Historiennes et sociologues des sciences, l’une à l’Institut national de la recherche agronomique et l’autre à l’université Paris-Descartes, elle publient Gouverner un monde toxique.*

C’est quoi, un monde toxique ?

Nathalie Jas : C’est le nôtre. Il n’est pas simplement contaminé par certains produits chimiques, mais il est devenu toxique pour l’environnement et les corps. Nous avons d’abord cherché à en comprendre la matérialité. D’une part, nous avons insisté sur le caractère historiquement constitué des pollutions. Tout un ensemble de polluants qui se dégradent très lentement ou pas du tout se sont accumulés depuis le début de l’ère industrielle. Par exemple, les sites d’extraction des matières premières dont notre économie a besoin restent, même après leur fermeture, chargés en polluants, possiblement pour l’éternité quand des métaux lourds ou des matériaux radioactifs sont présents. Certains produits de synthèse chimique, reconnus comme dangereux, sont difficilement dégradables – d’aucuns ayant même été conçus pour ne pas l’être. Ils posent des problèmes majeurs que leur interdiction ne suffit pas à régler. C’est par exemple le cas des PCB, aujourd’hui interdits en France. D’autre part, nous avons insisté sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des problèmes que posent les polluants. Nous en avons souvent une vision étroite. Nous nous concentrons sur un produit pour tel usage, par exemple le bisphénol A dans les contenants alimentaires. Mais tous les produits de l’industrie chimique sont issus de processus d’extraction de matières premières et de transformations industrielles, dont chaque étape produit des polluants, souvent en grandes quantités. À la fin du cycle de consommation, les déchets (plastiques, électroniques, nucléaires, produits chimiques) sont aussi des sources de pollution.

Soraya Boudia : Le monde toxique est le résultat d’une organisation de notre économie et de son expansion depuis la Seconde Guerre mondiale. L’accumulation des substances chimiques contribue largement à la crise environnementale majeure que nous connaissons. Nous n’en mesurons pas tous les effets, mais nous savons que les écosystèmes, dont la chaîne alimentaire, sont contaminés. Le travail de biomonitoring du CDC américain (Centers for Disease Control and Prevention)1 révèle que les corps humains abritent désormais des centaines de substances chimiques synthétiques, ce qui n’est pas sans conséquences pour la santé.
La question que nous nous sommes posée est de savoir comment nous en sommes arrivés à construire ce monde profondément néfaste. Pour cela, nous avons examiné l’organisation des activités économiques, en particulier leur intensification en produits chimiques. Nous avons cherché à comprendre comment sont appréhendés les problèmes qu’elles posent, qui les met en avant, comment ils sont gérés par des experts, des autorités publiques ou des associations, et comment ils sont des leviers pour des transformations ou au contraire comment ils sont invisibilisés et oubliés.

C’est ce que signifie « gouverner un monde toxique »…

NJ : Par gouvernement, nous entendons les discours experts et politiques, les institutions, les instruments et outils dédiés mais aussi les mobilisations de divers acteurs qui mettent en exergue certains problèmes et contribuent à leur transformation.
Nous avons distingué trois modes de gouvernement à partir de 1945, mais la complexité de l’analyse tient aussi au fait qu’ils sont historiquement imbriqués. Chacun de ces modes de gouvernement devient prépondérant à une certaine époque, mais ne disparaît pas aux périodes suivantes.
Nous avons d’abord identifié un gouvernement par la maîtrise. Au début des années 50, la production chimique s’est intensifiée, avec de très nombreux produits nouveaux mais aussi des pollutions très apparentes, comme celle de l’air dans les grandes villes ou celle des rivières. Le discours dominant a soutenu qu’il était possible d’obtenir les bienfaits de ce développement économique (voitures, médicaments, etc.) tout en maîtrisant à terme les effets sanitaires et environnementaux néfastes. Cette idée n’était pas nouvelle. De longue date, des stratégies ont été développées pour faire face aux débordements industriels et protéger au moins certaines populations : imposer des normes techniques visant à canaliser les pollutions, par exemple en demandant des cheminées d’usine de grande hauteur ; regrouper des activités industrielles dans certaines zones, confinant ainsi une grande partie des pollutions à certains territoires et populations. Celles-ci deviennent ainsi particulièrement exposées et plus touchées et payent de facto un lourd tribut au développement économique dont elles profitent peu.
Après 1945, de nouvelles stratégies sont développées. C’est à cette époque qu’apparaît dans les espaces d’expertise et de régulation une notion fondamentale, celle de seuil, c’est-à-dire la possibilité de définir un niveau d’exposition (une valeur limite) en dessous duquel il n’y a pas de toxicité sur l’organisme humain. Grâce à tout un ensemble d’outils de quantification des substances, de mesure de leurs effets, etc., on commence à définir des valeurs limites pour certaines d’entre elles considérées comme toxiques et présentes dans les ambiances de travail, les aliments et le secteur du nucléaire. L’argument développé est : certes, les substances considérées sont dangereuses, mais l’appareil réglementaire garantit que les doses auxquelles les populations sont exposées n’auront aucun impact délétère notable. S’il y a bien des dispositifs d’expertise et de régulation qui sont mis en place à des niveaux nationaux et internationaux, il faut garder à l’esprit que l’essentiel des dizaines de milliers de nouvelles substances qui ont été mises en circulation entre 1945 et le début des années 1960 n’a fait l’objet d’aucune évaluation et d’aucune réglementation. Mais la rhétorique (et la conviction) de nombreux acteurs était bien celle de la possibilité de maîtriser les polluants et leurs effets nocifs.

