Sociologue, professeur à l’École des hautes études en santé publique et chercheur au centre Maurice-Halbwachs, il travaille sur les transformations des professions de santé.

Quel est l’état actuel des relations entre ville et hôpital ?

Pour les comprendre, il faut rappeler quelques particularités bien françaises du système de soins, composé de deux secteurs, privé et public.

Les soins primaires appartiennent en grande majorité au premier, puisqu’ils sont dispensés essentiellement par des généralistes libéraux. Comme une partie du secteur hospitalier qui est constituée de cliniques privées dans lesquelles exercent des spécialistes libéraux installés en ville. Cela crée un lien structurel fort entre ces cliniques et la ville et fonctionne plutôt bien pour certaines spécialités, mais cela peut poser un problème d’accessibilité financière pour les patients. Dans les ex-hôpitaux locaux, ce sont surtout des généralistes qui travaillent.

Par ailleurs, une clé fondamentale des relations entre praticiens de ville et hospitaliers est la confiance. Elle est plus facile entre spécialistes, quel que soit leur lieu d’exercice, parce qu’ils ont suivi des cursus semblables et se connaissent. Même si les choses évoluent, la légitimité des généralistes est moins assurée auprès des hospitaliers, bien que la médecine générale ait été reconnue comme une spécialité…

Cela étant, les relations entre médecins de ville et hospitaliers sont en général plus simples quand il s’agit d’hôpitaux périphériques parce qu’il existe une proximité territoriale entre eux et avec la population. Elles sont souvent plus compliquées entre généralistes et médecins de CHU, du fait de la distance culturelle que j’ai évoquée mais aussi d’une différence d’approche des patients. Les médecins généralistes les appréhendent globalement, alors que les spécialistes hospitaliers sont centrés sur une pathologie dans une optique de filière de soins. La logique hospitalière génère une propension à sélectionner les cas les plus « intéressants », que ce soit au plan clinique ou de la valorisation financière, la tarification à l’activité incitant à choisir les malades relevant des séjours courts. Ce tri implicite vaut également pour les urgences hospitalières.

La démographie médicale est aussi un élément essentiel pour les relations entre ville et hôpital qui pourvoit en partie au manque de certains spécialistes. La Fédération hospitalière de France a proposé 5 expérimentations de rapprochement ville-hôpital, comme le mentionne l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) 2018, dans une logique de gradation des soins très classique, en partenariat avec la médecine libérale. Elles portent sur le diabète, l’insuffisance cardiaque, la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), la maternité, les utilisateurs lourds des urgences (malades complexes).

Les initiatives gouvernementales modifient-elles les relations ville-hôpital ?

L’objectif des autorités de santé est de construire un système de soins intégré avec pour principal instrument les territoires. Mais ces derniers ne sont pas définis de la même façon pour l’hôpital et pour la ville, avec de fortes disparités de taille.

La formation des groupements hospitaliers de territoire (GHT) s’est inscrite dans deux grands cas de figure. Le premier, c’est la continuité : soit les hôpitaux d’un même territoire avaient déjà des relations de partenariat avec des professionnels qui se connaissaient et échangeaient entre eux, soit les rapports entre établissements étaient déséquilibrés (par exemple, un CHU entouré d’établissements de petite taille). Ici, la création des GHT n’a pas modifié des relations stables sinon pacifiées. Le second cas de figure, c’est la tension (parfois le conflit), notamment dans les territoires où des établissements de taille à peu près équivalente entendaient devenir la structure support du GHT ou là où de grands élus locaux voulaient imposer leur ville. Ici, la création des GHT a été difficile, avec des effets durables.

Le but d’un GHT est la mise en commun de moyens (système d’information, achats…) et de professionnels pour optimiser la gestion et limiter la concurrence. Mais, souvent, ils sont concentrés sur l’hôpital support, avec le risque d’aggraver les disparités territoriales. Y compris pour l’installation de généralistes car les jeunes médecins ont tendance à vouloir exercer là où existe une offre de soins diversifiée.

