Les progrès en allergologie visent à préciser les diagnostics et à limiter le recours aux évictions alimentaires considérées comme délétères pour la qualité de vie du patient par le milieu médical.1 Or, au sein de la population générale, on assiste a contrario à un certain engouement pour les pratiques d’évictions alimentaires « autoprescrites ». C’est notamment le cas de parents qui décident de mettre en place certaines évictions pour leurs enfants, parfois de manière intransigeante, comme s’ils souffraient d’une véritable allergie. Comment comprendre ces parents, comment les aborder ? S’agit-il d’une simple mode ou d’une tendance sociétale plus profonde ?

Les produits laitiers et le gluten suscitent la méfiance

Selon notre enquête quantitative Éviction2, réalisée en 2018 auprès d’un échantillon représentatif de la population française, 1 Français sur 2 pratiquerait l’éviction d’un aliment.1 Le lait de vache est l’un des aliments dont le score est le plus haut : 30,5 % des personnes interrogées (n = 618) l’évitent, tandis que 21 % évitent certains produits laitiers (n = 425). Parmi les personnes qui déclarent éviter le lait et/ou les produits laitiers (n = 1 043), 34 % évitent les deux. Enfin, près de 6 % de la population déclare éviter ou limiter la consom­mation de produits contenant du gluten (tableau 1).

La santé invoquée

Qu’il s’agisse du lait ou du gluten (tableau 2), les motifs d’éviction les plus cités sont relatifs à la santé (recherche d’un bénéfice pour la santé), ce d’autant plus qu’il s’agit d’éviter des produits contenant du gluten. L’enquête révèle par ailleurs que ces évictions sont, dans la plupart des cas, décidées par l’individu. Ainsi, seules 22 % des évictions du lait de vache ont été conseillées par un tiers et, dans ce cas, il s’agit majoritairement du médecin traitant (42 % des conseillers).2 On remarque aussi que les termes « allergie » ou « intolérance » ne sont qu’assez minoritairement cités en tant que motif de l’éviction, en enquête quantitative. En revanche, lors de nos enquêtes qualitatives, les participants nous ont confié que, bien que ne se considérant pas comme allergiques au sens médical du terme, ils le revendiquent lors de repas entre amis ou en famille, au restaurant, afin que leurs évictions soient mieux acceptées. En effet, comme l’ont montré Estelle Masson et Claude Fischler en 20083, les Français tolèrent mal les particularismes alimentaires de leurs hôtes. Ils estiment notamment inconvenant que ceux-ci les spécifient à l’avance. Toutefois, la plus grande tolérance dont ils sont capables concerne des évictions pour raisons de santé. Cet emploi abusif participe d’une certaine confusion en population générale sur cette terminologie médicale.

Les particularismes alimentaires désormais intégrés au paysage culturel

Depuis 2008, l’attitude à l’égard de ces particularismes alimentaires a évolué. Ceux-ci font désormais partie de notre paysage culturel, ne serait-ce que par leur présence dans nos lieux d’approvisionnement : multiplication de l’offre en jus végétaux, variétés de pain et autres biscuits sans gluten. Tout ceci participe d’une validation culturelle de ces tendances alimentaires.

Une individualisation des comportements

Les pratiques d’éviction alimentaire ont certes toujours existé au sein des sociétés, mais elles comportent leurs spécificités contemporaines. Auparavant, elles étaient le fait d’un groupe social, lui-même compris dans un groupe plus vaste dont il se distinguait par son particularisme alimentaire.4, 5 Ce dernier était tenable car il n’était pas vécu seul. Aujourd’hui, un individu peut s’engager dans une réforme alimentaire et le vivre au sein d’un groupe qui ne partage pas ses codes alimentaires, sans pour autant que cela ne remettre en cause sa sociabilité alimentaire.6
Ainsi, la place de l’individu et de ses choix personnels a nettement évolué, au point que cette démarche peut être considérée comme témoignant d’une responsabilisation de l’individu face à sa santé, d’un engagement vers une forme d’optimisation de soi, elle-même largement valorisée dans notre société.7

Irruption de la nutrition dans le rapport à l’alimentation

Si ce contexte sociétal, marqué par toujours plus d’individualisation, permet et autorise la mise en place de ces évictions alimentaires, expliquant ainsi en partie leur prévalence, le fait que celles-ci soient adoptées pour des motifs de santé s’inscrivant dans une réflexion sur la nutrition est induit par la « nutritionnalisation » de notre rapport à l’alimentation.8 Les individus abordent alors leurs choix alimentaires en matière d’alimentation selon des critères nutritionnels qui dominent les critères culturels ou gastronomiques. Cette « nutritionnalisation » modèle les évictions contemporaines, qui peuvent ainsi concerner des macronutriments et des éléments constitutifs de la biochimie des aliments, tels que le gluten ou le lactose.

