Pour des raisons de clarté, nous nous focaliserons sur les traitements médicamenteux du cancer, et cela bien que les problématiques posées après chirurgie ou radiothérapie soient proches.
Outre la mise au point de nouveaux traitements plus efficaces, les progrès en cancérologie ont concerné aussi ces dernières années une meilleure tolérance des traitements.
Cela a été possible grâce à une meilleure connaissance des thérapeutiques anticancéreuses, mais aussi bien sûr, comme on le verra dans les autres articles de ce dossier, grâce au développement des soins de support. Néanmoins, l’indice thérapeutique des traitements du cancer, c’est-à-dire la marge entre efficacité et toxicité, reste très souvent étroit, d’où l’importance d’être capable d’évaluer à la fois le plus précisément possible l’efficacité de ces traitements et le bénéfice pour les patients.
Lorsqu’on considère l’efficacité des traitements, cela recouvre deux aspects. L’efficacité « objective », c’est-à-dire mesurable de façon objective, comme par exemple la régression de la tumeur à la tomodensitométrie, la baisse du taux d’un marqueur ou la reprise d’un transit intestinal chez un patient ayant une carcinose péritonéale ; cela est souvent corrélé avec un bénéfice ressenti par le patient, mais ce n’est pas toujours le cas. Pour l’efficacité « subjective », il peut s’agir de l’amélioration de douleurs, en cas de métastases osseuses, par exemple, ou de l’amélioration d’une dyspnée.
Au final, le bénéfice effectivement perçu par le patient peut être défini comme la différence entre l’amélioration apportée par les traitements et leurs effets indésirables.
En ce qui concerne la mesure des toxicités, la réflexion est identique. Il y a des toxicités qui sont mesurables de façon objective, par exemple une thrombopénie ou une neutropénie, une toxicité cardiaque (objectivable par l’échographie, par exemple) et toutes les toxicités subjectives ressenties par le patient, comme la fatigue. L’hypertension artérielle est une toxicité qui est par définition objectivable puisque la pression artérielle est mesurable, mais qui n’est pas évidente cliniquement (en dehors d’une poussée hypertensive) et qui nécessite d’être recherchée et mesurée de façon systématique pour être mise en évidence.
Même lorsqu’il s’agit d’une toxicité objectivable, le vécu par les patients, avec sa dimension psychologique, est variable d’un patient à l’autre, par exemple en cas d’éruption cutanée ou d’alopécie. L’exemple des nausées est assez illustratif de ce propos : c’est un symptôme subjectif, difficile à mesurer directement, et dont les conséquences et le vécu par les patients sont variables d’un patient à l’autre et chez un même patient. Il faut donc chercher à en évaluer l’impact sur le patient : degré de nausée sur une échelle visuelle analogique graduée de 0 à 10, modifications éventuelles induites sur les apports alimentaires, recours à un traitement antiémétique.
Un autre élément à prendre en compte et qui est souvent sous-estimé est, au-delà du grade de toxicité, la durée de celle-ci. Par exemple, une mucite de grade 1 ou 2 peut devenir difficilement supportable si elle persiste des mois.

Quels sont les traitements concernés ?

Il s’agit de tous les traitements médicamenteux des cancers. En premier lieu, par ordre de fréquence, les chimiothérapies où les toxicités sont nombreuses et bien connues : toxicités hématologiques, toxicités digestives (mucite, troubles du transit [diarrhée ou constipation], anorexie, nausées et vomissements)… Il s’agit également des hormonothérapies. On connaît bien, concernant les femmes souffrant d’un cancer du sein, les douleurs articulaires et musculo-tendineuses liées aux antiaromatases. Les traitements dits ciblés sont également pourvoyeurs de toxicités diverses : toxicités cutanées à type d’éruption cutanée par exemple, muqueuses avec des mucites mais aussi hypertension artérielle.
Enfin, plus récemment, les immunothérapies (en particulier les traitements anti-PD1 [programmed cell death 1] et anti-PD-L1 [programmed death-ligand 1]) peuvent être à l’origine de toxicités spécifiques de nature auto-immune avec un délai de survenue pouvant être retardé parfois même après l’arrêt des traitements.

Quel intérêt y a-t-il à mesurer la toxicité des traitements ?

