À la faveur de progrès extraordinaires, la médecine est devenue de plus en plus technique. Gérard Reach consacre un ouvrage à l’importance de l’humanité dans l’exercice de la médecine, plaçant médecin et patient au même statut de « personne » ; ce cinquième « p » venant s’ajouter aux quatre autres de la médecine : prédictive, préventive, personnalisée et participative.

Dans un livre paru en avril 2022 intitulé Pour une médecine humaine. Étude philosophique d’une rencontre, j’ai tenté de montrer pourquoi un changement de paradigme est nécessaire en médecine. Je suis parti du constat d’une crise à laquelle la médecine est confrontée, qui est marquée par l’effacement progressif de l’humanité face au développement de la technicité. Elle a deux symptômes assez surprenants, ayant des conséquences graves sur l’efficacité des soins : il arrive souvent (dans un cas sur deux) que les patients ne suivent pas les prescriptions médicales (« non-observance ») et que les médecins ne se conforment pas aux guides de bonnes pratiques (« inertie clinique »). Je propose que ces deux phénomènes se produisent parce que, peu à peu, les patients et les médecins ont perdu leur statut de sujets qui fait d’eux des personnes. Si ce diag­nostic est vrai, il apporte une solution évidente à la crise : la promotion dans le contexte d’une médecine hautement technique, qu’il convient évidemment de louer, d’une médecine centrée sur la personne humaine, celle-ci étant définie comme un être doué de pensée complexe. Il est important de concevoir que cette définition s’applique aussi bien aux médecins qu’aux patients.
Dans un tel cadre conceptuel, la médecine est décrite comme une rencontre entre deux personnes : l’une qui appelle le soin, l’autre qui le donne. Cette rencontre se déroule en même temps sur deux plans : celui, asymétrique de la consultation, l’asymétrie étant inhérente au fait que la médecine est d’abord un métier qui utilise sa technicité ; et celui d’une conversation entre deux personnes, processus qui est, au contraire, d’une totale symétrie.
Enfin, ce livre, construisant le décor dans lequel se déroule cette rencontre, permet de poser les bases d’une médecine humaine fondée sur ce que j’appelle un « principe carité », néologisme composé d’une contraction des mots « care » et « humanité ».

Une approche « pathophysiologique »

Lorsque les médecins veulent soigner une maladie, ils s’appuient souvent sur un raisonnement physiopathologique. Ils utilisent ce qu’ils connaissent de la physiologie, c’est-à-dire le normal, pour tenter de le rétablir à partir d’une situation pathologique. Dans son livre Le Normal et le Pathologique,1 le philosophe-médecin Georges Canguilhem a montré quelque chose qui n’était pas intuitif : nous connaissons la physiologie à partir de l’existence de la pathologie. Par exemple, c’est parce qu’il y avait des malades diabétiques que l’insuline a été découverte il y a un siècle, ce qui laisse penser que le véritable rôle de l’insuline est de prévenir le diabète. Il s’agit évidemment d’une vision téléologique – ou évolutionnaire – puisqu’elle propose que la physiologie se soit développée dans le but de prévenir les maladies.
La réflexion proposée ici adopte une telle démarche « pathophysiologique ». Partant des échecs de la médecine, la non-observance des patients et l’inertie clinique des médecins, problèmes auxquels j’avais consacré deux livres,2, 3 j’ai essayé de comprendre « ce qui manque » et ce qui cause ces échecs : afin de définir ce que pourrait être une médecine humaine, je suis parti de son inhumanité. Le mot « inhumanité », en parlant de la médecine, peut sembler exagéré ; je voudrais le justifier par trois observations qui ont été le point de départ de ma réflexion : tout d’abord, les étudiants en médecine se plaignent du fait que leur capacité d’empathie diminue au fur et à mesure de leurs études médicales,4 chargées de techniques et d’arbres décisionnels de plus en plus détachés d’une vision humaine des patients. Ensuite, les médecins en exercice ont également le sentiment qu’on leur demande de plus en plus d’appliquer des guides de bonnes pratiques qui leur semblent être des constructions théoriques déconnectées de la réalité pratique5 et qu’ils perdent leur capacité d’utiliser leur expertise, souvent fondée sur l’expérience mais aussi sur l’intuition ; ils peuvent même craindre que l’intelligence artificielle finisse par les remplacer. Enfin, les progrès considérables de la médecine ont fait des hôpitaux des lieux où les compétences techniques s’expriment à leur plus haut niveau, mais où le facteur humain fait souvent défaut ; or, lorsqu’un patient est hospitalisé, il attend trois choses : la qualité des soins, la sécurité mais aussi d’être bien accueilli, c’est-à-dire l’hospitalité.6 Ce n’est pas toujours le cas, au point qu’il y a dix ans un livre avait été publié, intitulé L’Hôpital, un monde sans pitié,7 dénonçant les nombreuses failles du système hospitalier : y était décrite l’existence d’une « maltraitance ordinaire ». Aujourd’hui, la découverte stupéfiante de ce qui se passe dans certaines maisons de retraite vient nous rappeler que l’inhumanité en médecine est possible.

