« Tous les jours, mains moites, boule au ventre, sur le trajet de l’hôpital ou du cabinet. Angoisse diffuse et sans objet d’avoir à se confronter aux patients et à leurs problèmes, gérés jusque-là sans souci. Et ce mal au dos persistant, ces palpitations incongrues, cette fatigue au petit matin, qui pousse à ralentir, comment faire avec, sans déserter le terrain et abandonner ses collègues ?
Gérer la maladie, la souffrance, la mort, c’est mon métier. En être blindé ? Voire... Connaître “ théoriquement ” la nécessité de mettre à distance les affects pour préserver son intégrité psychique, sa vie familiale. Être sur le point de renoncer à bien faire son travail, se contenter de remplir les cases des check-lists et des évaluations. Faire ce qui est recom- mandé par les procédures, la supposée bonne pratique, et pas davantage, point final. Être envahi par le dégoût de soi, devenu un professionnel si éloigné de l’idéal qui m’avait conduit au choix de ce métier de dévouement et de don de soi. Épuisé par les exigences de productivité de la hiérarchie, éreinté par les journées sans fin, déboussolé par les boulever- sements du planning, mécanisé par la technicité omniprésente.
Et ces patients vulnérables, eux-mêmes soucieux d’une immortalité autrefois pensée comme un au-delà, aujourd’hui phantasmée comme possible ici-bas ! Des patients peu à peu passés d’une confiance exagérément aveugle aux soignants, à une défiance encline à saisir la justice à la moindre défaillance ! Seraient-ils ingrats ? Et leurs familles, ne voient-elles pas qu’on fait le maximum ?
Ma colère surgit à la moindre occasion ! En arriver à comprendre pourquoi ce collègue a mis fin à ses jours dans la chambre de garde, pourquoi cette compagne de promotion est arrêtée depuis plus de six mois pour dépression, pourquoi cet autre a arraché ses gants en quittant le bloc opératoire au milieu de l’intervention. Ne même plus pouvoir en parler avec les collègues, plus le temps, il est interdit d’aller prendre un café, le local fumeurs est supprimé. De quoi aurait-il l’air s’il allait se plaindre au syndicat ? Plutôt prendre un petit tranquillisant dans la pharmacie du service, ou taper dans les échantillons laissés au cabinet par les labos. Revendiquer, ce n’est pas son genre, me plaindre non plus. C’est son problème à lui, rien qu’à lui. Comment tout mettre sur le dos de l’organisation du travail, comme ces enragés d’éternels protestataires, ou sur l’exigence de la pratique libérale ? Ni lui ni moi n’aimons jouer la victime... Il n’est plus à la hauteur, voilà tout, moi non plus... Il n’est plus capable, il a la tête ailleurs et l’accident le guette, l’erreur fatale, et ça, il ne le supporterait pas. Il deviendrait victime à son tour, à son corps défendant !
Il y a bien la médecine du travail, mais ils sont submergés, ils te gardent cinq minutes, et encore, une fois tous les dix ans... Il y a bien ce Numéro Vert gratuit, peut-être va-t-il appeler, si c’est anonyme. Il se sent si seul... »
C’est le miroir de sa propre condition humaine que le soignant côtoie au fil des jours. De sa fragilité et de sa finitude. Pourtant, il se doit d’incarner la force, la sérénité, la certitude, dans une relation singulière avec un patient, quelles que soient les médiatisations techniques et complémentaires qui s’interposent entre les deux êtres, soignant et soigné. Plus que tout autre professionnel, il se sent investi d’une mission vis-à-vis de ses semblables. Il sait le caractère relationnel, impliquant, indispensable à un soin de qualité digne de ce nom.
En France, dans l’univers hospitalier, le burn out est parfois présenté comme une pathologie de la relation d’aide, singularité épistémologique qui semble écarter d’un revers de manche toute explication trop poussée par les facteurs organisationnels ou sociologiques. Comme si la souffrance au travail était un prix à payer par l’individu, dont seules les conséquences seraient prises en charge par les institutions (« les psychologues sont sur place »), mais sans en traiter les causes sur les conditions de travail et sa surcharge, au nom de la productivité et des économies financières.1-3
Gérer la maladie, la souffrance, la mort, c’est mon métier. En être blindé ? Voire... Connaître “ théoriquement ” la nécessité de mettre à distance les affects pour préserver son intégrité psychique, sa vie familiale. Être sur le point de renoncer à bien faire son travail, se contenter de remplir les cases des check-lists et des évaluations. Faire ce qui est recom- mandé par les procédures, la supposée bonne pratique, et pas davantage, point final. Être envahi par le dégoût de soi, devenu un professionnel si éloigné de l’idéal qui m’avait conduit au choix de ce métier de dévouement et de don de soi. Épuisé par les exigences de productivité de la hiérarchie, éreinté par les journées sans fin, déboussolé par les boulever- sements du planning, mécanisé par la technicité omniprésente.
