Le dernier BEH de Santé publique France révèle une tendance préoccupante : alors que la baisse de la consommation de tabac en France a été considérable entre 2014 et 2019, elle semble stagner depuis, voire s’inverser dans certaines populations... Comment la contrecarrer ?
Selon l’OFDT, le nombre de fumeurs en France est estimé à 15 millions, dont 12 millions de fumeurs quotidiens (rapport 2022). Après une forte décrue observée entre 2014 et 2019 (1,9 million de fumeurs quotidiens en moins), la première année de la pandémie de Covid a malheureusement été une alliée du tabagisme : si la consommation en 2020 est restée globalement stable (31,8 % de fumeurs et 25,5 % de fumeurs quotidiens), plus d’un quart des fumeurs ont augmenté leur consommation dès le premier confinement…
Comment ces prévalences ont-elles évolué en 2021 ? Pour étudier ces tendances, Santé publique France a mené une enquête dont les résultats viennent d’être divulgués. Les données proviennent du Baromètre de Santé publique France, enquête téléphonique menée entre février et décembre 2021, sur un échantillon aléatoire de plus de 30 000 personnes âgées de 18 à 85 ans résidant en France (24 514 sujets en métropole, 6 519 dans les départements et régions d’outre-mer).
Les femmes sont les plus touchées par la hausse du tabagisme durant la pandémie
Résultats : en France métropolitaine, en 2021, 31,9 % des 18-75 ans déclaraient fumer (34,7 % des hommes et 29,2 % des femmes) ; un quart déclaraient fumer quotidiennement (25,3 %), avec une moyenne de 12,7 cigarettes par jour.
Par rapport à la période prépandémique, la prévalence a donc augmenté (30,4 % en 2019). Si l’évolution globale du tabagisme quotidien n’est pas significative (24,0 % en 2019), la hausse est très significative chez les femmes, passant de 20,7 % à 23,0 % (figure).
De plus, alors que parmi les hommes de 18-24 ans la prévalence du tabagisme quotidien diminue entre 2020 et 2021 (de 35,8 % à 28,7 %), elle reste stable chez les femmes dans cette tranche d’âge (27,9 % en 2021), et une tendance à la hausse est particulièrement observée chez celles qui ont entre 35 et 44 ans.
Une augmentation inquiétante, dont les auteurs pensent qu’elle peut « être liée à un impact plus fort de la crise chez [les femmes] » :elles ont, en effet, plus souvent perdu leur emploi et connu une dégradation de leurs conditions de travail ; celles qui télétravaillaient ont eu une charge mentale accrue (gestion du quotidien et de la famille accentuée, surtout durant les confinements), selon l’étude Coconel. L’enquête Coviprev pointait déjà en 2020 que le fait d’être une femme était associé à un plus grand risque d’augmentation de la consommation de tabac durant les premiers moments de la crise sanitaire…
Les inégalités sociales de santé se creusent
Si les inégalités entre les sexes se sont ainsi reflétées dans l’évolution du tabagisme durant la pandémie, les inégalités sociales de santé ne sont pas en reste : la prévalence du tabagisme quotidien reste en 2021 nettement plus élevée lorsque le niveau de diplôme est plus faible : 32,0 % parmi les personnes n’ayant aucun diplôme ou un diplôme inférieur au baccalauréat, contre 17,1 % parmi les titulaires d’un diplôme supérieur au baccalauréat.
De la même façon, plus le revenu est élevé, plus la prévalence du tabagisme quotidien est faible (32,3 % parmi les personnes dont le revenu correspondait au tercile le plus bas, contre 17,0 % pour le tercile le plus élevé). Enfin, la prévalence du tabagisme quotidien est beaucoup plus élevée parmi les 18-64 ans au chômage (45,7 %) que parmi les actifs occupés (26,6 %). En bref, chacune des caractéristiques socio-économique considérées est associée à une plus forte consommation de tabac de façon indépendante, à sexe et âge identiques.