Une crise de la médecine appelant un changement de paradigme

En résumé, on a bien l’impression que les extraordinaires progrès de la médecine en matière d’efficacité et de sécurité, c’est-à-dire de technicité, ont été accompagnés d’un déclin de son humanité, ce qui a des conséquences : les patients comme les médecins sont des êtres humains qui recherchent l’humanité ; ils peuvent donc résister à l’emprise de la technicité sur la médecine, cette résistance se traduisant par les symptômes déjà mentionnés, de non-observance pour les premiers, et d’inertie clini­que pour les seconds. Ces dernières années, les tentatives pour les combattre ont échoué, comme en témoigne la publication de plusieurs articles par mois sur ces sujets. Ceci indique que la médecine est véritablement en crise, appelant un changement de paradigme, de la même façon que Thomas Kuhn, dans son célèbre ouvrage La Structure des révolutions scientifiques,8 a proposé qu’une révolution scientifique se produit lorsque des problèmes ne peuvent être résolus dans le cadre du paradigme scientifique dominant.
Kuhn précisait que « la mise à l’épreuve du paradigme se produit seulement après que des échecs répétés, pour résoudre une énigme importante, ont donné naissance à une crise. Encore faut-il que le sentiment de la crise ait fait apparaître un autre candidat au titre de paradigme ». Si la crise est due à l’oubli que les patients et leurs soignants sont des personnes, il devient possible de définir le paradigme candidat : c’est une médecine humaine qui considère à la fois les patients et les médecins comme des personnes, la médecine pouvant alors être définie comme leur rencontre, d’où le titre et le sous-titre donnés à mon livre : Pour une médecine humaine. Étude philosophique d’une rencontre.

Le cinquième « p » de la médecine

Ce livre propose ainsi d’ajouter un cinquième « p » aux quatre « p » de la médecine prédictive, préventive, personnalisée et participative : une médecine de la personne. Les trois premiers « p » sont souvent décrits par l’expression de « médecine de précision », qui représente l’extraordinaire bénéfice qui peut être tiré des progrès scientifiques de la médecine.
Cependant, il est important de faire une distinction entre la médecine personnalisée (le 3e « p ») et la médecine de la personne, le 5e « p » proposé. La médecine personnalisée se fonde sur des données censées décrire le patient ; c’est pourquoi elle s’est singulièrement développée, pour le meilleur des patients, au moment de l’avènement du numérique. Au contraire, dans une médecine de la personne, celle-ci est définie comme un être essentiellement qualitatif, ce qui en fait un être holistique, c’est-à-dire étant plus que la somme de ses parties (ce plus étant indescriptible de manière quantitative, donc numérique). En outre, dans une médecine de la personne, telle que je la conçois, il convient de souligner à nouveau que ce plus concerne les deux protagonistes du soin, le soignant et le soigné : tous deux sont, au-delà de leur statut de médecins et de patients, des personnes. Ce plus, c’est peut-être ce que le patient ressent au plus profond de lui-même face à la maladie, c’est l’angoisse que le médecin a appris à soulager par son attitude. Un objet numérique pourra-t-il réellement soulager l’angoisse et répondre ainsi à ce qui pourrait bien être la première demande du patient ? On voit qu’adopter ce point de vue pose la question de savoir s’il y a quelque chose en médecine qui est irréductible et restera irréductible au numérique. Cette question se pose aujourd’hui avec une particulière acuité, au moment des développements extraordinaires de l’intelligence artificielle. Si la médecine est une rencontre entre deux personnes, on imagine mal qu’un ordinateur puisse réellement accomplir pleinement cette fonction de « rencontre ».

