Nous exerçons actuellement une médecine qui repose en grande partie sur une information au patient détaillée et loyale, nécessitant parfois de prendre une décision partagée. C’est agréable de pouvoir expliquer et se sentir compris sur la prise en charge. En contrepartie, le patient a de plus en plus souvent un avis sur ce qui va l’aider à guérir. Et donc, pour ne pas transformer le cabinet en journée portes ouvertes de l’ordonnance, il faut apprendre à dire non !

Dire non aux demandes abusives d’examens complémentaires : « J’ai mal à l’épaule, donc je veux une échographie » (quand ce n’est pas, même, une IRM !) – « la dernière fois, docteur, c’était une capsulite et ça a duré longtemps ». Expliquer pourquoi on ne prescrit pas d’examen demande parfois plus de temps que de rédiger une ordonnance. Du côté des médicaments : « Mais, docteur, sans antibiotiques, ça me tombe sur les bronches » : no comment

Dire non aux demandes des soignants non prescripteurs, petit pot-pourri non exhaustif : le kiné veut une IRM ou une écho, l’ostéopathe veut un bilan hépatique car il lui semble que le foie ne détoxifie pas bien l’organisme ou une radio pour une vertèbre déplacée, et le naturopathe veut un dosage de toutes les vitamines de la Terre…

Dire non aux demandes injustifiées de certificats, bien sûr (je ne parle même pas des loisirs, ce serait trop long !) :

  • certificat « jour enfant malade » : pas de souci sur le principe, mais quand les deux  parents sont présents en consultation à 11 h 35, pour un enfant apparemment plutôt en forme, on se dit que l’un des deux aurait peut-être pu aller travailler ;
  • demandes d’employeur : certificat pour privilégier le télétravail, puis certificat pour autoriser le retour en présentiel, puisqu’on a dit qu’il valait mieux faire du télétravail…
  • accident du travail à déclarer malgré l’absence totale de conséquence médicale (auriculaire écrasé par une pile de dossiers, véridique !).
 

Dire non aux demandes des crèches :

  • collyre antibiotique pour une conjonctivite ayant débuté 48 minutes et 12 secondes auparavant ;
  • « La crèche m’a dit de consulter pour sa toux qui traîne, mais je le trouve très en forme et je crois qu’il n’y a rien à faire, non ? » En effet, vous avez tout compris, mais la crèche moins… ;
  • ordonnance pour ajouter des matières grasses dans les purées, ordonnance pour le lait différent de celui de la crèche, bien sûr ;
  • petite nouveauté que j’ai vraiment adorée : ordonnance pour avoir le droit de poser les patchs d’Emla sur les cuisses avant vaccination ! Dire non, ça fait du bien… mais finalement, l’enfant et les parents en pâtissent, et eux n’ont rien demandé.
 

Depuis quelque temps, et là c’est plus difficile, parfois dérangeant, voire désespérant, et peut-être pas éthique : dire non pour prendre en charge de nouveaux patients.  Et merci au serment d’Hippocrate qui plane au-dessus de nos têtes depuis que la médecine existe. En effet, je le cite : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera », et je me permets de citer la phrase d’introduction du Conseil national de l’Ordre des médecins sur son site internet : «  le serment d’Hippocrate est considéré comme l’un des textes fondateurs de la déontologie médicale ». À quel chiffre de patientèle met-on la limite : 1 500, 2 000, 2 500 ? Si l’on écoute la CPAM et ses projections, ce serait plutôt celle de 10 000 patients par médecin traitant…

On entre donc dans un accès aux soins à deux vitesses : le patient qui appelle parce que le confrère cardiologue (qui prend toutes nos urgences) a donné notre nom, celui qui est sous chimio et dont le médecin est parti à la retraite, celui qui connaît le cousin de la sœur de notre petite famille chérie qu’on suit depuis notre premier jour d’installation, on leur dit oui…

Pour les autres, on temporise, on refuse, on s’en veut de refuser, donc on accepte celui qui a la chance d’appeler juste derrière… Et on perd du temps et de l’énergie à gérer un problème qui est complètement indépendant de notre volonté et qui va malheureusement s’aggraver dans les années à venir…