La drépanocytose est le modèle de maladie responsable de souffrances atroces et d’une désorganisation de la structure familiale et sociale. Plus de cent ans après sa première description clinique,1 les constats actuels attestent que sa prise en charge reste insuffisante à bien des égards, notamment dans les pays où elle est la plus prévalente. À la suite de la description de l’ampleur de la maladie dans le monde et en Afrique dans l'article «Épidémiologie de la drépanocytose en France et dans le monde » (p. 500), les éléments clés de l’historique de sa prise en charge sont illustrés ici par l’expérience d’un centre de référence de la drépanocytose d’Afrique subsaharienne. Un changement sub­stantiel des politiques actuelles de cette prise en charge est nécessaire.

Historique de la prise en charge dans le monde

La première description clinique de la drépanocytose, en 1910 aux États-Unis, a été suivie de multiples travaux qui ont permis de préciser relativement rapidement les aspects fondamentaux de la maladie.2 Mais c’est plus de soixante ans après qu’a émergé un début d’organisation des soins drépanocytaires dans ce pays, à la suite des mouvements politiques noirs et chrétiens pacifiques, sous la direction respectivement de Malcom X et du pasteur Martin Luther King ; cette mobilisation a conduit à la célèbre déclaration du président Nixon en 1972, devant le Sénat américain, et dans laquelle on a retenu : « Notre indifférence quant à la recherche sur cette maladie est une histoire triste et honteuse que nous ne pouvons pas réécrire. Mais nous pouvons modifier notre politique : c’est pour cette raison que notre administration va augmenter le budget alloué pour la recherche et la prise en charge de la drépanocytose. »3 Ainsi, à partir de 1972, a débuté aux États-Unis un ensemble d’activités comprenant la recherche sur la drépanocytose, l’organisation des soins spécifiques drépanocytaires et le dépistage néonatal systématique de la drépanocytose.4 Les résultats de cet engagement politique ne se sont pas fait attendre. La figure 1 montre le niveau de financement de la lutte contre la drépanocytose (A) et la courbe d’évolution de l’espérance de vie du patient drépanocytaire (B) de 1910 à 2000 ; elle illustre le lien entre un soutien financier important et l’amélioration constante de l’espérance de vie des patients drépanocytaires, passant de moins de 10 ans en 1910, à plus de 40 ans en 2000, aux États-Unis.
En Afrique, la maladie est connue sous diverses appellations et représentations bien avant sa description clinique aux États-Unis ; toutes renvoient à la notion de douleurs intenses qui donnent le sentiment que les os éclatent ou sont broyés : chwechwechwe en ga (au Ghana), kulu-kulu en fon et yoruba (au Bénin et au Nigeria), koloci en pays mandé…5 À partir de 2005 seulement, l’Afrique a connu un début d’organisation des soins spécifiques drépanocytaires à la suite de mouvements de scientifiques, d’associations et de Premières dames d’Afrique qui ont conduit aux déclarations des instances internationales de décision en santé (l’Union africaine [UA] et puis l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [Unesco] en 2005, l’Organisation mondiale de la santé [OMS] en 2006 et l’Organisation des Nations unies [ONU] en 2008) considérant la drépanocytose comme une priorité de santé majeure dans le monde. En 2006, l’OMS a donné des directives de lutte contre la drépanocytose en Afrique, parmi lesquelles la construction des centres de référence de la drépanocytose dans tous les pays où le gène drépanocytaire est prévalent.6 Plus de quinze ans après la publication de ces directives, la drépanocytose reste une maladie qui n’a pourtant pas encore la place qui lui revient dans les politiques de santé en Afrique. En effet, il n’existe pas de programmes de lutte contre la drépanocytose et, dans les plans stratégiques existant en Afrique subsaharienne, la maladie est intégrée dans le groupe des maladies non transmissibles, dont elle occupe le quatrième rang des priorités. Son poids en santé parmi les autres pathologies n’est, de nos jours, pas mesuré avec précision.
Pour comprendre cette problématique, un retour sur l’histoire de la prise en charge des maladies génétiques en général est éclairant. En effet, les économistes de la santé qui orientent les politiques de santé des pays ont autrefois considéré que les maladies génétiques n’étaient pas curables, que leur diagnostic coûtait cher et qu’elles étaient inexorablement responsables de décès précoces.7 Par ailleurs, les représentations populaires de la drépanocytose (maladie du diable, du mauvais sort, incompatible avec la procréation et la vie…), les difficultés d’accès aux services de santé et les coûts élevés des soins au regard des revenus des familles (la prise en charge d’une crise vaso-occlusive [CVO] en hospitalisation coûte entre 30 et 60 % du revenu mensuel moyen selon les pays) sont autant de facteurs limitant encore l’accès à des soins spécifiques drépanocytaires organisés.