Sensibilité à l’écologie et méfiance envers les institutions et la médecine

Enfin, deux autres facteurs apparaissent comme déterminants dans ce phénomène.
Dans l’enquête quantitative, parmi les personnes évitant le lait et les produits laitiers, les personnes se déclarant très sensibles à l’écologie, conscientes du lien entre les pratiques alimentaires et les effets sur l’environnement, sont surreprésentées.
L’enquête qualitative confirme cette sensibilité aux bouleversements environnementaux d’origine anthropique, et les discours la font bien souvent apparaître comme un déclencheur explicite de ces démarches alimentaires. L’alimentation apparaît comme l’un des espaces où l’individu considère agir sur ces problèmes. Objet maîtrisable, l’assiette se fait lieu de remise en ordre symbolique d’un monde déréglé. La comestibilité des aliments est alors totalement réévaluée par l’individu en fonction de critères de durabilité, de degré de transformation, de mode de production, et cela en ordonnant une équivalence symbolique entre le monde (l’environnement) et le moi (mon corps, ma santé). Ainsi, ce qui est bon pour le monde le sera pour mon corps, et réciproquement.9
Plus encore, la méfiance à l’égard des institutions et du médical de la part de personnes pratiquant les évictions, révélée par les enquêtes tant quantitatives que qualitatives, apparaît comme la plus déterminante. En effet, dans l’enquête Éviction, les personnes qui décrivent un sentiment d’insécurité important à l’égard des organismes génétiquement modifiés (OGM), des vaccins, des produits phytosanitaires et qui déclarent avoir peu confiance en leur médecin, sont sur­représentées chez les personnes qui évitent le lait et les produits laitiers. De même, dans l’enquête de terrain, les personnes rencontrées regrettent de ne pas, ou de ne plus, pouvoir accorder leur confiance aux industries agroalimentaires, aux pouvoirs publics et aux médecins pour garantir leur santé.

Peu de conséquences pour les adultes, mais d’importants risques pour les enfants

Si, pour l’adulte, ces évictions ne sont que rarement éminemment dangereuses pour la santé, certains cas très problématiques ont été rapportés concernant l’enfant.10 En effet, plus celui-ci est jeune, plus cela nécessite une bonne maîtrise de la part des parents. Or, si le soignant identifie un problème, l’enjeu et la difficulté consistent à établir une communication adaptée afin d’aider le parent et l’enfant. Il semble qu’il faille, pour ce faire, prendre en compte la charge affective et existentielle qui peut sous-tendre ces démarches pour l’individu, ainsi que la méfiance pouvant agir sur le patient à l’endroit de son médecin. Cette méfiance apparaît dans nos enquêtes comme nettement exacerbée vis-à-vis des discours médicaux portant sur la nutrition, car les médecins apparaissent comme peu légitimes sur ces questions. Il est néanmoins nécessaire pour le soignant de faire la part entre les enjeux éthiques, sur lesquels il n’a rien à dire, et les enjeux nutritionnels, sur lesquels il faut agir avec professionnalisme.

Restaurer la confiance des adultes dans l’intérêt des enfants

D’après les conclusions de notre étude, il apparaît qu’au-delà des enjeux épistémologiques soulevés par la prise en compte de la parole profane, celle-ci s’avère a minima nécessaire pour maintenir ou rétablir la confiance d’une partie de la population envers les médecins et la médecine. Au-delà de l’enjeu de scientificité, l’enjeu est bien celui du lien de confiance, l’objectif étant ici avant tout de maintenir le dialogue avec le patient afin qu’il coopère avec le médecin et accepte de corriger ses habitudes alimentaires si cela s’avérait nécessaire. Pour ce faire, il faut que le médecin parvienne à montrer à son patient que son intention n’est pas de débattre du bien-­fondé éthique de sa démarche mais d’apporter un point de vue nutritionnel adapté, respectant ses peurs, ses convictions et sa définition de l’ordre du mangeable. Cela doit permettre d’éviter le durcissement des positions identitaires et de neutraliser la dimension idéologique de ces régimes d’évictions.
Ainsi, il apparaît opportun, pour neutraliser ces conflits, d’induire une relation soigné-soignant d’égal à égal afin d’initier une collaboration dans laquelle le patient se sentira invité à partager son expérience. Le médecin adopte la posture d’apprenant du patient « expert profane »11, notamment en matière de nutrition. Il faut bien comprendre que, dans ce contexte, cela ne remet pas en cause la légiti­mité du soignant mais, au contraire, bonifie l’image du médecin auprès de ce type de patients.
Pour ces mêmes raisons, il n’apparaît pas superflu de tenter de désamorcer les suspicions de liens d’intérêts (avec les laboratoires ou les produits de nutrition infantile, par exemple) qui effraient parfois ces patients et nourrissent leur méfiance. Enfin, il peut être judicieux de les adresser à un diététicien-nutritionniste en recommandant explicitement à ce dernier de respecter certaines prérogatives désirées par le patient, dans la mesure du possible. Encadré par des professionnels, il est possible de trouver des solutions adaptées aux besoins nutritionnels de l’enfant et d’éviter les troubles du comportement alimentaire ultérieurs.