Le premier intérêt est d’adapter le traitement de la façon la plus personnalisée possible, en fonction des réactions individuelles de chaque patient. Cela est vrai pour les patients traités à visée curative mais aussi pour ceux qu’on sait ne pas pouvoir guérir. Ces derniers, grâce aux progrès thérapeutiques, vivent de plus en plus longtemps avec la maladie et peuvent être amenés à suivre des traitements de façon prolongée, soit de façon continue pour les thérapeutiques ciblées, par exemple, soit avec des phases de traitement et des phases de surveillance avec la chimiothérapie. À chaque fois, il convient d’évaluer le rapport bénéfice-risque du traitement proposé.
La prise en compte des effets indésirables est aussi un élément qui permet une meilleure observance thérapeutique. Cela est d’autant plus important pour les traitements pris par voie orale puisque c’est le patient qui décide, finalement, s’il prend au non ses médicaments, qui sont administrés par définition à domicile et souvent sur le long terme.
Un autre intérêt est bien sûr la sécurité du patient : il y a tout intérêt à dépister les effets indésirables dès le début de leur survenue, soit parce que certains d’entre eux peuvent être d’emblée graves, par exemple une poussée hypertensive, soit parce qu’ils peuvent aboutir à des complications sévères s’ils ne sont pas pris en compte, par exemple une diarrhée importante peut aboutir à une déshydratation mettant en jeu le pronostic vital du patient.

Évaluation des événements indésirables : les professionnels de santé ou les patients ?

Classiquement, pour un patient recevant une chimiothérapie, c’est la consultation, médicale ou infirmière, toutes les 3 à 4 semaines qui permet d’évaluer la situation (état général, poids, données biologiques, pression artérielle, examen clinique). On demande au patient, lors de cette consultation, de raconter ce qui s’est passé depuis la dernière visite, avec un risque évidemment important d’oubli, voire de minimisation, volontaire ou non, de ce qui a pu se passer. Effectivement, pour certains patients, les événements indésirables sont inévitables, avec la crainte que, s’ils se plaignent trop, on soit amené à arrêter les traitements en question. Cela explique probablement en grande partie les discordances observées d’un professionnel à l’autre : certains éléments comme l’évaluation de l’état général sont en partie subjectifs, et le discours du patient peut varier selon son interlocuteur.1 Des discordances encore plus nettes ont été mises en évidence entre un évaluateur extérieur et le patient lui-même. Le meilleur exemple est probablement la douleur qui, par définition, est une expérience très personnelle et où l’auto- évaluation doit toujours être entreprise si l’état cognitif et physique du patient le permet. Pour autant, une évaluation externe garde un intérêt pour adapter le traitement antalgique, par exemple. En réalité, auto- et hétéro-évaluation sont complémentaires et doivent être associées pour optimiser la prise en charge.
En ce qui concerne le moment de l’évaluation, l’idéal est d’avoir un recueil si ce n’est permanent au moins régulier tout au long du traitement. Cela permet une précision impossible lors des seules consultations, et également le dépistage précoce des complications.2, 3
On comprend bien que la place du patient est d’autant plus importante si on envisage un recueil régulier des événements indésirables. Cela est possible avec l’utilisation d’outils qui permettent de recueillir des informations (la balance pour le poids, le tensiomètre électronique pour la mesure de la pression artérielle) et surtout le narratif, c’est-à-dire la possibilité pour le patient de rapporter un certain nombre d’événements indésirables à partir d’une liste préétablie, avec la possibilité de rapporter d’autres problèmes qui n’étaient pas prévus par exemple à l’aide de l’échelle d’évaluation des symptômes d’Edmonton. C’est ce qu’on appelle les résultats déclarés par les patients ou « patient reported outcomes » (PRO).
Outre le fait de permettre une évaluation beaucoup plus fine des événements indésirables, l’approche « PRO » renforce l’implication du patient dans sa prise en charge et est probablement un facteur lui permettant de mieux participer aux choix thérapeutiques.
Récemment, deux essais cliniques ont confirmé l’intérêt majeur d’un suivi coordonné intégrant l’approche « PRO ». Dans le premier,4 près de 700 patients traités par chimiothérapie ont été randomisés en deux groupes : suivi standard versus suivi coordonné, avec pour ce dernier une amélioration de la survie. Le second essai5 s’est intéressé à la surveillance des patients après traitement pour un cancer bronchique localisé. Il a comparé, dans un essai prospectif, un suivi habituel et un suivi utilisant une application renseignée par le patient lui-même et intégrant un certain nombre de symptômes simples, comme la toux ou la dyspnée. Le recours à l’application a permis de dépister plus tôt les rechutes, ce qui s’est traduit par une amélioration de la survie des patients.