Asymétrie et symétrie en médecine

La rencontre entre le professionnel de santé quel qu’il soit et la personne atteinte ou à risque de maladie, c’est-à-dire la relation interpersonnelle en médecine, est, comme dans toute profession, nécessairement asymétrique. Ainsi, il existe une asymétrie naturelle entre le boulanger, qui sait faire du pain, et son client qui le lui achète ; dans cette relation entre les deux sujets, le boulanger et son client, l’objet de la relation est le pain. Il en va de même pour la relation entre le soignant et le soigné : le soignant sait soigner, et le soigné vient le voir pour qu’il le soigne. Il y a donc aussi une asymétrie nécessaire, inhérente au fait qu’il s’agit d’une profession ; mais la profession de soignant a une particularité, qu’elle partage avec quelques autres, celles d’avocat, d’enseignant et de prêtre. Ici, l’objet de la relation entre les deux sujets, le soignant et le soigné, est l’un des deux sujets (le soigné), ce qui donne inévitablement du pouvoir à l’autre. Ce pouvoir a bien sûr un avantage : le pouvoir de guérir ; mais il a un danger : l’abus de pouvoir, qui est en réalité le danger de ce qu’on appelle « le pouvoir médical ».
C’est ici que l’introduction d’un cinquième « p » en médecine, le « p » de personne, prend tout son sens : en considérant, comme je le propose, que ce sont à la fois les patients et les professionnels de santé qui revendiquent le droit d’être considérés comme des personnes, on réintroduit une symétrie dans une relation qui est, comme nous l’avons vu, nécessairement asymétrique ; cette symétrie dans la relation de soin entre les deux personnes crée un lien entre les notions de droits et de devoirs qu’elles se doivent mutuellement. Ceci est réalisé lors de la rencontre par une « conversation », qui peut prendre différentes formes (par exemple, individuelle ou collective), mais qui doit toujours respecter un principe de symétrie.
C’est bien ici que se situe le « changement de paradigme » rendu nécessaire par la crise de la médecine : il s’agit de combiner la nécessaire asymétrie du métier de soignant avec la symétrie d’une conversation entre deux personnes. Cette combinaison d’une « consultation » et d’une « conversation » illustre les deux visages du « principe carité » : le soin et l’humanité (figure).

Réconcilier trois inventions de la médecine contemporaine

Il est frappant de noter que c’est au même moment, dans les années 70 du siècle dernier, que l’on a vu apparaître en médecine trois concepts : la médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine, EBM),9 l’éducation thérapeutique du patient (ETP),10 et le principe d’autonomie dans l’éthique médicale.11 C’est d’ailleurs aussi le moment où la problématique de l’observance des patients, d’abord décrite sous le nom de compliance, a commencé à faire l’objet d’étonnement.12
Avec l’EBM, la médecine affirme qu’elle est devenue scientifique, démontrant de manière irréprochable, au moyen de grands essais cliniques randomisés, la réalité de ses triomphes diagnostiques et thérapeutiques.
L’ETP peut être vue d’abord comme le moyen de donner la possibilité aux patients de bénéficier de ces progrès de manière optimisée. Mais, en même temps, elle participe au respect du principe d’autonomie et, en ce sens, elle permet de résoudre ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de l’observance : d’un côté, tout est fait pour tenter d’améliorer l’observance du patient, ce qui est un objectif louable quand on connaît les effets désastreux de la non-­observance, mais de l’autre côté, le principe d’autonomie et la loi des droits des patients du 4 mars 2002 affirment que ceux-ci ont le droit d’être non-observants puisque, en principe, aucun traitement ne peut leur être prescrit sans leur consentement. Il est beau de voir utiliser dans le texte de loi les mots « personne » et « avec » : « Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. »13
Il apparaît clairement que l’éducation thérapeutique du patient sera une pièce maîtresse du nouveau paradigme qui permet une réconciliation entre l’utilisation des progrès médicaux et la nécessité de donner la parole aux patients, donc entre la technicité et l’humanité.

