Le fameux « état de bien-être » prôné par l’OMS suppose que les individus ayant migré vers l’Europe et, en ce qui nous concerne, vers la France, puissent réaliser leurs propres capacités (physique, mentale et sociale d’agir dans leur milieu), faire face aux tensions ordinaires de la vie et contribuent à la communauté. Le constat clinique des psychiatres lors des rencontres avec des migrants leur fait supposer que pour l’atteindre, il s’agirait de devenir un sur­homme ou un transhumain quasi inaffectif. Autrement dit, pour paraphraser Dolto : « La résilience ne suffit pas… » Traumatismes précédant le départ du pays d’origine ou inhérents à l’arrivée sur un territoire européen dont les pays ont des politiques migratoires à géométrie variable... Nombre de facteurs de risque d’apparition, de déclenchement ou d’aggravation de souffrance psychique se surajoutent.

Clinique ouverte, pays fermés !

Toutes les expressions cliniques de la souffrance psychique peuvent se manifester chez les migrants. Elles se révèlent selon la personnalité de chacun, certes, mais surtout en fonction du parcours migratoire : depuis la ligne de départ d’une course non voulue et son starter de traumas locaux (viols, guerre, traite des êtres humains…) jusqu’aux « offres traumatiques » larges – expression horrible mais réelle : travail forcé et asservissement au Maroc, esclavage sexuel en Lybie, etc. Le « cumul des mandales » rend complexes les troubles de stress post-traumatique. Anxiété, dépression, troubles du sommeil évoluant sans prise en charge assombrissent la palette de souffrances.
L’arrivée en Europe ne protège pas et induit même ses propres traumatismes : esclavagisme moderne avec suppression des papiers d’identité, refus réitérés des pays les plus fermés générant ainsi des « europerrants ». Les enfants grandissent au long d’un parcours décousu : avec une durée moyenne de séjour de quelques années dans chaque pays, il est fréquent de rencontrer dans les centres accueillant des familles de migrants des adolescents trilingues. Leur chance d’intégration pourrait sembler meilleure, mais c’est au prix d’une séparation du reste de la famille qui continue son chemin vers un pays moins rejetant. Cette rupture réactive la douleur du morcellement, de l’éclatement groupal initial.

Maltraitance stoppée et souffrance psychique enfin exprimée

Une fois réellement hébergés dans le pays d’accueil, les migrants s’éloignent de l’enfer. Un sentiment de sécurité leur redonne espoir. Indépendamment de pathologies psychiatriques avérées, leur personnalité est remaniée par les traumatismes successifs. Anxiété, troubles du sommeil, états dépressifs réactionnels se manifestent très largement. Certains seront souriants, muets, honteux, résignés, d’autres revendiquants ou hypocondriaques. Ces personnalités traumato-remaniées subissent en outre les effets des stratégies de survie qui ont permis d’atteindre un pays plus sécuritaire : prostitution, vente d’organes, etc. Ainsi le généraliste se trouve-t-il confronté à des intrications somato-psychiques complexes qui restaient masquées durant le parcours de survie et qui s’expriment une fois à l'abri.

Médecin généraliste : en 1re ligne ?

L’impossibilité de parler – il ne s’agit pas là des difficultés soulevées par l’interprétariat – leur impose de trouver le chemin alternatif, l’itinéraire « bis » d’un accès à l’expression minimale de la souffrance psychique. Ils ont déjà « dit », répété, évoqué et réévoqué leur parcours… Encore une fois ! La répétition pourrait sembler thérapeutique. Certainement si le discours n’est pas mis en doute ! Ainsi le médecin généraliste doit entendre à nouveau une histoire dramatique, compilation de moments sordides ou mortifères. La souffrance est telle que l’apport du spécialiste ne se discute pas. Que leur proposer pour éviter les complications des états post-traumatiques, voire une évolution vers des psychoses induites, déclenchées ou aggravées ?

Quel parcours de soins ?

Selon l’endroit où le médecin exerce, centre d’accueil de migrants, centre médico-social, structure alternative (lits halte soins santé, lits d’accueil médicalisés…), milieu hospitalier (aux urgences ou en service spécialisé : pneumologie, maladie infectieuse, dermatologie… ou encore en permanences d’accès aux soins de santé [PASS]), les possibilités d’accès aux soins psychiatriques dépendent des relations entretenues avec l’offre locale. Certes, ce secteur est raillé, persiflé, vilipendé par le grand public du fait d’une sectorisation rigide, de manque de moyens et d’une trop grande diversité d’approches entre les services... mais il tente malgré tout de répondre aux besoins sans discrimination.
Ainsi, quel que soit le lieu de la rencontre, le praticien doit prendre garde de ne pas orienter vers un aval systématiquement hyperspécialisé. En effet, cet aiguillage vers des « sachants culturels experts » retarderait un accompagnement en psychiatrie généraliste. Celle de secteur, implantée dans les hôpitaux généraux ou encore associative, répond aux premiers besoins et s’adapte ou ajuste son cadre. À partir de là, les professionnels peuvent envisager une réorientation secondaire vers des structures aux valences ethnopsychiatriques, transculturelles – (à Paris, centre médico-psychologique Françoise Minkowska, Centre Primo Levy, Médecins du monde. En régions, les services sociaux de chaque ville peuvent conseiller les structures les plus proches) – mais hélas saturées.
Le dispositif de psychiatrie généraliste, avec ses possibilités d’interprétariat parfois institutionnalisé, offre justement le début d’une intégration par l’accès aux soins dans le droit commun. En d’autres termes, la psychiatrie publique est à même de pratiquer une médecine humanitaire et humaniste. Preuve en est, par exemple, la démarche d’« aller vers » pratiquée par les équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) couvrant le territoire national. Constituées de psychiatres, infirmiers, psychologues, acteurs sociaux..., elles ont pour première mission de rencontrer, d’évaluer et d’orienter les personnes en situation de grande précarité ou d’exclusion et en souffrance psychique. La seconde est d’apporter appui et soutien aux acteurs de première ligne, dont les médecins généralistes. Il en existe quasiment une par département, financées par les ARS et presque totalement portées par les secteurs psychiatriques locaux.
La prise en charge psychique des migrants débute par la rencontre avec le médecin généraliste. Pour être efficace, ce dernier doit guider dans un premier temps vers la psychiatrie publique. Or l’absence de moyens suffisants et la souffrance des personnels tendent à faire privilégier initialement les dispositifs spécifiques. Il n’est pas démontré que ce « shunt » de la psychiatrie de droit commun (le secteur et ses unités fonctionnelles), par l’adressage immédiat en structures spécifiques, soit la plus pertinente et efficiente des propositions d’accès aux soins.Et quand bien même, au sein des dispositifs de droit commun, les actions thérapeutiques resteraient limitées, elles offrent malgré tout aux migrants la possibilité de retrouver confiance dans la relation humaine. Une pratique clinique non discriminante dans un souci d’éthique quotidien aide à lutter contre le réflexe d’exclusion « Allez-vous faire voir ailleurs ! »

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