Chargés de veiller en première ligne au bien-être physique et mental des enfants et adolescents, les cliniciens peuvent pourtant se sentir dépourvus face aux situations de maltraitance. Quand y penser, quels outils mobiliser, comment réagir ? Les réponses du Dr Martine Balençon, pédiatre et médecin légiste.
Quelles répercussions la pandémie a-t-elle eu sur les enfants vulnérables ?
Les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont obligé les familles à vivre en huis clos et ont exposé beaucoup d’enfants à une situation de danger intrafamilial accru. Dès la sortie du premier confinement, on a observé une augmentation des sollicitations téléphoniques et par mail pour des situations de mineur en danger, en particulier au 119 : + 56 % d’appels entre le 18 mars et le 10 mai 2020 par rapport à la même période en 2019 ; + 113 % de recours directs par les écoutants aux services de police, gendarmerie ou Samu ; enfin, + 30 % d’informations préoccupantes transmises aux services départementaux de protection de l’enfance.1
Aujourd’hui, près d’un an plus tard, bien que les chiffres soient encore parcellaires, l’augmentation est indéniable sur le terrain : sur le plan quantitatif, il y a une recrudescence des violences ; sur le plan qualitatif, elles paraissent plus graves, avec des situations particulièrement dégradées. En outre, enfants et adolescents souffrent d’un mal-être psychique, avec une double peine pour les plus vulnérables et les familles qui ne sont pas suffisamment accompagnées : aller mal dans une famille normo-fonctionnante est bien sûr différent que dans une famille où le support parental est fragile et où les enfants risquent de ne pas pouvoir s’inscrire dans un parcours de soins…
Mais nous avons pu aussi observer des effets positifs de cette crise : une mobilisation des professionnels de l’enfance, médicosociaux et scolaires, avec un travail de partenariat efficace dans le repérage et la prise en charge de situations d’enfants victimes. En définitive, c’est la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, dans la gestion de cette crise et plus largement dans la réflexion en santé publique, qui se pose – d’autant plus en ce moment, alors que les services sont déjà saturés d’enfants en mal-être et qu’il n’y a pas une grande disponibilité de pédopsychiatres…2 Il est essentiel de considérer la santé de l’enfant au sens OMS du terme : physique, psychique et sociale. C’est là qu’apparaît toute l’importance du « médecin de l’enfant » , qu’il soit médecin généraliste, pédiatre ou médecin de PMI, puisqu’il est le premier acteur de santé intervenant auprès des enfants et des adolescents.
Y a-t-il du nouveau qui se profile, avec le récent cadre national de référence de la HAS3 pour les enfants en danger ou à risque ? L’un des points positifs est l’effort
L’un des points positifs est l’effort pour que les parcours en santé de ces enfants s’inscrivent dans une démarche intégrée et graduée, avec un fléchage particulier rendu nécessaire par la vulnérabilité particulière de cette population. Il y a une volonté – que l’on salue – d’œuvrer en faveur d’un maillage territorial, confié aux ARS, pour les enfants en danger et rassemblant les médecins référents protection de l’enfance, les structures hospitalières spécialisées, les services départementaux et les acteurs de terrain, en particulier en santé.
Concrètement, il s’agit de traiter les difficultés de santé des enfants et adolescents en danger de la même façon que l’on traite d’autres pathologies, c’est-à-dire en les pensant en termes de parcours de soins – comme on le ferait pour un cancer, par exemple : face à une suspicion, on prescrit des examens complémentaires, on demande des avis, on adresse éventuellement au spécialiste, et ainsi de suite. Dans notre équipe, à Rennes, cette approche interdisciplinaire fait ses preuves : les médecins traitants demandent des avis d’experts pour les diagnostics différentiels. On est à plusieurs pour examiner les dossiers, discuter du besoin d’examens complémentaires ou d’une hospitalisation, etc. Cela permet d’accroître et améliorer la vigilance.
