À cette époque, le désir de connaître l’anatomie n’est pas encore un moteur de la pensée médicale. D’abord parce que très peu de chirurgie est envisageable et qu’ensuite la théorie hippocratique des humeurs ne fait en aucun cas appel à des connaissances anatomiques.
À partir du XIIIe siècle, contemporain de l’essor des universités, commence réellement un enseignement de l’anatomie ; les premières dissections sont instituées et même publiées. Anathomia, rédigé en 1316 par Mondino de’ Liuzzi, professeur à Bologne, est un manuel destiné aux étudiants encore très incomplet mais qui a marqué profondément ses élèves, comme Henri de Mondeville ou Guy de Chauliac.1
Dissection mémorable
Pourtant, l’enseignement de la Sorbonne lui semble décevant : répéter jusqu’à les savoir par cœur les textes des anciens… Galien et Aristote sont bien deux géants. Leur œuvre est immense. Ils ont tout vu, tout décrit, les professeurs l’affirment en tout cas. Mais depuis la mort de Galien, c’est-à-dire mille cinq cents ans plus tôt, rien n’a bougé.
De cette période, on rapporte une anecdote. Ce matin-là, rue de Buscherie, il fait un froid de loup. C’est la troisième dissection du même sujet que doit diriger le Pr Sylvius, c’est-à-dire celle qui ouvre les grandes cavités. Quand on apprend que le barbier-chirurgien qui doit faire office de prosecteur est malade, Sylvius s’apprête à annuler la démonstration. C’est alors que des gradins de l’amphithéâtre monte doucement puis de plus en plus fort une rumeur : « Vésale, Vésale ! » Sylvius, un peu étonné, mais ayant déjà entendu parler de la passion de cet élève pour l’anatomie, lui demande s’il veut remplir le rôle du prosecteur. Sans se faire davantage prier, Vésale descend les marches qui le séparent de la fosse, retrousse ses manches et prend la lancette pendant que, depuis la chaire, Sylvius commence à ânonner les généralités sur les dissections qu’avaient édictées Galien. Mais alors qu’il parle avec ce rythme de chaire si particulier qu’il adore prendre, un phénomène inattendu se produit. Avec une parfaite assurance, Vésale a incisé le thorax et l’abdomen du cadavre par le milieu. Les spectateurs restent bouche bée.
Vésale s’arrête un instant pour attendre la reprise de la lecture qui va lui indiquer les organes qu’il doit mettre en évidence. Il en profite pour porter son regard vers l’assistance. Ses camarades se pressent au premier rang. Parmi eux se tient la silhouette d’un grand escogriffe qui vient de Montpellier. Son visage est émacié, ses yeux de braise, et Vésale fixe ses mains osseuses crispées sur le balustre qui entoure la table de dissection. Sylvius reprend sa lecture, mais il s’interrompt fréquemment pour regarder ce que Vésale présente presque immédiatement au regard des élèves. Ainsi le foie, la veine cave inférieure, le gaster et la glande splénique sont-ils présentés comme par magie, avec la mise en exergue de leurs épiploons. Puis c’est le tour du cœur : entouré par les feuillets du péricarde, barré en haut par le tronc veineux innominé qui se raccorde à la veine cave... Quand finit la séance, le grand dégingandé s’approche d’André et se présente : « Je m’appelle Serveto. Miguel Serveto. Je suis espagnol. Je n’ai jamais rien vu de tel. Vous êtes un maître. Et ce sont des hommes comme vous qui vont nous faire approcher de la vérité de Dieu. » André perçoit bien le côté étrange, presque inquiétant, du personnage et le regarde s’éloigner, persuadé que leurs chemins vont à nouveau se croiser.
