Début novembre 2020, alors qu’une proposition de loi visant à traduire certaines des conclusions du « Ségur de la santé »1 allait être débattue à l’Assemblée nationale, l’article 1er de cette proposition législative a déclenché une méchante polémique, volontiers relayée dans les médias ; de quoi s’agissait-il ?
En réalité, cet article 1er correspond à la mesure 7 des conclusions du Ségur. Cette mesure 7, rédigée sur deux lignes, était passée plutôt inaperçue en juillet dernier. On peut la relire : « Lancer une réflexion sur la création d’une profession médicale intermédiaire. Lancer une mission de réflexion, associant les ordres professionnels et en concertation avec l’ensemble des acteurs, sur la création d’une nouvelle profession médicale intermédiaire, en milieu hospitalier. »
En l’état, cette mesure 7 ouvrait donc à une nouvelle profession médicale (il n’y en a que quatre aujourd’hui : les médecins, les pharmaciens, les dentistes et les sages-femmes ; les autres professions de santé continuant d’apparaître sous le vocable désuet et de plus en plus inadapté « d’auxiliaires médicaux ») et restreignait son exercice au milieu hospitalier. On en reparlera…

À l’Assemblée nationale

Par sa rédaction, l’article 1er de la proposition de loi déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale ouvrait l’accès de la nouvelle profession médicale à l’ensemble des auxiliaires médicaux actuels (plus de 10 professions de santé  : infirmier(e)s, masseur-kinésithérapeutes, etc.), sous conditions élaborées par les Ordres des médecins et des infirmièr(e)s à traduire dans un décret en CE.
Cet article ne faisait plus mention de l’ancrage hospitalier exclusif de la nouvelle profession putative. Bien plus, il ignorait la vaste réforme enclenchée déjà depuis plusieurs années, par laquelle la totalité des professions de santé sont appelées à être formées dans un cadre universitaire et diplômées selon les grades du « LMD », déclinant les trois cycles universitaires successifs (licence en 3 ans, puis mastère et doctorat). Mais la polémique n’est pas là.
La polémique a surgi quand la plupart des représentations médicales (en particulier les syndicats de praticiens hospitaliers unanimes) soucieuses de préserver la primauté du rôle du médecin auprès des patients, ont manifesté leur hostilité à une nouvelle profession (en se gaussant d’une autre, célébrée dans notre littérature classique, les officiers de santé…).
Il est vrai que cet article 1er allait sensiblement au-­delà de la mesure 7 du Ségur en créant la nouvelle profession, alors que le Ségur ne parlait que d’une « mission* de ­réflexion »…
Au demeurant, le Conseil national de l’Ordre des médecins ne s’y est pas trompé et, à la mi-novembre, a publié un communiqué où il pointe opportunément l’absence d’une lettre de mission, et plus largement s’appuie sur – on allait dire s’abrite sous – l’opposition résolue de diverses représentations professionnelles médicales pour décliner l’offre ministérielle.
Bien. Dans ces conditions, il ne restait plus aux députés de la majorité qu’à reculer et à reformuler l’article 1er de la proposition de loi soumis au débat parlementaire ; ce qui a été fait en abandonnant la nouvelle profession médicale et en prévoyant dans le délai contraint de 6 mois la production d’un rapport du gouvernement sur l’utilité observée et les possibilités d’évolution de l’ensemble des professions de santé, notamment via le vecteur privilégié que pourraient constituer les protocoles de coopération et dans le cadre de l’universitarisation de leur formation. Dont acte.