Et ces patients vulnérables, eux-mêmes soucieux d’une immortalité autrefois pensée comme un au-delà, aujourd’hui phantasmée comme possible ici-bas ! Des patients peu à peu passés d’une confiance exagérément aveugle aux soignants, à une défiance encline à saisir la justice à la moindre défaillance ! Seraient-ils ingrats ? Et leurs familles, ne voient-elles pas qu’on fait le maximum ?
Ma colère surgit à la moindre occasion ! En arriver à comprendre pourquoi ce collègue a mis fin à ses jours dans la chambre de garde, pourquoi cette compagne de promotion est arrêtée depuis plus de six mois pour dépression, pourquoi cet autre a arraché ses gants en quittant le bloc opératoire au milieu de l’intervention. Ne même plus pouvoir en parler avec les collègues, plus le temps, il est interdit d’aller prendre un café, le local fumeurs est supprimé. De quoi aurait-il l’air s’il allait se plaindre au syndicat ? Plutôt prendre un petit tranquillisant dans la pharmacie du service, ou taper dans les échantillons laissés au cabinet par les labos. Revendiquer, ce n’est pas son genre, me plaindre non plus. C’est son problème à lui, rien qu’à lui. Comment tout mettre sur le dos de l’organisation du travail, comme ces enragés d’éternels protestataires, ou sur l’exigence de la pratique libérale ? Ni lui ni moi n’aimons jouer la victime... Il n’est plus à la hauteur, voilà tout, moi non plus... Il n’est plus capable, il a la tête ailleurs et l’accident le guette, l’erreur fatale, et ça, il ne le supporterait pas. Il deviendrait victime à son tour, à son corps défendant !
Il y a bien la médecine du travail, mais ils sont submergés, ils te gardent cinq minutes, et encore, une fois tous les dix ans... Il y a bien ce Numéro Vert gratuit, peut-être va-t-il appeler, si c’est anonyme. Il se sent si seul... »
C’est le miroir de sa propre condition humaine que le soignant côtoie au fil des jours. De sa fragilité et de sa finitude. Pourtant, il se doit d’incarner la force, la sérénité, la certitude, dans une relation singulière avec un patient, quelles que soient les médiatisations techniques et complémentaires qui s’interposent entre les deux êtres, soignant et soigné. Plus que tout autre professionnel, il se sent investi d’une mission vis-à-vis de ses semblables. Il sait le caractère relationnel, impliquant, indispensable à un soin de qualité digne de ce nom.
En France, dans l’univers hospitalier, le burn out est parfois présenté comme une pathologie de la relation d’aide, singularité épistémologique qui semble écarter d’un revers de manche toute explication trop poussée par les facteurs organisationnels ou sociologiques. Comme si la souffrance au travail était un prix à payer par l’individu, dont seules les conséquences seraient prises en charge par les institutions (« les psychologues sont sur place »), mais sans en traiter les causes sur les conditions de travail et sa surcharge, au nom de la productivité et des économies financières.1-3
Des ressources
La mise en perspective psychosociologique dans les organisations, à la suite de travaux comme ceux de Christophe Dejours et de l’expérience clinique de Marie Pezé avec la mise en place de consultations souffrance et travail et du site correspondant ( v. p. 910) , a servi de point d’appui dans le domaine de la santé aux organisations syndicales, associations, collèges professionnels, et au Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) qui ont initié des outils d’assistance et de recherche.4-6
En 2009, le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes- réanimateurs élargi (SNPHAR-E) inaugure un Observatoire de la souffrance au travail (OSAT). Il collige tous les cas de déclaration de souffrance à l’hôpital, et apporte une réponse personnalisée à celle ou celui qui demande à être contacté(e). La réponse est syndicale : rappel des règlements, de la législation, de la conduite à tenir vis-à-vis des hiérarchies, propositions d’aide directe par courrier ou déplacement d’une personne sur place. Le dialogue qui s’installe concerne aussi la santé de l’appelant, que son altération soit la conséquence et/ou la cause d’un dysfonctionnement ou d’une dégradation des conditions de travail. Des conseils simples de sauvegarde sont prodigués. Des invariants émergent : abus de pouvoir, mise au placard, désaveu, disgrâce, harcèlement, dysfonctionnements et désorganisations des conditions de travail. L’OSAT est mis en œuvre aujourd’hui par l’intersyndicale Action praticien hôpital (APH) qui regroupe quatorze syndicats professionnels.
