La téléconsultation est-elle pour le médecin une consultation « comme les autres » ?<br/>
Non, il se produit de nombreuses choses auxquelles il ne s’attendait pas. Il constate d’abord qu’il n’appréhende pas ses patients comme il le fait d’habitude : leur voix, leur présentation, leur aspect physique, la façon de s’adresser à eux ne sont pas les mêmes, ce qui induit parfois un sentiment diffus et inconfortable de distance. Il a aussi l’impression de percevoir moins complètement leurs émotions, ce qui pose évidemment un problème en psychiatrie, mais aussi de manière beaucoup plus large dans les autres spécialités, notamment en gériatrie et en médecine générale. Toute une série d’éléments qui tiennent à la présence physique des personnes sont absents : la vigueur de leur poignée de main, la chaleur de leur paume, leur aspect général quand ils entrent dans le cabinet, leur odeur, leur peau, l’ensemble de leur corps, puisque souvent ils ne sont pas filmés complètement, et donc certains éléments du langage du corps (petits gestes, soupirs, signes discrets d’approbation ou d’hésitation, etc.). Il lui manque ce que les sociologues appellent des « prises », c’est-à-dire tout un ensemble de perceptions sur lesquelles un professionnel s’appuie pour orienter et affiner ses hypothèses et son diagnostic. Son jugement lui parait moins assuré. Il n’est pas certain de remplir tous les critères de ce qui est pour lui du « bon travail ». Cela explique qu’il adopte fréquemment une posture attentiste (voyons ce que ça donne chez les autres) ou expérimentale (commençons très progressivement), avec le sentiment d’une pratique pas tout à fait légitime que parfois il n’ose pas dévoiler.
Lors des téléconsultations organisées entre institutions, il ne s’agit plus d’un colloque singulier. Le patient n’est pas seul devant le médecin appelé, mais il est entouré d’un ou plusieurs autres professionnels de santé : son médecin traitant ou son médecin référent d’établissement, une infirmière ou une aide-soignante, etc. Le fait important est que le médecin consulté va devoir déléguer des tâches à l’un d’entre eux, c’est-à-dire à quelqu’un de moins compétent que lui sur son domaine d’expertise, alors même qu’elles sont au cœur de sa pratique. Il va lui demander d’effectuer des gestes qui bien souvent n’ont rien d’évident.
La solution consiste à former le professionnel dans le service du médecin consulté. Par exemple, dans le cadre du dispositif Télégéria, qui mettait en lien un hôpital gériatrique et le service de cardiologie d’un CHU, les gériatres ont appris à réaliser des échographies cardiaques à la manière du médecin sollicité en téléconsultation, le chef de service.
Dans d’autres dispositifs de télémédecine où il s’agit de produire des avis à distance (télé-expertise), les dermatologues ont besoin de s’assurer qu’ils donnent bien tous le même sens aux mots, par exemple pour parler d’une lésion chaude, nodulaire, dure, etc. Plus généralement, la téléconsultation impose de mettre en place une culture professionnelle dotée d’un langage commun. Elle met aussi en évidence la singularité des pratiques, malgré la médecine fondée sur les preuves. Ainsi, pour tel neurologue, la téléconsultation constitue un obstacle au diagnostic de Parkinson, parce qu’il a besoin de toucher son malade, alors qu’elle ne l’est absolument pas pour un autre.
Vous insistez sur la nécessité de cadrer les téléconsultations<br/>
C’est absolument fondamental, parce que leur usage ne va pas de soi. Je distingue 4 types de cadrages.
En premier lieu, il faut établir des règles de présentation. Alors qu’en face-à-face physique, elles nous semblent évidentes pour peu que nous partagions la même culture, pendant une téléconsultation nous ne disposons plus de l’ensemble des éléments qui nous permettent de comprendre ce qui se passe dans les interactions entre personnes et, par conséquent, d’interagir. Je me souviens d’une séance où chaque praticien attendait que l’autre commence, ne sachant pas qui devait le faire ! Il faut donc décider des règles d’identification des praticiens et de toutes les personnes présentes, ainsi que des façons de s’adresser les uns aux autres, en particulier au patient.