Freins, blocages et retards

Reste que l’essentiel n’est pas là. Il réside dans les résistances continuelles que les professions et leurs représentants manifestent, quand il s’agit de projeter une évolution des compétences, des métiers, et des périmètres d’activité des uns et des autres auprès des patients. Pour la plupart de ces représentants professionnels – le cas échéant soutenus par l’administration de la santé ou l’Assurance maladie attachée aux conventions par profession –, c’est toujours le « silo », c’est-à-dire chaque profession individualisée, indépendante, sinon ignorante des autres, qui prévaut. Sans doute une volonté politique soutenue permettrait de dépasser ces résistances, mais elle fait le plus souvent défaut, gouvernement après gouvernement. Et pourtant, voilà près de vingt années, un ministre, Jean-François Mattei, avait porté cette évolution des ­métiers de la santé dans son programme ministériel, en particulier via des facultés de santé, pluriprofessionnelles.2 Dans son discours était inscrit le constat – repris par les députés dans leur proposition de loi – du « trou » dans le dispositif de formation initiale des différentes professions entre, d’une part, les « trois ans » et, d’autre part, les « dix ans et plus ». Il y avait donc la place pour une vraie politique d’évolution des métiers, fondée sur l’analyse des services à rendre aux patients, prenant en compte les innovations des professionnels du terrain et développée sur un appareil de formation réadapté (à l’université, dans des facultés de médecine devenues facultés des sciences de la santé et « tout au long de la vie »). Et en ce temps-là, d’autres pays (Amérique du Nord, Scandinavie, etc.) avaient déjà promu les nurses practitionners ou physician assistants – non sans difficultés – mais avec succès.3
Ainsi, dès la fin de l’année 2002, des expérimentations (en réalité issues d’initiatives spontanées) avaient été identifiées par le ministère de la Santé, puis soutenues et évaluées positivement… Dès lors, les résistances ­multiples s’étaient constituées, le plus souvent nourries par les conservatismes de toutes sortes et barrant le ­chemin à la généralisation rapide qui avait été envisagée.
Alors les choses avaient traîné, dix années étaient passées, et la politique d’évolution des métiers avait été abandonnée, avant que le détestable (et fallacieux) argument de repeupler les déserts médicaux ne soit avancé pour justifier une possible « promotion » des infirmières. En effet, des infirmières spécialisées venaient d’apparaître, en tout petit nombre, issues des deux ou trois ­universités qui avaient innové dès 2010-2012 en ouvrant des cursus conduisant à un mastère… auxquels des ­candidates téméraires et soucieuses d’aller enfin de l’avant s’étaient inscrites, sans aucune garantie de trouver un emploi, une rémunération et des responsabilités ­correspondant à leurs compétences élargies (à l’exception ­notable des infirmières anesthésistes diplômées d’État [IADE] ou de bloc opératoire [IBODE], avec un cursus de 3 + 2 années et un rôle souvent déterminant, par exemple tout au long de ces années 2020-2021, pour les malades du Covid en réanimation). Ces pionnières en rejoignaient d’autres, les infirmières « Asalée », nées d’une initiative privée**, militante et provinciale, exerçant en ambulatoire auprès de médecins généralistes, élargissant leur champ de compétences au bénéfice des patients, salariées (ce qui les exposait à la critique de leurs collègues libérales) et, chemin faisant, voyant leur effectif croître jusqu’à compter aujourd’hui plus de 500 membres, alors que leur cadre d’exercice reste précaire et marginalisé…
Ainsi va, par à-coups successifs***, depuis plus de 20 ans, cette vaste réforme (le « processus de Bologne », qui en fournissait le cadre conceptuel et auquel avaient adhéré 27 pays européens, date de 1999). Pour la France, la finalité originelle était de constituer un ensemble de soignants (ce que les Anglo-Américains nomment opportunément workforce) capable de répondre au mieux – en complémentarité et coopération – aux besoins de notre population.
Or, précisément, ces besoins évoluent. C’est devenu un truisme de le dire, les patients changent, les maladies aussi et l’accompagnement en ambulatoire de sujets ­vieillissants, polypathologiques, le cas échéant en perte d’autonomie est devenu une charge principale de notre système de soins ; de sujets plus jeunes aussi…
On a ainsi pu observer les derniers à-coups à l’automne 2018, dans les intentions du plan « Ma santé 2022 » avec la promotion – mesurée – des infirmières en pratique avancée et la création, à l’initiative de l’Assurance maladie dans le cadre de la convention avec les médecins, mais tout à fait en dehors du cadre du LMD, de postes d’assistants « médicaux ». Dans les deux cas, le propos des pouvoirs publics était de libérer du temps médical ; certes. Mais il aurait été plus avisé de mettre en évidence toute une série de services à rendre aux patients et pour lesquels les ­médecins ne sont pas les plus opérationnels…
Enfin, dans le même temps s’organisait, à partir d’initiatives du terrain et aux marges de la formation universitaire, une filière de coordonnatrices(teurs) de soins, souvent suivie par des infirmier(e)s ou des travailleurs sociaux motivés pour évoluer et dont l’intervention est tellement utile aux malades quand il s’agit – entre autres – d’assurer une continuité des soins. Voilà bien des années, nos voisins européens danois, dont le système de soins est quelquefois envié, avaient mis en place avec succès entre « la ville et l’hôpital » des advisers et des coordinators4
Pour finir, on doit regretter que cette réforme sans portage véritable – ni politique ni professionnel – avançant cahin-caha par opportunités successives, génère douloureusement les nouveaux profils professionnels dont les malades ont besoin. Une conséquence fâcheuse de cette absence de portage est que les nouveaux métiers qui émergent tombent volontiers dans les travers de leurs prédécesseurs et adoptent un comportement en « silo », davantage soucieux d’eux-mêmes que de coopération et de coordination interprofessionnelle au bénéfice du malade ; après tout, ce qui fait surtout la valeur d’une infirmière en pratique avancée (IPA) ou d’un coordonnateur, et aussi d’un médecin, ce ne sont pas tant leurs compétences propres que la qualité de leur coordination et de leur vision partagée au service du malade. C’est ce qui s’appelle sortir de l’exercice isolé.