Les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ont été créées en réaction au rapport Devictor (2014), qui préconisait un « service public territorial de santé », ce qui a profondément irrité les représentants du monde libéral. Ces communautés professionnelles se constituent à l’initiative des libéraux, plaçant les unions régionales des professionnels de santé (URPS) en première ligne pour organiser la permanence et l’accès aux soins. Mais dans les faits, les CPTS qui fonctionnent sont souvent celles qui ont été fondées à partir de maisons de santé. D’où le repositionnement de la Fédération des maisons de santé, qui est devenue AVECsanté pour animer toute forme d’exercice coordonné.

GHT et CPTS restent des organisations séparées. Dans les territoires qui ont depuis longtemps une culture d’inter­connaissance, voire de partenariat, entre hospitaliers et libéraux, on peut facilement imaginer qu’ils collaborent. Ailleurs, ça risque d’être nettement plus compliqué, sauf si l’hôpital devient seul offreur de certains soins.

En définitive, les relations ville-hôpital ne sont pas plus simples aujourd’hui qu’hier… Les nouvelles technologies et les consultations avancées aideront sans doute à les améliorer.

Pour certains observateurs, il faut encourager les initiatives propres des professionnels de santé.

Du côté de l’hôpital, ça n’est clairement pas la tendance. Les ARS ont d’autant plus la main que les directeurs d’hôpital sont aujourd’hui davantage des hauts fonctionnaires gestionnaires que des entrepreneurs locaux de service public, comme ce fut le cas un temps. La défense d’un hôpital dans une logique territoriale a laissé la place à la mise en œuvre d’une politique de santé régionale, mais très pilotée au niveau national.

Du côté des libéraux, des innovateurs ont réalisé des initiatives intéressantes, particulièrement les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) ou autres structures collaboratives. Mais elles n’engagent que 15 % des professionnels. Dans sa majorité, le monde libéral n’a pas changé son modèle de pratique. Il est trop tôt pour mesurer les effets des CPTS ou de la télémédecine.

En ce qui concerne l’organisation du système de santé, les pouvoirs publics ont deux problèmes à résoudre : l’accès aux soins au niveau territorial et la transformation de la demande de soins.

Le premier recouvre la problématique des déserts médicaux, qui sont certes un slogan mais aussi une réalité. Pour la résoudre, la coercition est illusoire : le rapport de force politique est favorable aux libéraux. La liberté d’installation est défendue notamment par les internes qui sont le talon d’Achille de l’hôpital. S’ils se mettent en grève, c’est la catastrophe assurée. Restent les mesures incitatives et les nouveaux modes de rémunération de l’exercice coordonné. Le travail en équipe dynamique, collégial, convivial, souvent en MSP, peut rendre des territoires plus attractifs.

Le second problème est la prise en charge et surtout le suivi des patients polypathologiques, complexes, au sein des parcours de soins. Il y a un réel besoin d’intégration du système de santé, avec un décloisonnement des relations entre les professionnels, qu’ils exercent en ville, à l’hôpital mais aussi dans le médico-social et le social, de nombreuses affections trouvant leur origine ou étant favorisées par des facteurs sociaux. Ce sont des réalités qui concernent l’ensemble de la population. Or force est de constater que les initiatives des professionnels en ce sens ne sont le fait que d’une minorité d’entre eux.

Depuis quelque temps, les modes d’action publique des ARS tendent à privilégier l’accompagnement, le partenariat, l’animation, la coconstruction dans leurs rapports avec les professionnels, plus que le contrôle. L’Assurance maladie tend à s’inscrire dans cette orientation. Certaines ARS forment des animateurs territoriaux de santé, sur le mode de ceux mis en place par certaines régions ou sur des territoires plus petits dans le cadre de contrats locaux de santé (CLS). Ces derniers ont joué un rôle important pour rapprocher les professionnels du médical, du médico-social, les associations, etc.

