qu’une pendaison semi-complète est possible : le corps n’a pas besoin d’être entièrement en suspension pour entraîner le décès. Par ailleurs, la fracture de l’os hyoïde est un élément qui penche en faveur d’une strangulation manuelle, sans pour autant en être pathognomonique. Or le suicide par strangulation manuelle est impossible, car la perte de connaissance intervient rapidement, tandis que le décès par hypoxie nécessite au moins trois minutes de pression constante.5 Outre le suicide et l’homicide, un diagnostic différentiel accidentel peut être envisagé dans le cas de décès par hypoxie : la privation d’oxygène à visée auto-érotique ou dans le cadre de pratiques sadomasochistes.5 

Immersion ou noyade

La noyade est également une situation complexe : tout corps retrouvé immergé n’est pas nécessairement un noyé ! Le médecin doit chercher à déterminer si la noyade a été vitale ou non (c’est-à-dire déterminer si la noyade est la cause de la mort ou si le corps a été immergé post mortem) et peut donc être amené à rechercher d’autres causes au décès.

Décès d’origine toxique

Certaines substances sont rapidement dégradées par l’organisme. Il est cependant indispensable d’effectuer des prélèvements à visée toxicologique dans certaines situations, notamment lors de décès suspectés d’être liés à une ingestion médicamenteuse, qui peuvent être aisément mis en scène pour masquer un homicide. Attention, certains médicaments comme l’insuline peuvent provoquer des décès rapides et ne laisser que très peu de traces, il faut donc se montrer particulièrement vigilants. Concernant les injections létales d’insuline, l’hypoglycémie engendrée aboutit au coma, puis au décès par troubles du rythme cardiaque. Des signes non spécifiques comme un myosis, une bradycardie, une hypothermie ou encore une hyporéflexie peuvent être retrouvés ; toutefois, il est très compliqué de mettre en avant le rôle de l’insuline, le décès pouvant aisément passer pour une défaillance cardiaque naturelle.6 Ce mode opératoire est d’autant plus complexe à démasquer que la glycémie et l’insulinémie sont difficilement interprétables en post mortem, l’hémolyse impactant significativement leurs taux. Il faut néanmoins recourir à une analyse toxicologique, car il est possible qu’une injection d’autres substances ait eu lieu de manière concomitante pour tromper la vigilance de la victime : somnifères, benzodiazépines, etc.

Décès impliquant un feu 

Ces décès sont également source d’erreurs et de confusion, notamment parce qu’un corps calciné est très complexe à expertiser. Des analyses toxicologiques permettant de mesurer le taux de monoxyde de carbone peuvent s’avérer précieuses pour orienter les causes du décès.7 Si un corps est retrouvé partiellement calciné mais que le tractus respiratoire ne comporte pas de traces de suie, cela signe que la personne ne respirait plus au moment de l’incendie : il faut alors privilégier l’hypothèse de la dissimulation d’un décès antérieur à l’incendie, et donc de l’intervention d’un tiers. À noter que l’incendie volontaire de la scène est une pratique relativement fréquente pour les auteurs afin de masquer leurs traces : en effet, le feu conduit bien souvent à une destruction irrémédiable d’éléments matériels. Des cas d’immolation auto-induite et de brûlures auto-infligées existent également : il est alors nécessaire d’explorer le contexte suicidaire, ou encore de rechercher la possibilité de troubles psychiatriques décompensés.5 

En définitive, peu importe le mode apparent de décès ou la nature de la scène, les traces de lutte ou de préhension doivent systématiquement être recherchées de manière exhaustive par le médecin qui intervient sur les lieux pour constater le décès et examiner le corps.

L’examen du corps est toujours rendu plus complexe par le phénomène de putréfaction. Ainsi, lorsque le corps est très altéré, le recours à l’imagerie est indispensable.

Dans toutes ces situations qui dépassent les compétences du médecin généraliste ou urgentiste, il ne faut pas hésiter à faire appel à la médecine légale afin de recourir à une expertise plus approfondie.

Obstacle médico-légal ne signifie pas autopsie !

Le certificat de décès est un acte civil obligatoire, qui engage la responsabilité civile, pénale et ordinale du médecin qui le remplit.5 Le certificat doit être établi par le médecin qui procède lui-même à l’examen du corps. À travers ce document, le médecin rédacteur atteste non seulement de la mort de l’individu mais également du mode de décès. Or il peut être très compliqué, voire impossible, d’établir sur place un diagnostic précis de la cause du décès.