SB : Cependant, dès la fin des années 40, le dogme ou le paradigme de « la dose fait le poison » a commencé à être remis en question. Le problème des expositions aux faibles doses est devenu central dans les contestations émises à partir des années 50 et 60 contre les essais atomiques en atmosphère puis contre le nucléaire civil dans les années 70. Cette notion peut paraître anecdotique mais, de fait, elle est cruciale : quelle que soit la quantité de substances produites ou l’intensité des activités économiques, certaines exposent à des dangers, donc leur risque ne pourra jamais être réduit à zéro. Cela a perturbé les manières de penser. Les réflexions d’experts dans les années 70 et 80 aux États-Unis et dans les organisations internationales ont débouché sur la formulation de deux éléments importants.
La première est l’analyse risque/bénéfice. Comme il y a toujours un degré de dangerosité et qu’il est hors de question de cesser une activité, souvent pour des raisons économiques, on a recours à une mise en balance inconvénients/avantages. Toutefois, cela soulève au moins deux types de difficultés. D’une part, le calcul technique reste problématique encore aujourd’hui. D’autre part, il y a un problème politique de justice sociale : les personnes exposées aux risques ne sont pas nécessairement celles qui récoltent les bénéfices.
La deuxième notion est celle de risque acceptable, inventée dans les années 70 pour contrer les critiques des mouvements environnementalistes. On rétorque souvent à ceux qui protestent contre les pollutions qu’il faut comparer les dangers, que ceux de la cigarette sont plus importants. Objectivement oui, parfois, mais c’est ne pas tenir compte du fait que lorsqu’il s’agit de risques, le problème est aussi la configuration sociale dans laquelle ils viennent prendre place. Contrairement au tabagisme, l’exposition aux produits chimiques est rarement un choix !
Ces réflexions et pratiques que nous décrivons contribuent à construire un nouveau mode de gouvernement, un gouvernement par le risque, qui s’appuie sur un ensemble de procédures, d’outils statistiques et de recommandations. Il ne s’agit plus de dire qu’on « maîtrise » mais qu’il y a toujours un degré de risque qui, s’il advient, sera gérable. Dans la pratique, il s’agit dans une large mesure de s’appuyer sur les assurances pour les dégâts environnementaux et sur des systèmes de compensation pour les victimes.
Dans les années 80 et 90, des catastrophes majeures, comme celles de Bhopal ou de Tchernobyl ont montré non seulement l’incapacité à en maîtriser les conséquences mais aussi à les gérer correctement. L’ampleur des pollutions, l’inefficacité des programmes de décontamination et l’impossibilité d’offrir des perspectives aux populations qui ont subi de plein fouet ces catastrophes ont débouché sur une idée simple mais cynique : il faut apprendre à vivre sur ces territoires empoisonnés. C’est l’idée centrale de ce que nous appelons le gouvernement par l’adaptation. Tchernobyl puis Fukushima sont devenus des zones d’expérimentations auprès de populations qui ne peuvent pas émigrer. Les protocoles et conseils formalisés grâce à des financements européens s’appliquent désormais à toutes les populations, souvent précaires, vivant sur des territoires durablement contaminés (par exemple, les Antilles françaises contaminées par le chlordécone, insecticide particulièrement toxique).

NJ : De plus en plus, ce gouvernement par l’adaptation ne concerne plus seulement certaines populations ou certains territoires. Dans les pays riches eux-mêmes, de nombreuses zones – agricoles, minières, industrielles – sont contaminées pour de longues périodes ou risquent de l’être. De manière plus générale, toute la population est visée afin de faire face à des pollutions de fond et des contaminations diffuses. Face à cette situation, les autorités sanitaires préconisent par exemple des choix alimentaires dictés par la présence éventuelle de polluants (cf. les recommandations de l’Anses sur la consommation de poissons) ou déconseillent des activités (comme le fait par exemple le ministère de la Santé en cas de pics de pollution de l’air). Les mères sont incitées à préférer tels types d’aliments, de cosmétiques, de loisirs, de vêtements pour leurs enfants. Il y a donc un transfert de responsabilité sur les individus, qui doivent devenir gestionnaires de leurs risques et entrepreneurs de leur santé. Les médecins ne peuvent qu’entrer dans ces logiques qui leur échappent, même s’ils perçoivent la philosophie politique qui les fondent.

Peut-on espérer un quatrième type de gouvernement, respectueux des gens et de l’environnement ?

SB : Nous avons affaire à des problèmes systémiques, qui sont le fruit de dynamiques historiques et qui sont profondément enracinés dans la manière dont nos sociétés sont organisées. Notre ouvrage ne plaide pas pour un quatrième mode de gouvernement pour gérer les problèmes tels qu’ils se déploient aujourd’hui. Nous avons souhaité montrer qu’un chantier de fond est nécessaire. Des changements majeurs ne peuvent advenir sans une transformation des systèmes de production et de consommation. L’impératif de la transition écologique et/ou énergétique est souvent mis en avant. Mais dans bien des cas, l’analyse approfondie est écrasée au nom de l’urgence de l’action, et des perspectives de nouveaux marchés... Pour ne prendre qu’un exemple, la promotion de l’énergie verte, solaire ou biogaz, intensifie pour la première l’exploitation des terres rares et la monoculture intensive pour la seconde – toutes deux extrêmement néfastes à l’environnement et la santé.
Transformer notre monde peut paraître énorme à chaque individu. Mais l’histoire montre que les systèmes économiques et politiques changent sous la pression de contraintes environnementales et l’action des hommes.

* éditions Quae, 2019, 124 pages, 15 euros.