Le cadrage technique explicite les règles d’utilisation du dispositif. Il s’agit d’abord de s’accorder sur l’usage des outils connectés : caméra mobile pour visualiser les lésions, otoscope, stéthoscope, spiromètre, etc., avec un ajustement continuel pendant la séance. Il faut expliquer le rôle de chaque écran quand il y en a plusieurs, les documents qui peuvent s’y afficher (dossier médical informatisé ou dossier hospitalier, imagerie, etc.). Ça peut être le rôle du médecin coordonnateur.
Mais il y a aussi une foule de détails, importants à prendre en compte. Par exemple, dans une conversation en face-à-face, les protagonistes se regardent souvent dans les yeux pour vérifier la qualité de leur interaction. Pendant une téléconsultation, ils essaient de le faire en scrutant l’écran, alors que c’est la caméra qu’il faut fixer. Quelques apprentissages sont donc nécessaires pour que les échanges gagnent en finesse et en réalisme. Sans eux, les interlocuteurs éprouvent un sentiment très fort de distance.
Le troisième type de cadrage porte sur la façon d’exposer la situation médicale du patient. Dans le dispositif de téléconsultation en gériatrie que j’ai observé, le médecin référent de l’institution commence par l’histoire clinique du malade. Il arrive que celui-ci intervienne pour préciser ou corriger ce qui est dit. Le praticien est alors mis devant le fait qu’il n’a pas toutes les informations !
La téléconsultation serait un révélateur des carences éventuelles des praticiens ?<br/>
Chaque médecin donne à voir ses connaissances et compétences, mais aussi ses manques, c’est-à-dire montre une image de lui plus ou moins flatteuse. Il peut donc y avoir un enjeu symbolique fort qui renforce parfois des formes de domination et de subordination propres au monde médical, qui peuvent être très violentes. Mais le plus souvent, tout le monde sait bien qu’on ne peut pas tout maîtriser. Et ça fonctionne dans les deux sens ! Le dispositif met parfois en évidence les lacunes de praticiens renommés, parce qu’elles portent sur des connaissances extérieures à leur spécialité.
Et le dernier type de cadrage ?<br/>
Il porte sur les règles organisationnelles à mettre en place pour que la téléconsultation se déroule correctement. Les médecins sollicités sont libres d’accepter ou pas et leur agenda est déjà bien chargé. Souvent, il faut les convaincre d’entrer dans le dispositif. Pour cela, il faut leur montrer que la demande est justifiée et qu’ils ne perdront pas leur temps. Pour optimiser celui-ci, on peut par exemple leur proposer d’avoir plusieurs rendez- vous les uns à la suite des autres, afin qu’ils aient le moins possible à se déplacer pour se rendre à la salle de téléconsultation. Il faut aussi qu’à l’heure convenue tout le monde soit prêt, c’est-à-dire à la fois le malade et les professionnels qui le prennent en charge pendant la séance. Il y a ainsi toute une série de coordinations à effectuer dont la réalisation est un petit miracle d’organisation.
Ce sont les assistants de télémédecine qui en ont la responsabilité. Ce sont des professionnels de santé non médecins. Je pense en particulier à une aide-soignante remarquablement efficace. Elle travaille dans le service des médecins requérants. Elle met en place le planning des consultations, règle les imprévus, téléphone à chaque médecin la veille et le jour même pour leur indiquer l’heure à laquelle leurs patients seront reçus, les rappelle le matin de la séance, ainsi que l’équipe soignante pour indiquer comment chaque patient doit être préparé (habillage, repas, explications, etc.).
Le cadrage organisationnel est essentiel, le temps étant ce qui manque cruellement à tous. Souvent d’ailleurs, une téléconsultation bien préparée dure moins longtemps qu’une consultation en face-à-face physique : le patient a été déshabillé, son dossier est prêt, l’assistante rend le langage médical compréhensible pour le patient (en le répétant et en le traduisant), s’occupe de la gêne ressentie par le fait d’être nu face à une caméra, etc.
Vous pointez un effet inattendu des téléconsultations : la transmission de savoirs<br/>
C’est quelque chose qui n’a pas du tout été pensé a priori. Les praticiens le découvrent au fur et à mesure des téléconsultations. Ce sont en effet de formidables outils de diffusion des bonnes pratiques et d’acquisition de connaissances. Par exemple, les généralistes apprennent progressivement à reconnaître et traiter des lésions cutanées au cours des téléconsultations de dermatologie, qui deviennent moins demandées. À l’égard de certaines spécialités, les praticiens restent très discrets sur ce qu’ils apprennent, mais ils y prennent beaucoup de plaisir, avec le sentiment d’enrichir leur travail. Certains des experts consultés sont très conscients de cette transmission et la développent en expliquant ce qu’ils font. Cela peut d’ailleurs aller dans les deux sens. Je pense par exemple aux discussions entre chirurgiens orthopédistes et kinésithérapeutes, souvent très techniques, qui affinent le savoir des deux protagonistes.