Évaluation des événements indésirables et santé connectée

Les enjeux du suivi des patients traités pour un cancer sont les suivants :
– avoir les informations les plus précises possible et le rôle du patient est, on l’a vu, primordial pour atteindre cet objectif ;
– avoir ces informations le plus près possible du temps réel afin de pouvoir réagir, en évitant l’aggravation d’un symptôme initialement peu grave et en dépistant immédiatement une toxicité grave ;
– utiliser de façon optimale les ressources humaines des professionnels de santé.
Il est évident que le seul moyen d’atteindre ces objectifs est l’utilisation des outils modernes de communication. Ces outils sont particulièrement pertinents dans le cadre du virage ambulatoire. À cet égard, la cancérologie est un exemple de parcours complexe mais, bien entendu, les problématiques sont identiques pour toute pathologie chronique.
La médecine connectée peut avoir recours à plusieurs types d’outils :
– des plateformes numériques sur lesquelles le patient peut, à partir de son ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone intelligent (smartphone), entrer lui-même un certain nombre de données concernant sa santé. Des études montrent que, sous réserve de sécuriser les données, une large majorité de patients sont prêts à cela ;6
– des dispositifs connectés qui permettent de recueillir de façon automatisée, et sur un rythme prévu, un certain nombre de données de santé, par exemple le poids grâce à une balance connectée, ou la pression artérielle ;
– enfin, et cela est encore pour l’instant en cours de développement, des outils faisant appel à une intelligence artificielle pour instaurer un dialogue apprenant avec le patient, pour permettre de lui donner un certain nombre de conseils selon des schémas préétablis et faire le lien avec les équipes soignantes.
La mise à disposition de ces systèmes a deux intérêts : d’une part gagner du temps pour les professionnels de santé, en rendant systématiques les contacts et, grâce à un tri intelligent, permettre d’émettre des alertes en cas de survenue d’un problème spécifique.
Nombre de ces outils existent déjà et sont opérationnels. Néanmoins, des obstacles empêchent encore leur utilisation large :
– la validation de ces outils par une sorte d’autorisation de mise sur le marché garantissant leur fiabilité et leur sécurité d’usage, en particulier en termes de confidentialité ;
– le coût des systèmes et le modèle économique de leur utilisation (nomenclature des actes) ;
– une organisation des professionnels de santé, en ville et à l’hôpital, pour répondre aux éventuelles alertes générées ;
– des interfaces entre ces outils connectés et les systèmes d’information des professionnels.

UNE ÉVOLUTION INCONTOURNABLE

La mise à contribution des patients pour évaluer sur une base régulière leur état de santé, leurs symptômes liés à leur maladie, et les effets indésirables des traitements est en train de devenir un élément incontournable de qualité de la prise en charge, en particulier dans le domaine de la cancérologie. En facilitant les échanges, et en permettant un tri des informations, les outils du domaine de la médecine connectée devraient faciliter ce processus. V
Références
1. Fromme EK, Eilers KM, Mori M, Hsieh YC, Beer TM. How accurate is clinician reporting of chemotherapy adverse effects? A comparison with patient-reported symptoms from the Quality-of-Life Questionnaire C30. J Clin Oncol 2004;22:3485-90.
2. Basch E, Jia X, Heller G, et al. Adverse symptom event reporting by patients vs clinicians: relationships with clinical outcomes. J Natl Cancer Inst 2009;101:1624-32.
3. Di Maio M, Gallo C, Leighl NB, et al. Symptomatic toxicities experienced during anticancer treatment: agreement between patient and physician reporting in three randomized trials. J Clin Oncol 2015;33:910-5.
4. Basch E, deal AM, Dueck A, et al. Overall survival results of a trial assessing patient-reported outcomes for symptom monitoring during routine cancer treatment. JAMA 2017;318:197-8.
5. Denis F Lethrosne C, Pourel N, et al. Randomized trial comparing a web-mediated follow-up with routine surveillance in lung cancer patients. J Natl Cancer Inst 2017;109(9). doi:10.1093/jnci/djx029.
6. Girault A, Ferrua M, Lalloué B, et al. Internet-based technologies to improve cancer care coordination: current use and attitudes among cancer patients. Eur J of Cancer 2015;51:551-7.

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Résumé Auto- et hétéro-évaluation des effets indésirables des traitements du cancer