Un bégaiement. Parler du trouble et des émotions qu’il suscite, l’étudier afin d’y remédier et mettre en place des exercices adaptés, regarder les autres pour établir la communication.

Témoignage d’Ingrid, 29 ans

Mon bégaiement a commencé, je pense, à l’âge de 8 ans. Je me souviens plus particulièrement des moments où je devais réciter des poésies devant la classe entière sur l’estrade. Quand l’institutrice me désignait pour passer à l’estrade, c’était une catastrophe. J’avais le cœur qui battait la chamade, j’étais rouge, et ce qui était le plus atroce, c’était que je le connaissais par cœur, ce poème, mais j’étais incapable de le réciter avec toute la ponctuation qui allait avec. Du coup, je butais sur des mots, j’étais incapable de me contrôler, et ce qui était le plus dur, c’est que je voyais mes camarades qui, en face, étaient morts de rire. Moi, je le vivais très mal, et à la moitié du poème, la maîtresse disait : « C’est bon, retournez à votre place. » J’avais un sentiment d’échec car j’avais appris ce poème et je n’avais pas pu le dire jusqu’à la fin, et le sentiment d’être à part. Dès que je retournais à ma place, je pensais à autre chose et je parlais d’autre chose, je reniais. Personne n’en parlait, il n’y a que moi qui le ressentais. Par la suite, je pense que ma personnalité s’est développée autour de ça. La peur de prendre la parole, la peur des autres, du jugement des autres, tout cela a fait que j’ai développé une personnalité en retrait.
Depuis 5 ans je travaille, et c’est à nouveau une période difficile ; je suis confrontée à ce bégaiement tous les jours. J’ai l’impression que ça s’est révélé vraiment, car qui dit travail dit jugement, jugement de l’individu, du travail fourni ; et cette difficulté est constamment présente en moi. J’ai consulté un orthophoniste car je ne pouvais plus m’en sortir, j’étais trop dans le contrôle, la pression musculaire. Quand je bégayais, j’avais mal aux muscles à la fin. C’était trop fatigant.

Témoignage de Nicolas, 38 ans

En avril dernier, j’ai relevé un défi incroyable : j’ai participé à mon ­premier concours d’éloquence !
Quand j’attendais mon tour pour passer devant le jury, j’ai été saisi d’une vive émotion en me souvenant de tout le chemin parcouru, depuis cette institutrice qui m’envoyait constamment au coin dès que je bégayais fortement ou ce ­camarade de classe qui me disait : « Il faut un décodeur pour arriver à te comprendre »...
Je me souviens de toutes ces brimades qui ont développé très jeune en moi un fort sentiment d’injustice. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où je suis sorti de chez le boulanger avec un sandwich car je ne parvenais pas à dire que je voulais une « quiche lorraine », sans parler de mes tentatives de drague en boîtes de nuit.
Toute ma vie, j’ai dû me battre contre ce bégaiement. J’ai été suivi très jeune par des orthophonistes.
Lors de ce concours d’éloquence, c’est avec les mains qui tremblent, la gorge serrée et l’idée que je n’y arriverais pas que j’ai démarré mon discours. Et puis j’ai senti que l’auditoire adhérait, le public a commencé à rire… et ce n’était pas à cause de mon bégaiement !
Je n’ai pas gagné ce concours, mais je suis arrivé jusqu’en finale…

