L’adoption récente de la loi de bio­éthique par le ­Parlement, après deux ans de débats houleux, et sa large validation par le Conseil constitutionnel, nous offre l’occasion, en rééditant un de ses articles, de rendre ici hommage à notre ami Jean–Yves Nau, décédé le 8 novembre dernier à Tours et qui fut, pendant des années, un collaborateur régulier de La Revue du Praticien. Animé d’une insatiable curiosité pour tous les développements sociétaux de la médecine et de la science, on imagine facilement les nombreuses analyses qu’il aurait livrées sur ce texte important qui, outre l’extension de la PMA aux couples de femmes, étend le cadre des recherches sur l’embryon humain et les cellules souches embryonnaires, en les ­rendant désormais possibles s’il s’agit « d’améliorer la connaissance de la biologie humaine », alors qu’elles étaient jusqu’ici limitées à des fins médicales. Une avancée fondamentale selon certains, une dérive inquiétante selon d’autres. À cet égard, l’analyse que Jean-Yves Nau que nous avions publiée en 2004 et que nous reproduisons ici, peut paraître à plus d’un titre prophétique, tant elle montre combien le développement scientifique précède et bouscule la réflexion éthique et combien les limites, les interdits ou les entraves que l’on voudrait opposer à ses dérives potentielles peuvent apparaître, quelque temps après, fragiles, désuets, voire un obstacle à la marche du progrès, cela pour le meilleur comme pour le pire…
En 40 ans, il n’y a pas eu un sujet de santé qui ait échappé à Jean-Yves Nau, journaliste et médecin (« Dr Nau » comme on l’ap­pelait), sans compter bien d’autres facettes de sa personnalité (dont sa passion pour la viticulture…). Des années durant, au journal Le Monde (29 ans d’articles…), sur Slate, dans La Revue du Praticien, dans La Revue médicale suisse, sur son blog (« Journalisme et santé publique »), il couvrit et commenta d’innombrables sujets de santé dont particulièrement la pandémie de sida, la crise de la « vache folle » et les débats de bioéthique. Mi-prophète annonciateur des grandes catastrophes à venir (l’épidémie de Covid-19, qu’il commenta jusqu’au bout, ne fut pas pour lui une surprise), mi-lanceur d’alerte par la façon dont il ­élargissait toujours son propos, en fin d’article, à une question sensible, il avait quelque chose de balzacien, tant par son physique et ses racines tourangeoises, que par sa phénoménale production éditoriale. Sa capacité à écrire paraissait sans limites, ce dont peuvent témoigner tous ceux qui ont travaillé avec lui : une pulsion d’écriture assez fascinante mais qui aboutissait quelquefois à certaines facilités de style. On le lui faisait remarquer et il réécrivait, ce qui ne le perturbait pas, tant en réalité d’articles en articles il brossait une ­formidable fresque sur la santé. Elle passionnera ceux qui, plus tard, se pencheront sur ces années qui séparent l’irruption du sida de celle de la Covid-19 et que, dans un nouveau clin d’œil à Balzac, on aimerait appeler : « La Comédie sanitaire ou 40 ans de rebondissements » par le Dr Nau…