Vésale révolutionne le monde universitaire à Padoue
À peine arrivé, il est pourtant happé par les professeurs de la ville pour contrôler ses connaissances. Tout ceci a lieu dans la vieille salle de médecine du palais Bo**. À son arrivée à Padoue, on veut d’abord savoir si sa réputation n’est pas surfaite. Les examinateurs de son doctorat en sont pour leur compte. Ils sont rassasiés par la science du jeune homme. À la moindre question posée, André commence par citer l’interprétation de Galien qu’il connaît sur le bout des doigts, y ajoute celle d’Aristote et celle de Rhazès qu’il connaît encore mieux… André sort de ses épreuves avec les félicitations du jury.
Le 5 décembre 1537, on lui remet son diplôme de docteur et, le lendemain, le Sénat de Venise le nomme « lecteur en chirurgie de l’université ». Une hâte qui n’est pas pour déplaire à « Andreas Vesalius », dont le nom s’est latinisé dans la nuit.
À cette cérémonie d’investiture, le recteur de l’université a invité le podestat de Padoue lui-même, qui demande à Vésale ce qu’il peut faire pour l’aider. Celui-ci lui répond : « Votre Seigneurie, vous le pouvez au-delà de ce que vous imaginez. J’ai besoin de cadavres pour mon enseignement et mes recherches, et vous en avez la clef... »
C’est ainsi qu’André obtient un cadavre par semaine. Car le podestat tient parole et impose même la date de l’exécution des condamnés en fonction des besoins de l’amphithéâtre pour que Vésale puisse disséquer sur du « frais »...
Ainsi, les démonstrations peuvent-elles se succéder bon train. Mais lorsque les élèves et les belles spectatrices quittent les lieux, Vésale reste seul avec son sujet pour compléter et approfondir des dissections plus fines qui lui manquent. Car il a en tête bien plus que l’enseignement des étudiants ; il songe à son « grand œuvre », un livre pour les siècles à venir, dans lequel il va pouvoir exprimer enfin tout ce qu’il a récolté, toute cette science que, patiemment, il a colligée en œuvrant souvent à contre-courant des idées reçues. Mais il a besoin d’une « patte » pour dessiner exactement les préparations qu’il aura disséquées car on ne triche pas avec un dessin...
C’est alors qu’il rencontre Jan van Kalkar, flamand comme lui. Kalkar est venu en Italie pour connaître ces grands maîtres dont l’Europe entière parle. À Venise, il a approché Le Titien et travaillé comme élève dans son atelier. L’entente est rapide entre les deux compères pour réaliser ensemble le grand livre qu’André porte en lui. Ce sera De humani corporis fabrica2 (La Fabrica), pour lequel André veut que Jan soit présent en salle de dissection à ses côtés afin qu’il puisse le contrôler. D’ailleurs sur le frontispice du livre (dessiné par Le Titien lui-même), on voit bien Kalkar avec ses instruments de dessinateur aux côtés de Vésale (
Sept livres pour décrire le corps entier
Le premier livre présente un tableau précis des os et des articulations avec les planches exactes et magnifiques de squelettes mis en situation par Kalkar. Il décrit également pour la première fois le sphénoïde (
Le deuxième livre propose une conception fonctionnelle de la musculature, mise en évidence par la position choisie pour la représenter et impressionnante par la mise scène macabre (
Le troisième livre est consacré aux systèmes artériel et veineux ; il décrit en particulier la veine azygos (
Le quatrième s’intéresse à la moelle épinière et au système nerveux périphérique.
Quant au cinquième, il décrit le tube digestif, l’appareil urogénital et les organes de la reproduction. Il y définit pour la première fois l’épiploon et ses liens avec l’estomac, le côlon, la rate et le pylore.
Le sixième livre étudie les organes endothoraciques et en particulier le cœur. Mais ne pouvant complètement rompre avec Galien, qui croyait à une communication interventriculaire, il admet que le sang « s’infiltre abondamment au travers du septum, du ventricule droit vers le gauche », que les veines amènent le sang à tous les organes et que les artères distribuent l’esprit vital. En revanche, l’aspect morphologique du cœur et de ses valvules est bien décrit ainsi que les poumons.