Commentaire d’Élisabeth Vincent, orthophoniste

Le bégaiement est un trouble de la fluence verbale qui se traduit essentiellement par des accidents de parole, comme des répétitions, des blocages qui rendent l’expression orale pénible, voire par moments impossible. Ce trouble étant le plus souvent imprévisible, la parole est vécue comme peu fiable. Son caractère fluctuant a contribué à ce qu’il ne soit pendant longtemps pas pris au sérieux. L’Association Parole Bégaiement a été créée en 1992 pour mieux faire connaître le bégaiement comme un handicap à l’origine d’une véritable souffrance. De nombreuses campagnes d’information ont été menées aussi bien auprès des professionnels de la santé et de l’éducation que du grand public, et il apparaît que, s’il reste encore beaucoup à faire, un certain chemin a été parcouru. Le « bègue » n’est plus le personnage dont on rit systématiquement, mais une personne dont la souffrance est prise en compte, comme en témoigne le très beau film de Stephen Frears, Le Discours d’un roi, sorti en 2010.
Du côté des personnes qui bégaient, ce film a eu un impact très important. En effet, celles-ci ont généralement une mauvaise image d’elles-mêmes et se sentent dévalorisées dès qu’elles tentent de s’exprimer. Voir un homme célèbre, un roi, bégayer redonne à leur parole de la crédibilité.
Pour tenter d’échapper aux regards des autres perçus comme négatifs, la personne qui bégaie met en place des stratégies de contournement qui, si elles ont pour effet de soulager dans un premier temps, contribuent à renforcer le trouble. La peur de bégayer conduit à éviter certains mots difficiles à prononcer – différents en fonction de chacun –, certaines situations particulièrement anxiogènes, etc. Il arrive même que ces conduites d’évitement (changements de mots, recours aux périphrases, etc.) réussissent à ce que le bégaiement passe inaperçu aux yeux des interlocuteurs, au prix d’un contrôle constant et d’une grande souffrance. On parle alors de « bégaiement masqué ».
D’une manière générale, le bégaiement se nourrit des efforts faits pour le camoufler. Le témoignage d’Ingrid est particulièrement représentatif : « Je reniais. Personne n’en parlait. » De même, les souvenirs pénibles qu’elle rapporte sont fréquemment évoqués par les personnes qui bégaient : être debout sur une estrade pour réciter une poésie devant les autres élèves ou face à quelqu’un qui juge au travail. Ces moments difficiles où la parole est exposée sont souvent à l’origine d’une émotion douloureuse : la honte. La honte conduit non seulement à éviter le regard des autres mais à vouloir ­disparaître aux yeux du monde. À nouveau, le mouvement est au repli. Une démarche thérapeutique auprès d’un orthophoniste est alors indispensable pour sortir de ce cercle dans lequel la personne qui bégaie s’enferme. La démarche est inverse : parler du trouble et des émotions qu’il suscite, l’étudier afin d’y remédier et mettre en place des exercices adaptés, regarder les autres pour ­établir la communication… 

Encadre

Rencontrer d’autres personnes bègues grâce à l’association parole bégaiement (APB)

Les personnes qui bégaient ont souvent l’impression d’être seules au monde à souffrir de ce trouble. Certains orthophonistes proposent des séances de groupes (groupes d’enfants, d’adolescents, d’adultes, de parents d’enfants qui bégaient) qui sont d’un réel apport. Rencontrer d’autres personnes bègues – passée une première réticence à vivre l’effet « miroir » – est généralement une découverte et un véritable soutien. Des groupes de « self-help » réunissant des personnes bègues existent également, soutenus par l’Association Parole Bégaiement (APB).

L’association s’applique depuis sa création à multiplier les occasions d’échange : Journée annuelle, Journée mondiale du bégaiement (le 22 octobre), Colloque international… Du fait du contexte sanitaire, des réunions virtuelles sont régulièrement organisées ; elles ont permis à de nombreuses personnes d’entrer en contact.

En 2019, une nouvelle manifestation particulièrement originale a vu le jour : un concours d’éloquence réservé aux personnes qui bégaient. C’est ce dont témoigne Nicolas, qui, de même que les autres participants, a relevé ce défi et s’est lancé dans cette aventure, au départ inimaginable. Monter ainsi volontairement sur une scène se révèle particulièrement réparateur de toutes les situations difficiles évoquées précédemment. Et non seulement le bégaiement n’empêche pas de s’exprimer et de dire des choses qui tiennent à cœur mais il rajoute de l’émotion par sa simple présence. Les propos tenus s’en trouvent amplifiés, et la parole est reconnue dans toute sa crédibilité. Le témoignage de Nicolas fait mesurer le chemin parcouru, depuis l’empêchement de parler jusqu’à cette parole qui s’expose, avec ses accidents, une parole particulière dont il n’y a pas lieu d’être honteux.

Au vu du succès rencontré par ce concours autour d’un plaisir largement partagé, une nouvelle édition a été réalisée en 2020, à suivre en 2021…

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