Le nœud gordien du changement de paradigme : le problème du temps médical

Un obstacle à cette proposition surgit immédiatement : une conversation prend du temps, et le temps c’est ce qui manque le plus. Le manque de temps est, par exemple, l’obstacle principal à la réalisation effective de l’éducation thérapeutique. C’est une cause majeure du phénomène d’inertie clinique. Il représente aussi une explication à l’absence d’hospitalité : faute de personnel, et dans le cadre des contraintes symbolisées par « la durée moyenne de séjour », un des indicateurs de l’efficience de l’activité hospitalière, les personnels médicaux et non médicaux de l’hôpital ont parfois l’impression qu’ils deviennent maltraitants, ce qui explique la colère qu’ils manifestent depuis plusieurs années. Les grands principes énoncés plus haut semblent ainsi relever du domaine du rêve, car il s’agit d’un obstacle qui semble insurmontable.
En fait, il est insurmontable dans le système actuel, dans lequel le problème du temps médical semble représenter un nœud gordien dont il est impossible de démêler les fils. C’est donc qu’il faut le trancher, et c’est le but d’un changement de paradigme qui me semble reposer sur les dix éléments suivants :
1. mettre définitivement un terme au numerus clausus de façon à pallier la pénurie de médecins, mais ceci sous-entend de donner aux universités les moyens d’enseigner à un bien plus grand nombre d’étudiants en médecine ;
2. revaloriser, dans tous les sens du terme, le métier de médecin, lui reconnaissant un statut de personne et le faisant participer aux décisions concernant les évolutions nécessaires de son métier ;
3. rendre également plus attractif le métier d’infirmier, par une rémunération qui s’aligne sur celle des pays voisins, ce qui représente une véritable urgence ;
4. développer le concept d’infirmier en pratique avancée, qui permet de confier à ce nouveau métier, par délégation de tâches, des actes médicaux, ce qui dégagerait du temps pour les médecins ;
5. créer peut-être une filière professionnelle consacrée à la prévention ;
6. développer les outils relevant de l’intelligence artificielle dont le but doit être de dégager du temps médical en se chargeant de ce qui, dans la pensée médicale, peut être réalisé grâce aux prouesses du numérique. C’est ce qui est bien montré dans le livre Deep Medicine, d’Eric Topol ;14
7. concernant les maladies chroniques, qui sont devenues le cœur de la médecine moderne,15 comprendre que leur traitement ne peut pas être uniquement rémunéré à l’acte ; favoriser la mise en œuvre des consultations longues donnant le temps de la conversation et de l’éducation thérapeutique, en utilisant le concept de rémunération au forfait ;
8. remplacer systématiquement dans l’esprit de la médecine et dans son discours le mot « malade » ou « patient » par celui de « personne ayant une maladie », comme c’est par exemple exigé dans des revues scientifiques de haut rang qui demandent de parler de people with diabetes et non de diabetic patient : ce serait reconnaître un statut de personne qui implique la notion de sujet auquel on donne la parole, concept dans le cadre duquel se place celui de « patient expert », ou « patient partenaire », dont la reconnaissance est indispensable si on veut donner un sens à celui de la médecine participative ;
9. s’engager dans le chantier immense de la vulnérabilité liée au grand âge et aux maladies neurodégénératives, notamment concernant les sujets du maintien à domicile et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, sous l’angle de la médecine de la personne : un être humain reste, jusqu’à la fin et quoi qu’il arrive, une personne ;
10. et, enfin, consacrer dans la formation initiale du cursus des études médicales et dans la formation continue des médecins une large place aux humanités, qui permettent d’appréhender le sens véritable de la médecine. Il s’agit bien ici aussi d’un changement de paradigme : il est à la fois significatif et inquiétant de noter que, depuis quelques années, on parle d’enseignement, non pas de la médecine, mais de « sciences médicales », conduisant à l’organisation du cursus sous la forme de « diplôme de formation générale ou approfondie en sciences médicales » (DFGSM). Or les enseignants et les étudiants préfèrent continuer à dire comme autrefois D1, plutôt que DFGSM3 !