Au Sénat

La proposition de loi y a été débattue en février 2021, et l’article 1er a été simplement supprimé au motif de son rejet quasi unanime par les représentations des professionnels de santé (incluant évidemment les représentantes des « pratiques avancées ») ; pour le reste, le Sénat est intervenu à la marge sur un texte qui apparaît d’une portée de plus en plus réduite, en décalage croissant avec les effets d’annonce des « conclusions du Ségur de la santé » de juillet dernier. Pour finir, il reviendra à une commission mixte paritaire, dans le courant du printemps 2021, de tenter de s’accorder sur quelques mesures simplificatrices (dont celle sur le contrôle de l’intérim médical à l’hôpital public ne sera pas la moindre) et probablement d'autoriser de timides extensions de compétences aux sages-femmes, ergothérapeutes, orthophonistes et pharmaciens...

Pour conclure

Les pressions exogènes et endogènes (patients, professionnels, gestionnaires, politiques…) très fortes, qui s’exercent sur notre système de santé, devraient susciter une analyse globale, systémique, qui fait encore défaut. En aval, c’est la question de l’évolution des métiers de la santé qui doit être abordée. Certes, dans leur contenu propre, en veillant à intégrer l’innovation technologique ; mais surtout dans l’interprofessionnalité et le travail « en équipe » dont on ressent de mieux en mieux l’utilité pour la pertinence des pratiques et la continuité des soins. Au-delà, c’est aussi la question du « parcours » de chaque professionnel qui doit être traitée. Ce sont des métiers exigeants ; une durée d’exercice de 20, 30 ou 40 années est sans doute excessive ou insupportable pour nombre de professionnels. C’est pourquoi il faut également ouvrir des possibilités d’évolution ou de reconversion pour chacun des métiers de la santé. C’est aussi sous ce prisme que les « nouveaux métiers » pourraient être envisagés. 
* Sur ces « missions de réflexion » on peut considérer que tout a été dit ou presque au cours des 20 dernières années ; on peut ainsi relire avec profit le travail de D. Debouzie (nommé par le ministre Kouchner et confirmé par son successeur) en 2003 et celui de D. Cadet, L. Henart et Y. Berland en 2011. ** À l’origine desquelles on trouve, dès 2003, un médecin généraliste, Jean Gautier, infatigable innovateur, exerçant depuis près de 50 ans à Châtillon-sur-Thouet (Deux-Sèvres). *** Ainsi la filière visuelle, embolisée depuis une quinzaine d’années et pour laquelle il a fallu une initiative privée pour donner aux orthoptistes – qui comptaient parmi les premières expérimentations de 2002 ! – la possibilité de répondre aux attentes des patients dans le cadre d’une coopération organisée avec les ophtalmologistes ; ou encore les pharmaciens d’officine, enfin sollicités…
Références
1. Ministère de la Santé. Conclusions du Ségur de la santé. Dossier de presse, juillet 2020. https://bit.ly/3wRtMLQ
2. Mattei JF, Etienne JC, Chabot JM. De la médecine à la santé. Paris : Flammarion, 1997.
3. Mundinger MO, Kane RL, Lenz ER, et al. Primary care outcomes in patients treated by nurse practitioners or physicians: a randomized trial. JAMA 2000;283:59-68.
4. Olesen F, Jensen PB , Grinsted P, Henriksen JS. General practitioners as advisers and coordinators in hospitals. Qual Health Care 1998;7:42-7.

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