Les préjugés et discriminations fondés sur l’âge – aussi inconscients soient-ils – ont des effets négatifs sur la santé des seniors : retards au diagnostic, prescriptions inappropriées, aides inadaptées...Mais comment changer son regard sur le grand âge ? Les réponses de Jean-Claude Henrard et Thomas Rapp, spécialistes de la question.

Qu’est-ce que l’âgisme ?

J.-C. H. : Selon un rapport de l’OMS (2021), l’âgisme est l’ensemble des stéréotypes, préjugés et discriminations fondés sur l’âge.

Il prend principalement trois formes : un âgisme compatissant (image péjorative du déclin), un âgisme « marketing » (rejet esthétique de la vieillesse, nourri par l’industrie cosmétique…) et un âgisme conflictuel (l’idée que les personnes âgées consomment des ressources qui pourraient être mieux dépensées pour les jeunes générations).

Quelles en sont les principales manifestations en médecine et quels sont leurs retentissements ?

T. R. : Des travaux récents montrent que certains patients peuvent voir leur accès aux soins réduit seulement en raison de leur âge. Je ne parle pas des considérations – légitimes – qui prennent en compte leur situation globale (évaluation de la balance bénéfices/risques qui peut effectivement être défavorable selon l’âge), mais d’un biais cognitif qui peut conduire à placer inconsciemment des personnes dans une catégorie « grand âge ». Par exemple, un article publié dans le NEJM a montré qu’aux États-Unis un patient hospitalisé aux urgences pour infarctus du myocarde avait plus de chances d’être opéré s’il avait 79 ans, 11 mois et 2 semaines que s’il avait 80 ans et 2 semaines, indépendamment de son état de santé. Les auteurs attribuent cela au « biais du nombre de gauche », qui pousse certaines personnes à accorder trop d’importance au nombre situé à gauche de la virgule, et qui, selon eux, conduirait les médecins américains à traiter différemment un patient qui a presque 80 ans par rapport à un patient qui vient d’avoir 80 ans.

Concrètement, il peut donc y avoir de l’âgisme – aussi inconscient soit-il – lorsque le seul critère numérique (arbitraire) de l’âge civil gouverne la décision médicale, alors même qu’on sait qu’il ne reflète pas nécessairement l’âge réel, physiologique. On peut penser que des patients français peuvent aussi se retrouver dans cette situation (même si l’étude américaine n’a pas été répliquée en France, à ma connaissance) : par exemple, la grande campagne de prévention lancée l’an dernier cible certains âges de la vie identifiés comme « clés » (25, 45 et 65 ans), mais oublie 75 ans, qui est pourtant un âge charnière en matière de prévention de la perte d’autonomie !

J.-C. H. : La perception qu’à partir d’un certain âge ce n’est plus la peine de traiter est très prégnante. Le rapport de l’OMS, avec la méta-analyse qui l’accompagne (400 études, 45 pays), a conclu que l’âgisme a des effets délétères sur la santé dans plusieurs domaines : il serait associé à une mortalité précoce, augmentant la probabilité d’avoir des comportements à risque (manque d’observance thérapeutique, mauvaise alimentation, tabagisme, consommation d’alcool…), des prescriptions inappropriées, un retard au diag­nostic pour certaines pathologies…

L’âgisme intériorisé est particulièrement en cause. Lorsque les personnes âgées perçoivent elles-mêmes leur âge comme quelque chose de stigmatisant – l’image que la société leur renvoie –, elles sont moins enclines à se faire soigner. En outre, des perceptions négatives de soi-même, en rapport avec le vieillissement, seraient aussi directement associées à un déclin cognitif accéléré.

Comment lutter contre les effets de l’âgisme en santé ?

T. R. : La clé est de remettre les personnes et leur entourage au centre des décisions, en prenant mieux en compte leurs préférences et leurs attentes à l’égard des soins. Les aides publiques actuelles en sont encore trop éloignées. Pour preuve : un quart des personnes éligibles aux aides pour l’autonomie n’en font pas la demande ! Or ne pas prendre suffisamment en considération les attentes des seniors, c’est aussi une forme d’âgisme… Et ce décalage entre leurs souhaits et ce qui leur est proposé peut mener à des soins inadaptés qui n’améliorent pas, voire dégradent, leur santé et leur qualité de vie. Par exemple, dire à une personne en perte d’autonomie qu’elle ne peut plus cuisiner et lui faire porter ses repas, alors qu’elle aimait peut-être cuisiner pour sa famille, ne fait qu’accentuer son isolement ; il vaudrait sans doute mieux proposer un ergothérapeute pour l’aider à adapter son environnement et à continuer de faire les choses qu’elle aime, différemment, dans la mesure du possible.

