De nombreuses affections sont différentes selon les sexes (dépression, maladies cardiovasculaires, auto-immunes…) et répondent différemment aux traitements en matière d’efficacité et d’effets indésirables. Pourtant, l’approche « unisexe » est toujours la règle en médecine. Au vu des dernières données, est-elle vouée à disparaître, au profit d’une médecine véritablement personnalisée ?

Les différences liées au sexe sont-elles suffisamment prises en compte en médecine ?

Claudine Junien : Ces dernières années, une prise de conscience des différences liées au genre – c’est-à-dire la distinction sociale entre les rôles attribués à chaque sexe – est apparue dans nos sociétés, en réaction aux stéréotypes qui pénalisent les femmes, y compris dans le cadre de la santé.1 Mais, en contrepartie, on oublie trop souvent que les différences liées au sexe – les véritables différences biologiques entre hommes et femmes – ne se résument pas aux seuls niveaux reproductif et hormonal. En effet, le sexe, déterminé par des différences quantitatives et qualitatives des gènes situés sur les chromosomes sexuels (paire 23 : XX pour les femmes, XY pour les hommes), est présent dans chaque cellule de l’organisme depuis la conception. Plus encore : il façonne aussi l’expression du reste du génome, car un tiers de tous nos gènes sont exprimés de façon différente selon notre sexe ! De surcroît, les mécanismes épigénétiques, sensibles à l’environnement socioculturel (donc au genre), entrent aussi en jeu dans cette expression différenciée du génome. Tout cela exerce une influence ­certaine sur le fonctionnement de tous les systèmes corporels et notre physiologie, donc sur les mécanismes et l’expression de la plupart des maladies, voire sur nos comportements…
Pour n’en donner que quelques exemples parmi d’autres : des recherches récentes2 ont montré, dans le cas de la dépression – maladie plus fréquente chez la femme –, que certains réseaux de gènes exprimés en lien avec cette pathologie diffèrent entre les hommes et les femmes, au point d’être parfois exprimés dans des directions opposées (surexprimés chez les uns, sous-exprimés chez les autres). Dans la douleur, les processus diffèrent aussi : les femmes y sont plus sensibles, non parce qu’elles soient plus « douillettes » – ce qui serait une question de genre ! – mais parce que le système de transmission du message douloureux est plus efficace chez elles. En effet, il implique des types de cellules différents : les cellules T (système immunitaire), alors que chez les hommes, ce sont les cellules de la microglie (système nerveux central).
Pourtant, on continue la plupart du temps de faire une médecine « unisexe », en appliquant les mêmes traitements, souvent aux mêmes doses, indifféremment aux deux…

Pourquoi fait-on l’impasse sur ces différences ?

Nicole Priollaud : C’est, d’une part, une question historique, de progrès scientifique, car la médecine a mis longtemps à les comprendre en profondeur (les chromosomes XX et XY n’ont été identifiés qu’au début du XXe siècle, par exemple). Mais il y a, d’autre part, des raisons politiques, idéologiques : on confond souvent la lutte pour l’égalité des sexes avec l’inexistence de différences. Or la mise en évidence des différences liées au sexe ne remet pas en cause l’égalité ! Au contraire, l’approche unisexe est particulièrement contre-productive en médecine, lourde de conséquences sur la santé des femmes notamment – mais pas seulement, car les hommes en font aussi les frais… C’est, in fine, un obstacle à la médecine personnalisée, qui est pourtant l’horizon vers lequel on tend aujourd’hui – de la même façon que le fait de ne pas prendre en compte les origines ethniques, par exemple, est un obstacle (des données qu’on n’a, hélas, pas le droit de collecter en France…), alors que les différences génétiques sont légion entre les différentes ethnies.
C. J. : C’est également une question de lacunes dans la recherche : historiquement, peu de femmes ont été incluses dans les essais cliniques (et peu de femelles dans les études sur l’animal) ; encore aujourd’hui, quand elles le sont, les résultats ne sont pas systématiquement ventilés par sexe. Pour reprendre l’exemple de la dépression : si l’on sait déjà qu’elle ne se manifeste pas de la même façon selon le sexe, on ne sait pas pour autant quelles molécules agissent mieux chez la femme ou chez l’homme. Pour cela, il faudrait conduire de nouvelles études, ce qui implique une prise de conscience – des institutions sanitaires, des financeurs, des chercheurs –, voire une volonté politique, avec la mise en place de nouvelles réglementations… 

Pourquoi les femmes sont-elles moins prises en compte dans ces recherches ? 