Un retour des humanités pour fonder les conditions d’une médecine humaine

Définir la médecine comme une rencontre entre deux personnes, comme je propose de le faire, est clairement une question philosophique, ce qui explique le sous-titre de mon livre : étude philosophique, j’aurais pu dire phénoménologique, d’une rencontre. Donner un tel sens à la médecine, c’est aussi réfléchir aux fondements de l’éthique médicale, qui n’est pas tombée du ciel mais qui a été construite par un long fil philosophique que j’ai essayé patiemment de retracer dans mon livre, partant de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote pour arriver à Emmanuel Levinas, philosophe de l’altérité, qui propose que l’éthique commence lorsque l’Autre m’interpelle et me montre son visage qui me dit : « Tu ne me tueras pas. »16
Or la philosophie n’est pas une science mais appartient aux humanités. Appeler les humanités à la rescousse pour fonder une médecine humaine et redéfinir l’avenir du système de santé devient donc une nécessité. Les humanités englobent des domaines tels que la littérature, les langues, l’histoire et la géographie humaines, l’archéologie, l’anthropologie, le droit, la politique, la religion, l’art et, enfin, la philosophie. Ces domaines se distinguent de ceux des sciences, comme la physique, l’astronomie, la chimie et la biologie. Il est intéressant de noter que le Cambridge Dictionary donne comme exemple : « J’ai toujours été plus intéressé par les humanités que par les sciences. » Certaines facultés de médecine ont compris l’intérêt de faire sortir de leurs études conventionnelles les étudiants en médecine pour les emmener visiter d’autres champs, comme un musée, car tenter de trouver ce qui fait qu’un tableau est un chef-d’œuvre peut les aider à exercer leur sens clinique ; l’importance donnée à l’enseignement de la médecine narrative17 fait la jonction entre médecine et littérature : elle repose directement sur l’importance donnée au récit par Paul Ricœur ;18 le développement des ciné-éthiques aspire à faire réfléchir à propos d’un film, par exemple Vivre d’Akira Kurosawa ou Elephant Man de David Lynch, au sens de la vie, ce qui est bien une des questions fondamentales posées par l’exercice de la médecine.19

Dépasser le strict domaine de la médecine pour englober les différents aspects des humanités

Ce qui précède suggère que le fondement d’une médecine humaine, qui vise à tirer le meilleur parti du progrès scientifique tout en gardant toujours à l’esprit la nature humaine de ceux qui la pratiquent et de ceux qui en béné­ficient, doit reposer non seulement sur une base scientifique solide, mais aussi sur la formation des professionnels de la santé à ce qui est humain, et qui dépasse le strict domaine de la médecine, pour englober les différents aspects des humanités. Cela a une conséquence : les études de médecine doivent d’abord être exigeantes en matière de connaissances médicales mais elles doivent aussi permettre d’ouvrir l’esprit des étudiants à la complexité et à la beauté du monde.
L’enjeu est donc le suivant : est-il possible de refonder aujourd’hui une médecine de la personne, en fait celle d’Osler – qui professait : « Ne demandez pas quelle maladie a la personne, mais plutôt quelle personne a la maladie » –, qui puisse résister à l’hégémonie de la technicité et même lui imposer ses règles ? Sa force résiderait dans le fait que cette résistance correspond à une attente des patients eux-mêmes, qui veulent être reconnus comme des personnes : le succès des réseaux sociaux, où ces personnes trouvent un espace pour exister, est une manifestation de cette attente. Mais c’est aussi, comme nous l’avons vu, une attente des médecins, futurs ou en exercice, qui peuvent refuser de voir leur intelligence réduite à des capacités réalisables par des machines. Ni les uns ni les autres ne peuvent accepter ce qui serait en fait la disparition de la clinique. 