Dans ce parcours de soins, les médecins traitants ont un rôle fondamental à jouer, et à mon sens d’une façon un peu différente de ce que l’on entend souvent, à savoir l’accent mis sur la nécessité de savoir absolument faire un signalement et/ou une information préoccupante… Certes, il est important de connaître ces procédures mais, pour filer la métaphore du cancer, demande-t-on à un généraliste de savoir réaliser une exérèse complète d’une tumeur ? Il est en effet bien plus important de savoir déjà bien repérer une situation de maltraitance et de bien orienter le patient ensuite, en fonction de la gravité. Car dans ce parcours de soins, tous les maillons de la chaîne sont importants : si les spécialistes ne bénéficient pas, en amont, d’un repérage par leurs confrères de premier recours, c’est très difficile ; inversement, si les généralistes, en première ligne, n’ont pas un parcours de soins d’aval bien défini, la prise en charge devient impossible… Réfléchir ainsi est fédérateur, car cela met tous les professionnels de santé « dans la chaîne » : chacun est concerné, mais ne fait pas tout, et ne le fait pas tout seul !
En consultation, quels sont les signes à repérer ?
D’abord, il faut toujours garder à l’esprit que les symptômes constatés lors d’une consultation peuvent être en lien avec des violences (physiques, sexuelles, psychologiques, exposition aux violences conjugales constituant une maltraitance « par commission ») et/ou des négligences (maltraitance « par omission »), des situations qui, d’ailleurs, s’associent souvent. Rappelons que, selon une étude parue en 2009 dans le Lancet,4 les maltraitances concerneraient 1 enfant sur 10 dans les pays à hauts revenus. Difficiles à quantifier, elles sont sans doute sous-estimées… Il faut donc toujours les avoir dans son spectre étiologique – pour reprendre l’image du cancer – comme la première chose que l’on craint et à laquelle on doit penser.
Un certain nombre de feux rouges doivent alerter le praticien. Chez un enfant non déambulant, les lésions traumatiques (ecchymose, hématome, plaie…) sont une alerte rouge au même titre qu’un purpura fébrile, imposant de référer l’enfant dans un structure hospitalière, pour réaliser un bilan à la recherche de lésions profondes associées (radiographies du squelette, imagerie crânienne, fond d’œil) et un bilan de coagulation. Cutanées dans 90 % des cas, principalement situées à l’extrémité céphalique, les atteintes peuvent aussi toucher les muqueuses.
À tout âge, doivent alerter : des lésions pour lesquelles l’explication donnée varie (dans le temps, selon la personne interrogée…) ou pour lesquelles il y a une incohérence avec le niveau de développement de l’enfant ou le mécanisme invoqué ; des plaintes récurrentes sans cause claire (douleurs abdominales, maux de tête…) ; des antécédents d’accidents domestiques répétés ; un retard à consulter...
Ainsi, les lésions nombreuses d’allure traumatique sans explication plausible, prenant la forme d’un objet « vulnérant » (main, bâton, câble, etc.), les brûlures à bord net pouvant résulter d’une immersion, atteignant des zones habituellement protégées, a fortiori dans des localisations suspectes (
Quant aux symptômes de maltraitance psychologique : un comportement craintif, de repli sur soi, avec un évitement du regard, voire une agressivité, mais aussi, à l’inverse, une recherche de contact ou d’affection sans discernement, des troubles du sommeil ou du comportement alimentaire doivent mettre en garde.
Un enfant plus grand (ayant acquis la parole) et pour qui l’on suspecte une maltraitance doit être entendu ; il doit pouvoir en faire un récit libre : préférer donc les questions ouvertes et non suggestives (« peux-tu me raconter/m’en dire plus/me parler de ce qui se passe ?... » ) ; si une question directive est introduite, le faire par « comment ? » (« comment se passe la journée, les repas, le coucher, etc. ? » ). Les propos sont notés fidèlement dans le dossier médical de l’enfant, en précisant les personnes présentes lors de l’entretien.
Il faut garder à l’esprit que, paradoxalement, la plupart du temps, ce sont les parents eux-mêmes qui viennent montrer les lésions (un parent maltraitant peut vouloir montrer les lésions de son enfant et les voir soignées ; il se peut également que, dans un couple, il y ait celui qui agit et celui qui assiste aux faits de maltraitance). C’est quelque chose qui peut déstabiliser les praticiens.
Quand le diagnostic est suspecté : comment réagir et gérer la situation ?
Il est important d’y avoir réfléchi en amont, de s’être mis en situation, tout d’abord pour être préparé psychologiquement ; se demander : « quel effet ça va me faire le jour où ça va m’arriver ? » ; « comment vais-je me positionner, est-ce que je vais y croire ? » , etc. L’enfance en danger est un phénomène qui touche profondément du point de vue émotionnel, ce qui peut conduire le praticien au déni et à la sidération, ou bien à la projection d’une situation personnelle. Anticiper son positionnement est utile pour éviter d’éventuels retards de prise en charge.
