Les stratégies de communication des fabricants de substituts de lait maternel (SLM) s’apparentent à une entreprise de désinformation dont les rouages ont été décrits en 2023 dans deux des plus éminentes revues scientifiques internationales : The Lancet1 et The British Medical Journal (BMJ)2. Ces méthodes sont dénoncées par l’OMS et l’Unicef qui, depuis 1981, pressent les États de faire respecter le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel (code OMS3).
Nous demandons aux pouvoirs publics de prendre les mesures nécessaires pour que soit pleinement appliqué ce code dans notre pays. Il en va de la santé publique comme du droit des femmes à choisir librement le mode d’alimentation de leurs enfants. Les fabricants de SLM cherchent à « tirer parti des peurs et des inquiétudes des parents dans une période où ils sont vulnérables » en compromettant leur accès à une information scientifique objective, constatent les auteurs des articles du Lancet. Ils diffusent des messages visant à faire croire que leurs préparations améliorent le bien-être du bébé, son sommeil, sa digestion ou ses capacités intellectuelles, en dépit de toute vérité scientifique. Un constat étayé par les auteurs de l’étude publiée dans le BMJ, qui ont examiné les arguments de vente de 608 produits commercialisés par les fabricants de SLM. Dans les trois quarts des cas, les bienfaits qui leur sont attribués ne sont appuyés sur aucune étude. Seuls 14 % ont fait l’objet d’essais cliniques sur des humains, mais dans 90 % des cas les auteurs de ces essais ont reçu un financement ou ont des liens avec l’industrie et leurs résultats comportent de sérieux biais.
L’objectif des industriels est de gagner des parts de marché au détriment de l’allaitement maternel dont, rappellent les auteurs du Lancet, la science a prouvé les bienfaits pour les enfants (réduction des risques de mortalité, de maladies infectieuses, de maladies chroniques, d’obésité...) comme pour les mères (réduction des risques de cancer du sein, de l’ovaire, de diabète de type 2, de maladies cardiovasculaires…). L’allaitement est ainsi recommandé au niveau international par l’OMS et en France par le Programme national nutrition santé 2019 - 2023 (PNNS).4
Les auteurs de l’article du Lancet dénoncent également les stratégies génératrices de conflits d’intérêts qui ciblent le monde médical et scientifique : financement par les industriels de sociétés savantes, d’associations de pédiatrie et de travaux de recherche qu’ils cherchent à influencer. La France n’échappe pas à cette emprise, comme l’a documenté une étude publiée fin 2021 dans la revue Maternal & Child Nutrition.5
Ils dénoncent enfin le lobbying exercé « au niveau politique pour assurer une sous-réglementation du secteur tout en limitant les ressources accordées aux services qui œuvrent en faveur de l’allaitement maternel ». Cette influence s’exerce avec d’autant plus de poids que les intérêts économiques sont considérables. De 1978 à 2018, les ventes des fabricants de SLM sont passées de 1,5 à 55 milliards de dollars au niveau mondial et les moyens consacrés à la promotion de leurs produits s’élèvent à 3,5 milliards de dollars par an.6
En France, la question de l’alimentation des nouveau-nés éveille les passions. Si les pressions que subissent les femmes pour les inciter à allaiter sont généralement évoquées, les moyens colossaux consacrés par les fabricants de SLM pour les tromper sont souvent éludés. Les plus défavorisées en sont les premières victimes. En France, l’allaitement maternel est ainsi nettement plus fréquent chez les mères diplômées de l’enseignement supérieur, qui ont un meilleur accès à une information fiable : 71 % d’entre elles allaitent leur enfant à la naissance, contre 55 % de celles ayant un niveau inférieur au bac.7
Il est de la responsabilité de notre gouvernement et de nos élus de protéger les parents contre l’exploitation de leurs inquiétudes. Il est de leur devoir de veiller au respect des droits des femmes, de lutter contre la désinformation et de promouvoir les pratiques favorables à l’amélioration de la santé publique. Pour toutes ces raisons, le code OMS doit être pleinement appliqué. Une mission d’évaluation de son respect était d’ailleurs prévue par le PNNS 2019 - 20238 et devait être confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Le PNNS arrive à son terme sans qu’aucun rapport n’ait été rendu public. Faut-il y voir l’influence des fabricants de substituts de lait maternel ?
Signataires :
Pr Anne Chantry, sage-femme, chercheuse épidémiologiste, Université Paris Cité, Inserm
Dr Jean-Pierre Chouraqui, président du comité de nutrition de la Société française de Pédiatrie (SFP)
Dr Margaux Creutz, présidente de la Fédération française des réseaux de santé en périnatalité (FFRSP)
Pr Serge Hercberg, médecin nutritionniste et chercheur, Université Sorbonne Paris-Nord, créateur du NutriScore
Pr Damien Subtil, chef du pôle Femme mère enfant du CHRU de Lille, président de l’IHAB France
Dr Andreas Werner, président de l’Association française de pédiatrie ambulatoire
Une tribune rédigée par l’Initiative Hôpital Ami des Bébés (IHAB) France.
2. Cheung KY, Petrou L, Helfer B, et al. Health and nutrition claims for infant formula: international cross sectional survey. BJM 2023;380:e071075.
3. OMS. Code international de commercialisation des substituts du lait maternel. 27 janvier 1981.
4. Ministère des Solidarités et de la Santé. Programme national nutrition santé 2019-2023. 20 septembre 2019.
5. Cossez E, Baker P, Mialon M. « The second mother »: How the baby food industry captures science, health professions and civil society in France. Matern Child Nutr 2022;18(2);e13301.
6. OMS. How the marketing of formula milk influences our decisions on infant feeding. 22 février 2022.
7. Drees. Programme national nutrition santé. Études & résultats n°958. Avril 2016
8. Ministère des Solidarités et de la Santé. Programme national nutrition santé 2019-2023 – objectif 10, page 4. 20 septembre 2019.