Un phénomène social complexe

Les évictions alimentaires sont un phénomène social complexe dans lequel l’alimentation devient le terrain de nombreux enjeux qui dépassent les questions nutritionnelles ou médicales. Néanmoins, le médecin doit intervenir lorsque la santé est possiblement en jeu. Il est alors nécessaire de sécuriser le parcours nutritionnel des patients en prenant au sérieux leurs prérogatives, afin de maintenir une communication et un lien de confiance. En effet, la préservation du lien de confiance prime ici sur l’enjeu de scientificité. Ces tendances sociétales nous invitent dans tous les cas à nous questionner sur les conditions permettant de maintenir ou de restaurer la confiance du patient envers son médecin, et la médecine en général, pour faire en sorte que les enjeux de santé publique demeurent un objectif commun et partagé. 
Encadre

Décryptage sociologique des enjeux

Tandis que les évictions alimentaires impactent négativement le confort de vie de la plupart des patients allergiques, on constate un certain engouement pour les évictions alimentaires en population générale. L’individualisation de l’alimentation crée un terrain propice au développement des particularismes alimentaires. Les propositions marchandes contribuent à valider culturellement ces pratiques.

Le contexte de bouleversements climatiques engage les individus à redéfinir leurs modes alimentaires et l’ordre du comestible en termes de durabilité : agir sur son assiette permet d’agir sur le problème.

Les récents et nombreux scandales sanitaires ont favorisé la méfiance actuelle envers l’industrie et les pouvoirs publics en matière de santé.

Tout ceci contribue à une forme d’empowerment sur l’alimentation favorisant les évictions alimentaires. Dans la plupart des cas, cela n’entraîne pas de problème de santé, mais c’est différent chez les enfants et les nourrissons. Si la plupart des parents sont observants, il arrive qu’ils n’acceptent pas les conseils nutritionnels. Il semble alors nécessaire de prendre en compte ces éléments de décryptage sociologique afin d’adopter une attitude de communication permettant le maintien du dialogue, l’adhésion au discours médical, la confiance envers le soignant.

Références
1. Flokstra-de Blok BM, Dubois AE, Vlieg-Boerstra BJ, Oude Elberink JN, Raat H, DunnGalvin A, et al. Health-related quality of life of food allergic patients: comparison with the general population and other diseases. Allergy 2010;65:238-44.
2. Lefranc E, Paolo N, Pardo V, WOLF V, et al. Étude EVICTION. OCHA-CREDOC, 2018.
3. Fischler C, Masson E. Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation. Paris. Odile Jacob. 2008.
4. Détienne M, Vernant JP. La cuisine du sacrifice en pays grec. Paris. Gallimard. 1979.
5. Ferrières M. Histoire des peurs alimentaires du Moyen-âge à l’aube du XXe siècle. Paris. Seuil. 2006.
6. Fischler C. Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ? Paris. Odile Jacob. 2013. p. 9-30.
7. Dalgalarrondo S, Fournier T. Introduction. Les morales de l’optimisation ou les routes du soi. Éthnologie française 2019;49:639-51.
8. Poulain JP. Sociologie de l’obésité. Paris, PUF, 2009.
9. Lefranc E. « Être », « se croire » ou « se sentir » allergique. Les enjeux du recours aux tests anti-aliments dans la mise en place individuelle de l’éviction du lait de vache et des aliments contenant du gluten. Cahiers de Nutrition et de Diététique 2020;6837:55-105.
10. Lemale J, Salaun JF, Assathiany R, Garcette K, Peretti N, Tounian P. Replacing breastmilk or infant formula with a nondairy drink in infants exposes them to severe nutritional complications. Acta Paediatr 2018;107:1828-9.
11. Akrich M, Rabeharisoa V. L’expertise profane dans les associations de patients, un outil de démocratie sanitaire. Santé Publique 2012;24:69-74.

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