Je profite de cette illustration pour préciser que les téléconsultations ne sont pas un dispositif déshumanisant. Elles sont ce que les praticiens en font. Ainsi, il y a des moments où les professionnels s’adressent au patient pour le rassurer parce qu’ils réalisent que leur échange lui est incompréhensible et qu’ils l’ont appréhendé comme un objet de soins. Le malade n’est pas oublié. Il arrive même que la distance lui permette de révéler des éléments très intimes et de développer une relation très étroite avec le spécialiste consulté.
Avez-vous des préconisations ?<br/>
Aujourd’hui, le principal enjeu est d’intégrer la télémédecine à la formation des praticiens, aussi bien initiale que continue, quels que soient leur âge et leur type de pratique. Par ailleurs, il faut évaluer à sa juste valeur le travail des médecins coordonnateurs, à qui sont souvent alloués des moyens et un temps de travail largement insuffisants. Leur tâche est considérable et plutôt sous-estimée. Ils passent énormément de temps à créer leur réseau de télémédecine, à trouver des alliés dans les établissements pour l’étendre, à convaincre de son utilité et à co-construire ses cadres d’utilisation avec les différents protagonistes. Cela implique de nombreux déplacements chez les uns et les autres, de gagner progressivement leur confiance, de les faire communiquer entre eux et de montrer que chacun y trouvera un intérêt : par exemple, l’établissement hospitalier pour prouver qu’il est à la pointe de l’innovation, les généralistes parce que cela facilite le recours aux spécialistes, dont la gestion des flux de patients est ainsi facilitée, les infirmières et les aides-soignantes parce qu’elles montent en compétence et endossent de nouveaux rôles, etc.
Est-ce une solution aux « déserts médicaux » ?<br/>
Oui, mais dans une certaine mesure seulement. Souvent, les praticiens et les autres professionnels de santé y sont déjà surchargés de travail. Certains d’entre eux n’auront sans doute guère le temps de se consacrer à la création de réseaux de téléconsultation, d’autant qu’on observe souvent que cette nouvelle pratique a un effet « rebond » : elle contribue à l’augmentation du nombre d’actes médicaux ! La solution est peut-être de passer à la télé-expertise (production d’un avis médical à distance) : le généraliste et le spécialiste vont échanger à propos d’un patient qu’ils connaissent bien tous les deux, non pas en présentiel, mais sur son dossier. Cela économise des coûts de coordination, chacun pouvant travailler de façon asynchrone par rapport à l’autre soignant.
Téléconsultations : un démarrage prudent
En juin 2018, la signature de l’avenant 6 à la Convention médicale a donné la possibilité aux médecins de facturer téléconsultations et télé-expertises à l’Assurance maladie, dans un cadre réglementaire bien défini, imposant notamment de respecter le parcours de soins. En effet, dans les douze mois précédant la téléconsultation, au moins une consultation en présentiel doit avoir été réalisée avec le praticien « téléconsultant » ou avec le médecin traitant si c’est lui qui a orienté le patient vers une téléconsultation avec un autre praticien.
À la date du 17 mars, 7 939 téléconsultations avaient été prises en charge par l’Assurance maladie. Leur nombre moyen par semaine a grimpé depuis le début de l’année, dépassant les 700 alors qu’il plafonnait à 200 l’année précédente. Deux sur cinq ont été le fait de médecins généralistes (40,2 % des actes facturés). Les spécialistes libéraux en ont réalisé 32,2 %, les centres de santé 19,9 % et les établissements de santé 7,7 %, le plus souvent dans le cadre de leurs consultations externes.
Le dispositif va prochainement être étendu aux pharmaciens (avenant 15 à la convention médicale signé en décembre 2018) et aux infirmiers libéraux. Des organisations territoriales de médecins commencent à mettre en place des téléconsultations en dehors du parcours de soins, quand le médecin traitant n’est pas disponible, que le patient n’en a pas ou qu’il s’agit d’une urgence.