Doit-on vraiment interdire le clonage à visée thérapeutique ?*

En autorisant le clonage à visée thérapeutique au moment même où il est criminalisé en France, les Britanniques cèdent-ils au mirage d’un nouvel eldorado ou sont-ils simplement en avance sur tout le monde ?
Au risque d’être demain sèchement contredit par ceux qui en font profession, osons une affirmation : après des avancées qui apparurent triomphales, la biologie et la génétique médicales traversent aujourd’hui une crise majeure ; une crise dont tout nous laisse malheureu­sement craindre qu’elle va s’inscrire dans le temps. L’époque n’est plus celle qui, après la découverte de la structure en double hélice de la molécule d’ADN, permit de décrypter le code génétique et les lois de l’hérédité. Nous avons également épuisé les plaisirs de l’achèvement des formidables entreprises de séquençage des génomes de divers organismes végétaux ou animaux parmi lesquels celui de l’espèce humaine. Et il faut bien reconnaître qu’après l’ivresse de la cueillette des derniers fruits du réductionnisme, la biologie a, du moins pour l’heure, échoué à recueillir l’essence même de ce qui fait le vivant, normal ou pathologique. De ce point de vue on pourrait sans mal en rester à cette célèbre définition de Bichat qui veut que la vie ne soit autre chose que l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort ; et incidemment à celle de Leriche qui fait de la santé la vie dans le silence des organes.
Force est ainsi d’observer que la compréhension de plus en plus fine des mécanismes moléculaires qui expliquent la vie n’a pas — du moins pas encore — permis de forger de nouveaux concepts et outils thérapeutiques.
Tout se passe au fond comme si la démarche réductionniste qui, depuis le début du XIXe siècle, a permis la naissance puis le rapide développement de la biologie, semblait aujourd’hui arriver à son terme. La mise au jour des structures et des mécanismes moléculaires n’a pas débouché sur la compréhension et la maîtrise du vivant que l’on était, hier encore, en droit d’espérer.

 

 

La nouvelle plasticité du vivant

C’est dans ce contexte que l’on assiste à l’accumulation des découvertes, souvent spectaculaires, dans ce domaine dont il n’est pas excessif de dire qu’il est celui de la « nouvelle plasticité du vivant ». Face aux impasses de la biologie et de la génétique moléculaires, émerge, avec les premiers travaux expérimentaux sur les cellules souches embryonnaires humaines et le clonage par transfert nucléaire, une forme d’eldorado thérapeutique. Peut-être pêche-t-on ici par excès d’optimisme sinon de scientisme ; mais comment ne pas s’intéresser aux nouvelles perspectives scientifiques et plus encore aux nouveaux espoirs thérapeutiques concernant des maladies neurodégénératives aujourd’hui incurables et dont la fréquence va croissant. Faut-il voir là les prémices de la biologie et de la médecine du XXIe siècle ? Comment les travaux sur les cellules souches et sur le clonage à visée thérapeutique s’articuleront-ils avec l’ensemble des acquis de la génétique et de la biologie moléculaires ? Ces questions dépassent de beaucoup les seuls cénacles de la médecine et de la science. Elles sont en effet pour une large part sous-tendues par une autre interrogation, fondamentale, empruntant à cette morale en marche qu’est l’éthique ; celle de l’usage qui peut ou non être fait des embryons humains. En l’état actuel de leurs connaissances et de leurs insuffisances, une large majorité de biologistes tiennent généralement pour acquis que les cellules souches embryonnaires humaines ont un potentiel de différenciation et de développement notablement plus riche et puissant que les cellules souches pouvant être isolées dans les organismes adultes.
Corollaire : il faut, pour établir des lignées de cellules souches à visée thérapeutique, disposer d’embryons humains. Coïncidence ou non, cette demande grandissante survient alors que précisément existent de très grandes quantités d’embryons humains, conçus par fécondation in vitro dans le cadre des procédures ­d’assistance médicale à la procréation, embryons conservés par congélation et ne faisant plus l’objet de ce qu’il est convenu de dénommer un « projet parental. »

 

 

 

 