Expérience d’un centre de référence de la drépanocytose d’Afrique subsaharienne

Le Centre de recherche et de lutte contre la drépanocytose (CRLD) de Bamako (Mali) a été créé en 2009, presqu’au lendemain de la déclaration de l’OMS et des directives données en matière de lutte contre la drépanocytose pour l’Afrique. Le plaidoyer médical conduit par deux enseignants-chercheurs du Nord et du Sud, les Professeurs Gil Tchernia de l'université Paris XI et Dapa Diallo, a reçu en 2006, l’attention de la Fondation Pierre-Fabre, qui a constitué, autour d’elle, un consortium de partenaires techniques et financiers du Nord et du Sud, lequel a signé un accord de partenariat avec l’État malien. Les missions assignées à ce centre au moment de sa création étaient des missions de recherche, de formation, de soins drépanocytaires dans l’équité, de sensibilisation et de promotion de la coopération sur la drépanocytose. La politique d’accès aux soins mise en place grâce au partenariat était fondée sur un principe d’équité impliquant la suppression du paiement des frais avant les soins, le paiement des frais des soins selon un agenda à la convenance du patient ou de sa famille (sur la base de la signature d’un engagement), le paiement partiel des frais à hauteur de 40 % par le patient ou sa famille, les 60 % restants étant pris en charge par le centre.
Le bilan d’activité des dix premières années de fonctionnement de ce centre permet de constater deux faits majeurs :8 l’ampleur de la drépanocytose au Mali et l’impact favorable du suivi drépanocytaire sur la survie dans un contexte de soins spécifiques drépanocytaires organisés sans moyens de prise en charge sophistiqués (fig. 2 et tableau). Grâce à des projets de recherche collaboratifs, le centre a publié plusieurs travaux scientifiques de portée internationale et formé plus 400 médecins et internes d’Afrique et d’Haïti à la prise en charge de la drépanocytose (voir l’article « Drépanocytose : améliorer la formation des médecins et autres soignants » p. 505).