Enfin, le septième livre expose magnifiquement le cerveau et il donne les règles d’une vivisection animale.
Dans la deuxième édition de La Fabrica, en 1555, Vésale accepte de corriger certaines erreurs de Galien, notamment celles qui concernent la circulation sanguine, comme s’il avait été informé des travaux d’Ibn al-Nafis***. Il revient sur sa description du septum interventriculaire et il avoue : « Je ne vois toujours pas comment la quantité de sang la plus infime pourrait être transfusée à travers la substance du septum, du ventricule droit vers le gauche… ». Cette édition entraîne de nombreuses réactions, certains la critiquent, comme Sylvius, son ancien maître, d’autres la copient avec enthousiasme, comme Ambroise Paré.
Les nombreux apports de Vésale
C’est aussi un travail remarquable d’enseignant, complété par son épitome, écrit en langue vulgaire, où les étudiants peuvent découper les organes sur une page pour les coller à la bonne place sur l’autre.
Il a surtout compris que :
– seule la dissection personnelle répétée et comparative peut apporter la connaissance, et non le plagiat des œuvres anciennes ;
– le texte doit être directement couplé à un dessin d’une exactitude parfaite ;
– en nommant tous les détails, il favorise l’abstraction et celle-ci transforme une simple description en une science.
En réalité, Vésale n’a pas besoin de défenseur de son œuvre, il suffit de lire la préface de son livre (
Préface de
« Comme les médecins jugeaient que seul le traitement des affections internes était de leur ressort et […] que la connaissance des viscères leur suffisait amplement, ils négligèrent, comme si elle ne les regardait pas, la structure des os, des muscles, des nerfs, des veines et des artères qui irriguent les os et les muscles. Ajoutez à cela que l’abandon aux barbiers [de l’anatomie] fit non seulement perdre aux médecins toute connaissance réelle des viscères mais aussi toute habileté dans la dissection, à tel point qu’ils ne s’y livrèrent plus. […] Ces médecins à la façon des geais, parlant de choses qu’ils n’ont jamais abordées de près, mais qu’ils ont prises dans les livres et confiées à leur mémoire, sans jamais regarder les objets décrits, plastronnent, juchés sur leur chaire, et y vont de leur couplet. Les autres [les barbiers] sont tellement ignorants des langues qu’ils ne peuvent fournir aux spectateurs des explications sur les pièces disséquées ; il leur arrive aussi de lacérer les organes que le [médecin] leur ordonne de montrer. Celui-ci, qui n’a jamais mis la main à une dissection, se contente de son commentaire […]. Ainsi, tout est enseigné de travers ; les journées passent à des questions ridicules et, dans tout ce tumulte, on présente aux assistants moins de choses qu’un boucher, à l’abattoir, ne pourrait en montrer à un médecin ; et je ne parle pas des Écoles où l’idée de disséquer l’organisme humain n’est guère venue à l’esprit : voilà à quel point l’antique médecine a vu, depuis d’assez nombreuses années déjà, ternir son ancien éclat. »
Deuxième opus autour d’histoires médicales extraordinaires
De la peste noire au cœur artificiel, le Pr Jean-Noël Fabiani-Salmon dévoile, dans ce deuxième volume, paru en mars 2023, trente nouvelles histoires insolites à l’origine de certaines des plus grandes découvertes médicales. Il y raconte la rivalité entre médecins et barbiers-chirurgiens au Moyen Âge, l’identification d’Helicobacter pylori, la découverte de l’« artérite » avec le concours d’un cheval boiteux, ou encore la révolution de la biologie grâce à la culture des petits pois par un moine isolé dans son couvent de Moravie...
2. Jacqueline Vons, La Fabrique de Vésale, Mémoire d’un livre, 2014. https://www.biusante.parisdescartes.fr/ressources/pdf/histmed-vesale-actes2014.pdf