C. J. : Le poids des mentalités et des idées reçues y est pour beaucoup – la confusion est très répandue, entre le sexe, biologique, et le genre, qui dépend de facteurs socioculturels très précoces. Certes, inclure des femmes en âge de procréer dans des essais cliniques est risqué (en cas de grossesse et d’effets tératogènes des médi­caments testés ; prise de contraception qui pourrait biaiser les résultats...), mais s’il ne s’agissait que de cela, on verrait davantage de femmes incluses après l’âge de la ménopause, ce qui n’est pas non plus le cas… En réalité, on a longtemps cru que les femmes (et les femelles chez l’animal), trop « variables » en raison du cycle reproductif et de la fluctuation hormonale, interféreraient avec la fiabilité des résultats, raison pour laquelle elles étaient déjà moins incluses dans les études précliniques. Or, ces dernières années, des recherches3 ont montré que non seulement ce n’est pas le cas mais qu’en plus les mâles sont encore plus variables, avec des taux de testostérone qui peuvent fluctuer du simple au quintuple !
N. P. : Par ailleurs, si l’une des raisons de l’absence de femmes dans les essais cliniques est le risque de potentiels effets délétères sur leur descendance, pourquoi n’évoque-t-on pas ce problème aussi chez les hommes ? Après tout, les médicaments pourraient aussi affecter leurs gamètes de façon durable : il est maintenant démontré que ceux du père, comme ceux de la mère, peuvent « mémoriser » certaines expériences ou certaines expositions liées à leur environnement. Tout cela, couplé au fait qu’on a longtemps considéré que le mâle est le standard (et qu’on peut donc extrapoler les résultats), a abouti à des aberrations, comme le fait de tester certains médicaments destinés aux femmes… sur des hommes !4 Or les femmes ne sont pas des hommes miniatures… 

Les choses sont-elles en train de changer ? 

C. J. : Certaines réglementations existent. Les États-Unis sont pionniers : les National Institutes of Health (NIH) ont établi en 1993 des guidelines pour l’inclusion des femmes dans la recherche clinique ; depuis 2014, ils ne financent plus les études n’incluant pas de femmes (sauf dans des cas spécifiques justifiés) ; depuis 2016, ils requièrent que, dans ce cadre, les résultats des essais de phase III soient analysés par sexe. Ces dernières décennies, la proportion d’études incluant des femmes a presque doublé : selon le registre international des essais cliniques (OMS-NIH), toutes pathologies et phases d’essai confondues, elle est passée de 35 % en 1995 à 58 % en 2018.1 Néanmoins, la sous-représentation existe encore, surtout dans certaines pathologies (en cardiologie, oncologie, psychiatrie…).
N. P. : L’Europe a suivi ce chemin un peu plus tard, mais il reste beaucoup à faire. Selon le registre européen des essais cliniques, 88 % de ceux en cours en France en 2019 auraient inclus femmes et hommes.1 Toutefois, les données européennes (et françaises) sur le sexe dans les essais cliniques ne sont pas aussi détaillées que les données américaines et internationales. En somme, il est compliqué de faire évoluer les mentalités : tant que dans les laboratoires il y aura davantage d’hommes que de femmes, tant que les ­financeurs privés ne feront pas attention à la parité, on avancera très lentement... En effet, les données selon le sexe sont plus souvent prises en compte quand l’investigateur principal est une femme !

Quelles conséquences sur les médicaments mis sur le marché ?

C. J. : Ce déséquilibre a des répercussions très concrètes – en particulier pour les ­molécules anciennes, développées lorsque ces réglementations de parité n’existaient pas encore –, car les différences entre les sexes vis-à-vis des médicaments sont de plusieurs ordres : ce n’est pas seulement une question de taille et de poids inférieurs chez les femmes en moyenne (ce qui influe sur les doses), mais aussi d’autres différences pouvant modifier la pharmacocinétique et la pharmacodynamique (encadré).
N. P. : Il faudrait non seulement adapter les doses, mais même, dans certains cas, vendre les médicaments dans des boîtes différentes – comme pour le zolpidem aux États-Unis (Stilnox en France), où la couleur de la boîte, rose ou bleue, varie selon le sexe, car le dosage initialement destiné aux hommes, trop élevé pour les femmes, a été à l’origine de plusieurs accidents de la route.
C. J. : Pour aller plus loin encore, pourquoi ne pas développer, au-delà des dosages différents, des formulations, des galéniques spécifiques afin de minimiser le risque d’effets indésirables imprévus chez les femmes ? Mais pour cela, il faudrait faire des essais cliniques dédiés, ce qui n’intéresse pas beaucoup les laboratoires pharmaceutiques, car ce serait peu rentable...
 