Ça commence à bouger aussi avec les nouveaux modes de rémunération, pour tenter de sortir du paiement à l’acte. Pour le travail collectif, les MSP reçoivent en moyenne 70 000 euros par an, pouvant aller jusqu’à 350 000 euros pour les plus actives. Cela étant, les moyens alloués à la structuration des soins primaires restent modestes, et une bonne partie des fonds d’intervention régionaux à la disposition des ARS est aspirée par les déficits hospitaliers.

Beaucoup de professionnels invoquent des difficultés administratives pour créer et faire vivre une MSP.

La grande difficulté des MSP est moins leurs relations avec les ARS ou l’Assurance maladie que le fait de ne pas disposer d’un cadre juridique adapté. Les libéraux sont obligés de constituer à la fois une société civile de moyens (SCM), une société interprofessionnelle de soins ambulatoires (SISA), une association loi 1901 pour porter le projet de santé et parfois une société civile immobilière (SCI), les quatre n’étant pas franchement compatibles entre elles, les budgets n’étant pas fongibles. Les professionnels sont confrontés à des questions comme de savoir qui embauche qui, qui prend en charge les frais généraux, qui peut être rémunéré, pour quoi, etc.

Leur formation initiale n’incite guère les futurs médecins à changer de pratiques.

Pour les médecins de soins primaires, la création des départements de médecine générale et des stages en libéral a été une bonne chose. Le problème est que, pendant longtemps, il n’y a pas eu assez de maîtres de stage en regard de la demande. Certains stages ont été encadrés par des gens usés, découragés, mal organisés, qui ne donnaient guère envie aux étudiants d’exercer comme eux. Aujourd’hui, la situation s’améliore, mais je pense qu’il y a quand même un problème de transmission. Non pas au plan technique, car la formation s’est améliorée, mais plus au plan social. En effet, une des caractéristiques de la formation médicale est qu’elle se fait par identification aux aînés. Ceux-ci ont bien réussi à convaincre du nécessaire recours à la médecine fondée sur les preuves. Mais, même si certains professeurs sont dévoués et motivés, optimistes, avec des exigences, des projets, une ambition, il manque souvent la transmission de l’essentiel : une réflexion sur le sens du métier, son mandat, ce qui fait sa place dans la société et la formation à une approche pluriprofessionnelle. Les médecins se savent utiles et, souvent, ils en restent là, au plan individuel.

Encadre

Coordination territoriale de santé : vers une simplification des dispositifs

Un parcours de santé complexe est celui d’un patient dont l’état de santé, le handicap ou la situation sociale requièrent l’intervention de plusieurs catégories de professionnels de santé, médico-sociaux ou sociaux.

Les dispositifs d’appui à la coordination sont actuellement au nombre de 7 :

– les réseaux de santé spécialisés, créés en 1996 ;

– le programme d’accompagnement au retour à domicile après hospitalisation (PRADO) né en 2010 ;

– les centres locaux d’information et de coordination (CLIC) datant de 2011 ;

– la méthode d’action pour l’intégration des services d’aide et de soin dans le champ de l’autonomie (MAIA) définie en 2011 ;

– les coordinations territoriales d’appui (CTA) qui ont vu le jour en 2013 ;

– le programme relatif aux parcours des personnes âgées en risque de perte d’autonomie (PAERPA) mis au point en 2013 ;

– les plateformes territoriales d’appui (PTA), plus récentes : 2016.

L’ensemble de ces dispositifs est de lecture difficile et ne répond pas de manière satisfaisante à la totalité des situations visées. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a pour but de les regrouper dans un dispositif unique au sein d’un territoire, animé par une équipe composée de médecins, infirmiers, aides-soignants, psychologues et travailleurs sociaux : le DAC (dispositifs d’appui à la population et aux professionnels pour la coordination des parcours de santé). La loi impose qu’ils soient mis en place par les ARS dans un délai de trois ans à partir de sa promulgation.

Sources de l’encadré
Legifrance. Loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé (1). https://bit.ly/38VuKK6
AVECsanté. Lexique. https://bit.ly/3d2AyER
Houdart et associés. Qu’est-ce que les dispositifs d’appui à la coordination ? 18 février 2020. https://bit.ly/2xJ32Dt