La commission Santé des médecins anesthésistes-réanimateurs au travail (SMART) du Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR) a élaboré un service intégré où les professionnels en souffrance psychique ou physique ont accès à un Numéro Vert gratuit (écoute par un psychologue diplômé 24 h/24, 7 j/7), à des autotests pour repérer un burn out, évaluer sa dépendance à l’alcool, mesurer sa fatigue, à une aide bibliographique thématique et une documentation en ligne, à un réseau addictologie.*
D’autres initiatives similaires ont été prises. Plusieurs organisations sont réunies par le Programme aide solidarité soignants (PASS)**. De son côté, l’association Soins aux professionnels de santé (SPS)*** a l’ambition de rassembler tous les experts et toutes les actions dans cette optique : pour le repérage, l’orientation et la prise en charge, SPS propose elle aussi un Numéro Vert gratuit d’écoute ouvert 24 h/24, 7 j/7, un blog (expressionsdesoignants.fr), et des modules gratuits de formation dans toute la France en partenariat avec souffrance-et-travail. Elle soutient un réseau territorial de psychologues, généralistes et psychiatres capables d’accompagner les professionnels en santé en souffrance dans toutes les régions et, pour les cas les plus difficiles, des unités dédiées d’hospitalisation dans chaque région.
En 2009, le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes- réanimateurs élargi (SNPHAR-E) inaugure un Observatoire de la souffrance au travail (OSAT). Il collige tous les cas de déclaration de souffrance à l’hôpital, et apporte une réponse personnalisée à celle ou celui qui demande à être contacté(e). La réponse est syndicale : rappel des règlements, de la législation, de la conduite à tenir vis-à-vis des hiérarchies, propositions d’aide directe par courrier ou déplacement d’une personne sur place. Le dialogue qui s’installe concerne aussi la santé de l’appelant, que son altération soit la conséquence et/ou la cause d’un dysfonctionnement ou d’une dégradation des conditions de travail. Des conseils simples de sauvegarde sont prodigués. Des invariants émergent : abus de pouvoir, mise au placard, désaveu, disgrâce, harcèlement, dysfonctionnements et désorganisations des conditions de travail. L’OSAT est mis en œuvre aujourd’hui par l’intersyndicale Action praticien hôpital (APH) qui regroupe quatorze syndicats professionnels.
La commission Santé des médecins anesthésistes-réanimateurs au travail (SMART) du Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR) a élaboré un service intégré où les professionnels en souffrance psychique ou physique ont accès à un Numéro Vert gratuit (écoute par un psychologue diplômé 24 h/24, 7 j/7), à des autotests pour repérer un burn out, évaluer sa dépendance à l’alcool, mesurer sa fatigue, à une aide bibliographique thématique et une documentation en ligne, à un réseau addictologie.*
D’autres initiatives similaires ont été prises. Plusieurs organisations sont réunies par le Programme aide solidarité soignants (PASS)**. De son côté, l’association Soins aux professionnels de santé (SPS)*** a l’ambition de rassembler tous les experts et toutes les actions dans cette optique : pour le repérage, l’orientation et la prise en charge, SPS propose elle aussi un Numéro Vert gratuit d’écoute ouvert 24 h/24, 7 j/7, un blog (expressionsdesoignants.fr), et des modules gratuits de formation dans toute la France en partenariat avec souffrance-et-travail. Elle soutient un réseau territorial de psychologues, généralistes et psychiatres capables d’accompagner les professionnels en santé en souffrance dans toutes les régions et, pour les cas les plus difficiles, des unités dédiées d’hospitalisation dans chaque région.