La source principale d’inquiétude et d’incompréhension concernant le certificat de décès réside dans l’obstacle médico-légal (OML), notion souvent mal comprise par les médecins, qui peuvent en sous-estimer l’enjeu, pourtant capital.8 

Contrairement à une croyance encore très répandue dans la profession, la pose d’un OML n’aboutit pas systématiquement à une autopsie, tant s’en faut. Cette décision incombe au magistrat. L’OML déclenche simplement l’intervention des forces de l’ordre, et retarde les opérations funéraires et l’inhumation en plaçant le corps à la disposition de la justice. C’est au magistrat, et à lui seul, de statuer sur l’opportunité de poursuivre ou non les investigations, et éventuellement de recourir à une expertise médico-légale.9 

Les situations relevant de l’OML ne sont pas listées dans les textes juridiques, il existe donc une forme de liberté d’interprétation laissée au praticien qui remplit le certificat de décès, ce qui entraîne inévitablement des difficultés et des erreurs. La mort devient suspecte uniquement si le médecin qui constate le décès a un doute sur les causes de la mort. On perçoit alors aisément le problème : si le médecin ne remarque pas les éléments suspects, il peut facilement passer à côté d’un homicide.10 

Afin de faciliter la décision du médecin signataire, on peut retenir que la mort naturelle désigne une mort purement endogène, tandis que la mort violente découle de l’intervention d’un élément extérieur à l’individu, avec ou sans la participation d’un tiers.4 À titre d’exemple, un suicide est donc une mort violente sans intervention d’un tiers. Un OML devrait être posé en cas de mort violente – y compris, donc, en cas de suicide ou d’accident –, inattendue (par exemple en cas de décès brutal et inexpliqué chez un sujet jeune et en apparente bonne santé) et, bien sûr, en cas de mort suspecte. 

Encadre

Bon à savoir

Le médecin qui remplit le certificat de décès doit avoir procédé lui-même à l’examen de corps.

Mise à part l’expérimentation actuelle avec des infirmiers volontaires, seuls les médecins sont qualifiés pour le remplir et se prononcer sur le décès : il est important de ne pas se laisser influencer ni d’avoir d’idées préconçues, notamment sur les causes du décès !

Un magistrat est toujours de permanence, joignable 24 h/24. De même, il convient de faire appel à un médecin légiste au moindre doute.

Références  
1. Beauthier JP, Beauthier F, Lefèvre P. Homicides ignorés. Rev Med Brux 2013;34:47-54.
2. Jackwoski C, Haussmann R, Jositsch D. Eine Dunkelziffer bei Tötungsdelikten in der Schweiz. Fiktion oder Realität? Kriminalistik 2014;68(10):607-14.
3. Paris V. Analyse des difficultés rencontrées lors de la rédaction d’un certificat de décès relevant d’un obstacle médico-légal. Enquête qualitative auprès de 19 médecins généralistes lorrains. Thèse pour obtenir le grade de docteur en médecine générale, Université de Lorraine, faculté de médecine de Nancy, 2015.
4. Beauthier JP. Le médecin généraliste confronté à la personne décédée. Une aide à la compréhension et à la rédaction du certificat de décès. Rev Med Gen 2005;225:332-41. 
5. Vandevoorde J, Estano N. Homicide maquillé et suicide : complémentarité de la suicidologie, de la criminologie et de la médecine légale. Rev Med Leg 2017;8(1):32-43.
6. Marquet-Radermecker F, Rader­mecker R. Enquête sur le crime parfait. L’insuline peut-elle être l’arme fatidique ? Diabète & Obésité 2018;13(17):174-7.
7. Laborderie S, Prat S. Aspects suicidaires, criminels et accidentels des décès par immolations : une revue de la littérature. Rev Med Leg 2014;5(4):148-59.
8. Laborie JM, Ludes B. L’obstacle médicolégal, pour un mode d’emploi. Rev Med Leg 2016;7(1):16-21.
9. Chiron F, Vergnault M, Martrille L, et al. L’éloignement influence-t-il les demandes d’autopsies ? L’activité thanatologique dans 3 instituts médico-­légaux en 2012 : analyse descriptive des conclusions d’autopsie. Rev Med Leg 2017;8(1):4-8.
10. Beauthier F, Beauthier JP. Certificat médical de décès. Rev Med Brux 2013;34:376-9.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés
essentiel

Le médecin généraliste joue un rôle essentiel dans la détection des homicides maquillés, il est donc impératif d’être très minutieux lors de l’examen de corps et de la rédaction du certificat de décès.

Déshabiller entièrement le corps et le retourner permet d’inspecter et de rechercher de potentielles lésions afin d’envisager les causes du décès. Des lésions de défense ou de préhension sont en faveur de l’intervention d’un tiers.

L’obstacle médico-légal doit être posé en cas de mort suspecte ou d’homicide évident, mais aussi en cas de suicide, d’accident, ou encore de mort inattendue. Il ne mène pas automatiquement à une autopsie.

Au moindre doute, il ne faut pas hésiter à recourir à la médecine légale : mieux vaut cocher l’OML pour une « fausse alerte » qu’omettre de le cocher et passer à côté d’une situation criminelle. Une telle erreur serait extrêmement difficile à rattraper pour la justice.