Les Britanniques et le reste du monde

À cette donne il faut, actualité oblige, ajouter le feu vert que viennent de donner les autorités britanniques à la création par clonage (via la technique du transfert nucléaire) d’embryons humains. Cette décision marque une étape hautement symbolique dans le développement de ce qui pourrait peut-être constituer cette nouvelle spécialité thérapeutique promise par nombre de biologistes et pour laquelle il est convenu de parler de « médecine régénératrice. » Ainsi, donc, le Royaume-Uni a très rapidement saisi la portée médicale et scientifique de cette révolution annoncée. Il est devenu le premier pays au monde à adopter une législation qui encadre le clonage à visée thérapeutique ou scientifique et qui criminalise l’usage de cette même technique à des fins de procréation.
On peut qualifier cette démarche de démocratique, rationnelle et pragmatique.
On peut aussi la mettre en parallèle avec les atermoiements et les incohérences observés dans nombre de pays occidentaux. En France, le Parlement vient, dans une indifférence quasi générale, d’achever la révision des lois de bioéthique de 1994 pour aboutir à un texte qui est aux antipodes de la clarté des dispositions britanniques. C’est ainsi qu’en quête d’un impossible consensus, le législateur a posé le principe solennel de l’interdiction de toute forme d’utilisation des embryons humains à des fins scientifiques et a criminalisé la ­pratique du clonage à visée thérapeutique… tout en organisant dans le même temps un cadre de dérogations pour des recherches qui pourraient être autorisées.
En Allemagne, la pratique de la congélation des embryons humains conçus in vitro (pratique largement mise en œuvre à travers le monde pour augmenter les taux de succès de la procréation médicalement assistée) est interdite. Ce qui n’empêche nullement les autorités allemandes d’autoriser leurs biologistes à importer des lignées de cellules souches embryonnaires constituées à l’étranger. Pour ajouter à l’hétérogénéité, la Commission européenne, ouvertement favorable à ces travaux, commence à soutenir financièrement les études que les biologistes souhaitent effectuer ; à condition toutefois que le législateur du pays où ils travaillent ne leur interdise pas de les mener.
Aux États-Unis on voit depuis plusieurs mois les deux candidats à l’élection présidentielle s’opposer publiquement sur la question de savoir si des embryons humains peuvent être ou non utilisés à des fins autres que reproductives. Le camp républicain maintient les interdits décrétés sur ce thème par George Bush, et les démocrates annoncent leur levée en cas de victoire ; des démocrates ont reçu le soutien de la veuve et de l’un des fils de Ronald Reagan décédé des suites d’une maladie d’Alzheimer contre laquelle les biologistes ne désespèrent pas de trouver un traitement via les cellules souches et la médecine régénératrice. Il importe toutefois de rappeler que, dans ce pays, où le débat public ne porte que sur le financement fédéral des recherches controversées, les chercheurs du secteur privé peuvent mener les travaux qu’ils souhaitent.
À brosser ainsi à large traits le grand cadre de cette controverse grandissante, on en vient à penser que sauf à remonter à l’aube de la Renaissance italienne et aux méchants interdits catholiques sur l’ouverture – à des fins anatomiques – des cadavres humains, l’histoire des sciences du vivant n’avait sans doute jamais offert le flanc à une telle controverse qui complique de manière inédite la collaboration scientifique internationale. Pour l’heure The Lancet et The New England Journal of Medicine viennent, dans leurs livraisons datées ­respectivement des 10-16 juillet et du 15 juillet 2004, de prendre explicitement position en faveur de la levée des interdits et des entraves afin que les biologistes du monde entier puissent au plus vite partir à égalité de chances à la découverte de ce nouvel eldorado médical. Eldorado ou mirage ?
« Si le Royaume-Uni a été le premier pays au monde à se doter d’une loi pour autoriser, tout en les encadrant, de telles recherches c’est sans doute parce qu’il est riche d’une longue tradition de ce qu’il est convenu d’appeler le pragmatisme », déclarait en 2002 au Monde Peter ­Lachmann, président de l’Académie britannique des sciences médicales, peu de temps après la promulgation de la loi britannique autorisant les recherches sur l’embryon humain. « Mon pays a aussi été le premier à abolir la peine de mort et le premier où un bébé conçu par ­fécondation in vitro a vu le jour. De nombreux autres pays, depuis, nous ont suivis. » Pour le Pr Lachmann, comme pour une très large partie des biologistes, les interdits tomberont dès le jour où l’on aura démontré la réalité de cet eldorado ; celui de la régénération des tissus ­humains. V

 

 

* Article de Jean-Yves Nau paru dans La Revue du Praticien le 15 septembre 2004 (54(13):1397-8)

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