Des approches centrées sur les préférences des personnes ont fait leurs preuves dans les pays nordiques, car elles permettent de s’assurer que chaque euro dépensé apporte des gains réels de qualité de vie à ceux qui en bénéficient – un rapport récent de l’OCDE l’a montré. C’est la notion de value-based aging que nous avons introduite avec ma collègue Katherine Swartz de l’université d’Harvard : mettre la priorité sur des services qui améliorent le plus la qualité de vie des seniors et de leur entourage. Ce modèle suppose de mieux comprendre leurs besoins. C’est pourquoi nous lançons, avec la chaire Aging UP ! de l’université Paris-Cité*, une grande étude pour mieux comprendre les préférences et les attentes des seniors à l’égard de l’organisation des soins, de la prévention et du financement de l’autonomie. Nous voulons montrer pourquoi des politiques publiques uniquement guidées par des critères d’âge ne sont pas toujours pertinentes, et mettre l’accent sur l’importance de considérer les autres facteurs – socioéconomiques, par exemple – qui influencent la perte d’autonomie.

Et en consultation ?

J.-C. H. : Pour optimiser la prise en charge des personnes âgées, l’approche clinique devrait aussi être plus holistique : comprendre le vieillissement non pas comme une pathologie (ou un ensemble de pathologies) à guérir, mais à travers le prisme plus ample des conséquences fonctionnelles et sociales de l’effet de l’âge – à la fois chronologique et sénescent. Il est en effet important de distinguer : 1) les effets du vieillissement chronologique qui, s’accumulant, entraînent un nombre croissant de pathologies à traiter ; 2) ceux de la sénescence – un vieillissement « universel » – dont la conséquence est une limitation des capacités fonctionnelles et des déficiences qu’il ne s’agit pas de «  guérir  » mais simplement de prendre en compte.

Si on ne peut pas freiner le vieillissement, on peut en revanche agir sur l’environnement de la personne afin de limiter les restrictions que l’avancée en âge entraîne sur la vie quotidienne, et minimiser ainsi les risques qui peuvent détériorer sa santé (chutes à domicile, par exemple). 

Cela implique, en pratique, d’aller au-delà des paramètres biologiques, car les soins du grand âge vont au-delà des soins purement médicaux. On voit l’importance pour le médecin de faire partie d’une équipe pluridisciplinaire qui intègre ces dimensions (ergothérapeutes, psychologues…) : est-ce que le patient a des difficultés au quotidien dans son logement, pour sortir, pour prendre les transports, etc. ? Si oui, comment peut-on aménager son cadre de vie pour les contourner ? Cela rejoint la notion évoquée ci-dessus…

T. R. : Les politiques de l’autonomie ne fonctionneront que si elles parviennent à s’appuyer sur les médecins généralistes. Ces derniers ont un rôle clé à jouer : ils connaissent bien les patients, souvent depuis plusieurs années, ainsi que leur famille et leur entourage. Ils sont donc ceux qui peuvent le mieux juger quels soins apportent une réelle valeur. Mais il est difficile de leur en demander davantage alors qu’ils manquent déjà de temps de consultation… Je pense qu’il faut mettre en place des mesures incitatives concrètes. Par exemple, la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp) pourrait être utilisée pour orienter les pratiques vers la prévention de la perte d’autonomie.

* La chaire Aging UP ! organise un colloque « Notre société est-elle âgiste ? », le 6 octobre 2023 (12, rue de l’École-de-Médecine, Paris). Cette chaire bénéficie d’un financement du mécénat des mutuelles Axa et de la Caisse des dépôts et consignations.
Encadre

Âgisme et santé sexuelle

Il y a un retard au diagnostic et aux soins en matière d’IST chez les personnes âgées. Selon l’OMS, l’âgisme contribue à la dégradation de la santé sexuelle : en raison du tabou qui entoure cette question, le risque d’IST peut être augmenté par le manque d’information spécifiquement adressée à cette population, mais aussi parce que les patients âgés sont moins enclins à se faire dépister et traiter et parce que les médecins n’y pensent pas forcément…

Les données épidémiologiques sur ces pathologies à un âge avancé sont éparses. Certaines études montrent une hausse de l’incidence dans certains pays du monde, mais en France il n’y a pas de données systématisées. Ces lacunes dans la littérature contrastent avec l’expérience clinique, qui montre que les patients âgés sont tout aussi exposés aux IST que les jeunes.

Interroger systématiquement le patient âgé sur sa sexualité, et prescrire au besoin les examens complémentaires, est donc essentiel afin de ne pas méconnaître ces diagnostics (en particulier pour les IST dont les tableaux cliniques sont peu spécifiques, comme la syphilis).

Il en va de même pour les violences sexuelles et conjugales : ne pas négliger leur existence chez ces patients, car souvent des tableaux « typiques » chez la personne âgée peuvent coexister avec ces causes et les cacher – une femme âgée qui fait une chute, par exemple : garder à l’esprit qu’elle a pu être poussée par son conjoint… Par les Drs Jean-Claude Monfort (psychogériatre, PHU honoraire) et Anne-Marie Lezy (gériatre, cheffe de service honoraire AP-HP), directeurs du colloque « Vie amoureuse, affective et sexuelle des personnes âgées » qui se tiendra le jeudi 7 mars à Paris.