Et en pratique clinique, quels messages donner aux médecins ? 

C. J. : On ne peut pas faire de médecine personnalisée sans prendre en compte les différences liées au sexe ; pire : les ignorer peut même entraîner une perte de chance. Il y a l’exemple bien connu de l’infarctus du myocarde chez les femmes, dont les symptômes, moins « typiques » chez 40 % d’entre elles (c’est-à-dire moins spécifiquement masculins…), conduisent à une prise en charge plus retardée, parfois inadéquate (souvent confondu avec une crise d’angoisse). Résultat : le pronostic est moins bon chez elles – jusqu’à deux fois moins de chance de survivre à un infarctus que les hommes. Alors que ces différences sont bien établies aujourd’hui, la prise en charge reste fréquemment suboptimale (souvent, les femmes elles-mêmes ignorent ces différences !).
Dans d’autres domaines aussi, il y a déjà beaucoup d’avancées dans la compréhension de ces disparités : on sait que les maladies auto-immunes touchent beaucoup plus les femmes, car leur système immunitaire est plus performant, d’où une réponse différente aussi aux infections, etc. Mieux les comprendre devrait permettre de prescrire les explorations les plus adaptées et de soigner d’une façon plus appropriée.
N. P. : Globalement, il faudrait toujours tenir compte du fait que les maladies ont un sexe : être attentif aux manifestations spécifiques, à la différence des symptômes mais aussi de la réponse aux traitements.

Encadre

Effets indésirables des médicaments : pourquoi les femmes sont-elles plus touchées ?

• Les effets indésirables liés aux médicaments sont généralement plus fréquents chez les femmes (dans des proportions allant de 50 à 70 %), comme l’ont montré plusieurs études nationales et internationales fondées sur des données de pharmacovigilance.

• Des facteurs spécifiques au sexe influent, en effet, sur la pharmacocinétique – l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’excrétion des médicaments – : expression différente de certaines enzymes, clairance rénale diminuée dans certains cas, pH gastrique plus élevé, taux de graisse corporelle plus élevé, transit gastro-intestinal plus lent, débit cardiaque et débit sanguin des organes plus faibles en moyenne, moindre volume plasmatique… Ces différences peuvent entraîner une surexposition aux principes actifs, se traduisant par un risque plus élevé d’effets indésirables dose-dépendants.

• Mais ce n’est pas tout. D’autres différences physiologiques, par exemple dans la densité de certains récepteurs, peuvent aussi affecter la pharmacodynamique des molécules et expliquer la différence dans les réponses aux traitements observées entre les hommes et les femmes. Enfin, d’autres facteurs – médicaments spécifiques (contraception, traitements hormonaux…), polymédication plus fréquente chez les femmes, etc. – peuvent aussi augmenter le risque d’interactions médicamenteuses et d’effets indésirables.

• Bien qu’il existe de plus en plus de données documentant l’effet du sexe dans le profil de sécurité et d’efficacité des médicaments, davantage de recherches sont nécessaires pour les confirmer, et pour balayer l’ensemble des classes thérapeutiques. La connaissance de ces mécanismes est indispensable pour orienter de possibles adaptations de traitements aux femmes, voire des réévaluations de la balance bénéfices-risques de certains médicaments.

D’après : Lacroix C, Maurier A, Largeau B, et al. Sex differences in adverse drug reactions: are women more impacted? Therapie 2023;78:175-88.
Références
1. Grésy B, Piet E, Vidal C, et al. Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique. Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Rapport n° 2020-11-04 Santé 45 voté le 04/11/2020.
2. Labonté B, Engmann O, Purushothaman I, et al. Sex-specific transcriptional signatures in human depression. Nat Med 2017;23 :1102.
3. Prendergast BJ, Onishi KG, Zucker I. Female mice liberated for inclusion in neuroscience and biomedical research. Neurosci Biobehav Rev 2014;40:1-5.
4. Harrison R. A Drug for Women, Tested on Men. Yale School of Medicine (en ligne), 14 juin 2016.