Un médecin traitant pour chaque médecin
Last but not least, Max-André Doppia# a initié la campagne « Dis doc, t’as ton doc ? » afin que chaque médecin ait son propre médecin traitant. Cette campagne, véritable révolution culturelle levant le tabou du médecin omniscient et indestructible (80 % d’entre eux pratiquent autodiagnostic et automédication), est relayée par une quarantaine de partenaires en France et à l’étranger (dont le ministère de la Santé et le CNOM).##
Burn out, épuisement professionnel, souffrance au travail chez les médecins et les soignants sont aujourd’hui suffisamment documentés pour affirmer la nécessité de prendre au plus tôt dans la vie professionnelle les systèmes de prévoyance les plus protecteurs possibles. La prévention primaire du burn out est le meilleur garant d’un soin de qualité par un professionnel heureux dans son métier.7-8
Burn out, épuisement professionnel, souffrance au travail chez les médecins et les soignants sont aujourd’hui suffisamment documentés pour affirmer la nécessité de prendre au plus tôt dans la vie professionnelle les systèmes de prévoyance les plus protecteurs possibles. La prévention primaire du burn out est le meilleur garant d’un soin de qualité par un professionnel heureux dans son métier.7-8
** Le PASS, constitué en partenariat avec le CNOM, regroupe les associations suivantes : Association d’aide professionnelle aux médecins et aux soignants (AAPMS), Association pour les soins aux soignants (APSS), Association régionale d’entraide du Nord-Est (ARENE), le réseau Aide pour les soignants en Rhône-Alpes (ASRA), Association santé des soignants de Poitou-Charentes (ASSPC), Entraide régionale des médecins de Bretagne ERMB), Médecin organisation travail santé (MOTS).
*** http://www.asso-sps.fr/association.html
# Max-André Doppia (1953-2017), praticien hospitalier anesthésiste-réanimateur au CHU de Caen, a présidé la commission SMART, a été secrétaire général adjoint du Collège français des anesthésistes-réanimateurs, et a présidé Avenir hospitalier (AH).
## « Dis doc, t’as ton doc ? » : http://solidarites-sante.gouv.fr/ ou https://bit.ly/2OyNIwF
Références
1. Privitera MR. Is burnout a form of depression? It’s not that simple. Medscape Psychiatry 2018, May 16.
2. Mion G, Doppia MA. Prise en charge des professionnels souffrant de burnout. Prat Anesth Reanim 2014;18:193-200.
3. Dyrbye LN, West CP, Satele D, et al. Burnout among U.S. medical students, residents, and early career physicians relative to the general U.S. population. Acad Med 2014;89:443-51.
4. Myhren H, Ekeberg O, Stokland O. Job satisfaction and burnout among intensive care unit nurses and physicians. Crit Care Res Pract 2013;2013:786176.
5. Scheen AJ. « Workaholism » : la dépendance au travail, une autre forme d’addiction. Rev Med Liege 2013;68:371-6.
6. Galam E, Komly V, Le Tourneur A, Jund J. Burnout among French GPs in training: a cross-sectional study. Br J Gen Pract 2013;63:e217-e224.
7. Doppia MA, Estryn-Béhar M, Fry C, Guetarni K, Lieutaud T ; comité de pilotage de l’enquête SESMAT. Enquête comparative sur le syndrome d’épuisement professionnel chez les anesthésistes-réanimateurs et les autres praticiens des hôpitaux publics en France (enquête SESMAT). Ann Fr Anesth Reanim 2011;30:782-94.
8. Desprès P, Grimbert I, Lemery B, et al. Santé physique et psychique des médecins généralistes. Paris : DRESS, Études et Résultats 2010:731.
2. Mion G, Doppia MA. Prise en charge des professionnels souffrant de burnout. Prat Anesth Reanim 2014;18:193-200.
3. Dyrbye LN, West CP, Satele D, et al. Burnout among U.S. medical students, residents, and early career physicians relative to the general U.S. population. Acad Med 2014;89:443-51.
4. Myhren H, Ekeberg O, Stokland O. Job satisfaction and burnout among intensive care unit nurses and physicians. Crit Care Res Pract 2013;2013:786176.
5. Scheen AJ. « Workaholism » : la dépendance au travail, une autre forme d’addiction. Rev Med Liege 2013;68:371-6.
6. Galam E, Komly V, Le Tourneur A, Jund J. Burnout among French GPs in training: a cross-sectional study. Br J Gen Pract 2013;63:e217-e224.
7. Doppia MA, Estryn-Béhar M, Fry C, Guetarni K, Lieutaud T ; comité de pilotage de l’enquête SESMAT. Enquête comparative sur le syndrome d’épuisement professionnel chez les anesthésistes-réanimateurs et les autres praticiens des hôpitaux publics en France (enquête SESMAT). Ann Fr Anesth Reanim 2011;30:782-94.
8. Desprès P, Grimbert I, Lemery B, et al. Santé physique et psychique des médecins généralistes. Paris : DRESS, Études et Résultats 2010:731.