Si la hausse de ces prévalences précède la crise due au Covid-19 – selon l’enquête du Baromètre de Santé publique France sur 2020 –, cette dernière les a accentuées : sans surprise, elle a eu des conséquences économiques, sociales et psychologiques plus marquées pour les personnes défavorisées. La cigarette étant perçue comme un outil de gestion du stress, cela pourrait expliquer la hausse du tabagisme dans cette population – des enquêtes qualitatives menées auprès de fumeurs en 2020 et 2021 ont, en effet, montré que ceux qui percevaient la cigarette comme outil pour gérer le stress avaient eu davantage tendance à augmenter leur consommation.
Qu’en retenir et quelles sont les perspectives ?
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, l’interruption de la baisse de la prévalence du tabagisme en France est notable ; les répercussions de la crise sanitaire et de ses diverses conséquences sur cette tendance ne peuvent être exclues, en particulier chez les populations qui ont été particulièrement touchées par la crise – femmes et catégories socio-économiques moins favorisées. Les inégalités sociales en matière de tabagisme restent ainsi très marquées.
De plus, les tentatives d’arrêt et l’envie d’arrêter de fumer stagnent : en 2021, 30,3 % des fumeurs quotidiens avaient fait une tentative d’arrêt d’au moins 1 semaine au cours des 12 derniers mois et 59,3 % des fumeurs quotidiens déclaraient avoir envie d’arrêter de fumer – des proportions stables par rapport à 2020. Par ailleurs, le nombre d’inscrits à l’opération « Moi(s) sans tabac » est également en baisse par rapport aux premières éditions (environ 100 000 inscrits en 2022, comme en 2021, contre 200 000 en 2019).
Dès lors, comment atteindre l’objectif d’une « génération sans tabac » à l’horizon 2032 qui avait été fixé par le Programme national de lutte contre le tabac (PNLT) 2018-2022 et réaffirmé dans la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030 ? « Le plan qui prendra la suite du PNLT aura comme enjeu majeur de lutter contre les inégalités sociales », soulignent les auteurs de cette enquête. « L’enjeu pour la prévention sera d’atteindre et d’accompagner les fumeurs les moins favorisés, qui ont été les plus touchés par la crise sanitaire. »
Toutefois, il s’agirait aussi, comme le soulignait le Pr Loïc Josseran dans nos colonnes, de faire évoluer les approches de prévention pour améliorer leur efficacité : ces tendances – hausse du tabagisme et stagnation des tentatives de sevrage – peuvent aussi révéler, en effet, un certain épuisement des mesures actuelles de lutte contre le tabagisme. Bien qu’efficaces et fondamentales (paquet neutre, augmentation du prix, remboursement des substituts nicotiniques...), elles pourraient être complétées par des stratégies de prévention qui ne seraient plus axées exclusivement sur le volet sanitaire : c’est ce que propose la stratégie de « dénormalisation du tabac », qui vise à modifier la perception sociale pour que le tabac devienne moins acceptable et moins désirable, afin que la population s’en détourne naturellement (en appliquant mieux la législation sur l’interdiction de la publicité, en dénonçant l’hypocrisie et les méfaits de l’industrie cigarettière, etc.). C’est une approche conçue tout particulièrement pour contrecarrer les méthodes – toujours renouvelées – qu’a l’industrie du tabac pour recruter les jeunes fumeurs...
À cet égard, l’un des rares résultats de cette enquête de Santé publique France qui semblent encourageants – même si encore à confirmer dans les années à venir – est la baisse du tabagisme quotidien parmi les hommes de 18-24 ans, qui est cohérente avec une tendance à la baisse depuis quelques années parmi les adolescents… La génération sans tabac a-t-elle encore un espoir ?
Pasquereau A, Andler R, Guignard R, et al. Prévalence nationale et régionale du tabagisme en France en 2021 parmi les 18-75 ans, d’après le Baromètre de Santé publique France. BEH 29 août 2022.
Lire aussi :
Martin Agudelo L, Nobile C. Entretien avec le Pr Loïc Josseran. Lutte contre le tabagisme : une nouvelle approche fait ses preuves. Rev Prat (en ligne) 31 mai 2022.
De Guiran E, Thomas D, Catellin M, et al. Dénormaliser le tabac et son industrie, u e approche gagnante ? Rev Prat 2022;72(5);479-82.