Par ailleurs, il est important de connaître au préalable les coordonnées de ceux vers qui l’on pourra s’orienter, notamment s’il y a besoin d’une consultation ou d’une hospitalisation : le service pédiatrique et/ou l’équipe de pédiatrie médico-légale de référence, les acteurs départementaux (PMI, service social…), le médecin référent protection de l’enfance, la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) à qui on pourra éventuellement adresser un écrit (l’information préoccupante), les acteurs judiciaires, la police ou la gendarmerie. Pour une mise à l’abri, un avis et une évaluation, le médecin peut adresser l’enfant ou l’adolescent aux urgences pédiatriques ou dans une unité spécialisée en fonction du maillage territorial (unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger [UAPED], unité hospitalière pédiatrique spécialisée en protection de l’enfance, unité médico-judiciaire, service de pédiatrie…).
En d’autres termes, il faut avoir un « plan d’action » défini, intégrant la clinique des maltraitances et les outils pour y répondre dans la pratique quotidienne.
En bref, les clés sont l’interdisciplinarité et la connaissance des acteurs locaux car, je le répète, il ne s’agit pas pour le praticien de tout faire tout seul, mais au contraire d’intégrer l’enfant en danger dans un parcours de soins (et, ce faisant, de s’intégrer lui-même dans une « boucle » plus large). Ce sont des choses difficiles à voir, à gérer, face auxquelles il faut rester humble : repérer des maltraitances, faire des signalements, etc. demande des compétences professionnelles spécifiques mais aussi d’avoir la tête bien accrochée, tant la violence est un phénomène sidérant et clivant. C’est de la prise en charge complexe ; certes, affaire de spécialistes, mais qui doit être traitée par l’ensemble des acteurs dont ceux de la santé !
Pour finir, que pensez-vous du projet d’un code de l’enfance ?
Un code unique serait un signe politique et social très fort ! Réunir ce qui touche à l’intérêt supérieur de l’enfant serait très intéressant, car à l’heure actuelle, s’agissant des mineurs, les codes s’entrecoupent. En ce qui concerne le sujet des maltraitances, des contradictions et oppositions surgissent souvent, par exemple avec les droits des parents, qui peuvent créer des obstacles à la protection des enfants…
La Société française de pédiatrie médicolégale (SFPML) a d’ailleurs signé cet appel, porté par quatre anciennes défenseures des enfants. L’enfance est quand même l’avenir ! Or doit-on rappeler que les répercussions des violences sur la santé des enfants, et jusque dans leur vie adulte, sont abondamment documentées (sur la santé physique, mentale, comportementale, sexuelle, voire dans la survenue de maladies chroniques, et allant jusqu’à l’épigénétique…) ? Une étude australienne récemment parue dans le Lancet,5 avec un suivi très long et une très vaste cohorte, a d’ailleurs décelé une véritable transmission intergénérationnelle de la maltraitance infantile…
1. GIP Enfance en Danger, Snated. Bilan relatif à l’activité du 119, période de confinement du 18 mars au 10 mai 2020. Mai 2020.
2. Marcelli D. Pédopsychiatrie : plébiscitée mais menacée de disparition. Rev Prat 2020;70(7):713-4.
3. HAS. Évaluation globale de la situation des enfants en danger ou risque de danger : cadre national de référence. Recommandation de bonne pratique. Janvier 2021.
4. Gilbert R, Widom CS, Browne K, et al. Burden and consequences of child maltreatment in high-income countries. Lancet 2009;373(9657):68-81.
5. Armfield JM, Gnanamanickam ES, Johnston DW, et al. Intergenerational transmission of child maltreatment in South Australia, 1986–2017: a retrospective cohort study. Lancet Public Health 2021;6(7):e450-61.
Pour en savoir plus
Balençon M (SFPML). Repérage des situations de violence chez les enfants et les adolescents en sortie de confinement. Rev Prat 2020;70(7);765-8.
Balençon M (SFPML ; coord.). Pédiatrie médico-légale. Mineurs en danger : du dépistage à l’expertise pour un parcours spécialisé protégé. Paris: Elsevier; 2020.