Encadre

Une médecine technique et humaine est-elle possible ?

Dans son dernier ouvrage, Gérard Reach vise à prouver qu'il est possible de concilier technicité et humanité en médecine. Parti de l’enseignement qu'il a créé pour les étudiants de la faculté de médecine de l’université Sorbonne Paris Nord, le discours comprend deux parties. La première, intitulée « Philosophie de la clinique », montre comment une analyse de la littérature philosophique classique et contemporaine permet de décrire les mécanismes de la faculté de penser, la possibilité de penser ensemble lors de la rencontre, et, par conséquent, les fondements philosophiques de l’éthique. La deuxième, nommée « Pratique d’une clinique humaine », montre comment cette réflexion conduit au changement de paradigme nécessaire pour refonder une médecine humaine. Ce livre représente donc un va-et-vient permanent entre philosophie et médecine, suivant la recommandation d’Hippocrate : « Aussi faut-il transporter la philosophie dans la médecine, et la médecine dans la philosophie. »20

Références

1. Canguilhem G. Le Normal et le Pathologique. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1991.
2. Reach G. Pourquoi se soigne-t-on ? Enquête sur la rationalité morale de l’observance. Préface de Pascal Engel. Latresne : Le Bord de l’Eau, coll. « Clair & Net », 2007.
3. Reach G. L’Inertie clinique, une critique de la raison médicale. Préface de Joël Ménard. Paris : Springer, 2012.
4. Neumann M, Edelhäuser F, Tauschel D, Fischer MR, Wirtz M, Woopen C, et al. Empathy decline and its reasons: a systematic review of studies with medical students and residents. Acad Med 2011;86(8):996-1009.
5. Bachimont J, Cogneau J, Letourmy A. Pourquoi les médecins généralistes n’observent-ils pas les recommandations de bonnes pratiques cliniques ? L’exemple du diabète de type 2. Sciences sociales et santé 2006;24:75-103.
6. Reach G. Hospitalité : pour l’avènement à l’hôpital d’une bientraitance ordinaire. La Revue du Praticien 2017;67:371-9.
7. Compagnon C, Sannié T. L’Hôpital, un monde sans pitié. Paris : L’Éditeur, 2012.
8. Kuhn T. La structure des révolutions scientifiques (1970), trad. Par Meyer L, Paris : Flammarion, 1983.
9. Evidence-Based Medicine Working Group. Evidence-based medicine. A new approach to teaching the practice of medicine. JAMA 1992;268:2420-5.
10. Miller LV, Goldstein J. More efficient care of diabetic patients in a county-hospital setting. N Engl J Med 1972;286:1388-91.
11. Beauchamp T, Childress JF. Principles of biomedical ethics. Oxford: Oxford University Press (1979). 5e édition, trad. par Fisbach M. Paris : Les Belles Lettres, coll. « Médecine & Sciences humaines », 2008.
12. Sackett D. Compliance with therapeutic regimens. Baltimore: The John Hopkins University Press, 1979.
13. Loi du 4 mars 2002. https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2002/3/4/2002-303/jo/texte
14. Topol E. Deep Medicine. How artificial intelligence can make healthcare human again. New York: Basic Books, 2019.
15. Grimaldi A, Caillé Y, Pierru F, Tabuteau D. Les maladies chroniques. Vers la 3e médecine. Paris : Odile Jacob, 2017.
16. Levinas E. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris : Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1971.
17. Charon R. Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires des maladies. Trad. par Fourreau A. Paris : Sipayat, 2006.
18. Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, coll. « Sciences humaines », 1990. Temps et récit. Paris Seuil, coll. « Essai », 1991.
19. Lefève C. Devenir médecin. Cinéma, formation et soin. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Questions de soin », 2012.
20. Hippocrate, De la bienséance, 5.