Les politiques de prise en charge de la drépanocytose en Afrique évoluent

L’historique de la prise en charge de la drépanocytose laisse apparaître la nécessité d’une réelle volonté d’agir des institutions internationales et des États. Face au plaidoyer, qui reste insuffisant, il convient d’inscrire la maladie à la hauteur d’un combat universel de santé mondiale. La lutte pour faire reculer la drépanocytose se situe en effet à la croisée de la géopolitique, du social et même d’un « inconscient racial ».9
Plusieurs raisons argumentent cette affirmation : on recense actuellement plus d’un décès évitable d’enfant drépanocytaire de moins de 5 ans non soumis à des soins spécifiques drépanocytaires toutes les cinq minutes en Afrique ; il est prévu plus de 400 000 naissances drépanocytaires par an à partir de 2050 ;10 on sait que les moyens de diagnostic de la drépanocytose peuvent être accessibles à des coûts bas (très proches de celui d’une recherche d’infection palustre par la goutte épaisse) grâce au développement récent des tests de diagnostic rapide (TDR) de la drépanocytose ;11 on sait depuis plus de deux décennies que le patient drépanocytaire qui accède à des soins spécifiques dès la naissance a une espérance de vie d’au moins 50 ans ;12 et enfin, dans une approche de transversalité, les financements actuels de certains programmes dont ceux de la lutte contre le VIH-sida, le paludisme et la tuberculose peuvent prendre en charge la lutte contre la drépanocytose en Afrique.
Le continent africain concentre à lui seul 80 % des patients drépanocytaires. Les ressources des populations concernées sont souvent faibles, et les soins – lorsqu’ils sont possibles – sont inabordables. C’est donc à une autre échelle que doit être prise en charge la drépanocytose, par un engagement réel de santé mondiale conjuguant les actions des institutions internationales, la politique des gouvernements et les sociétés civiles. De nombreuses associations, organisations non gouvernementales (ONG) internationales et fondations se mobilisent et unissent déjà leurs efforts. C’est par exemple le sens d’un engagement comme celui de l’ONG Drep.Afrique (www.drep-afrique.org) dont les actions ciblent exclusivement la lutte contre la drépanocytose, plus spécialement la formation des soignants à la prise en charge de la drépanocytose en pays africains et l’accès au traitement par l’hydroxyurée à bas coût. Cette approche est en phase avec celle de scientifiques comme le Pr Russel Ware (États-Unis), qui préconise « d’inclure l’hydroxyurée sur la liste des médicaments essentiels des États, de s’assurer de sa disponibilité et de rendre son prix abordable ».14

Renforcer les moyens pour lutter contre la drépanocytose en Afrique

Force est donc de constater aujourd’hui que la prise en charge de la drépanocytose en Afrique continue de mettre à mal les principes de l’éthique en médecine.
Les politiques actuelles et les niveaux de financement de la lutte contre la drépanocytose doivent être rehaussés à la hauteur des principaux défis de santé mondiale. Les leviers nécessaires à ce changement majeur doivent réorienter la gouvernance sanitaire des États et la géopolitique. 
Références
1. Herrick J.B. Peculiar elongated and sickle-shaped red blood corpuscles in a case of severe amemia. Arch Inter Med 1910;6:517-21.
2. Bernaudin F. Physiopathologie de la drépanocytose homozygote. EMC-Hématologie 2020;1984(20)83452-9.
3. Richard Nixon. Special message to the Congress proposing a health strategy (18 février 1971). Congressional Quaterly.
4. Tchernia G. La longue histoire de la drépanocytose. Rev Prat 2004;54:1618-21.
5. Laine A, Tchernia G. « L’émergence » d’une maladie multimillénaire : circulations de savoirs et production d’inégalités face à la drépanocytose. Virginie Chasles. Santé et Mondialisation, université Jean-Moulin-Lyon-3. 2010:238-61.
6. OMS 2020. Drépanocytose : une stratégie pour la région africaine de l’OMS. Organisation mondiale de la santé. Bureau régional de l’Afrique, 2010;AFR/RC/60/8.
7. Diallo D. La drépanocytose au Mali en 2002. Mali Médical 2002;17(2):37-43.
8. Guindo A, Sarro YS, Touré BA, Keita I, Ag Baraika M, Coulibaly M et al. Le centre de recherche et de lutte contre la drépanocytose de Bamako : histoire, bilan, défis et perspectives. Presse Med Form 2021;2:405-12.
9. Hue R. Manifeste pour une maladie oubliée. Mars 2021. Éditions Fayard, Paris.
10. Piel FB, Hay SI, Gupta S, Weatherall DJ, Williams TN. Global burden of sickle cell anemia in children under five, 2010-2050; Modelling based on demographics, excess mortality and interventions. PloS Me 2013;10(7):e1001484.
11. Christopher H, Bruns A, Josephat E, Makani J, Scuh A, Nkya S. Using DNA testing for the precise, definite, and low-cost diagnosis of sickle cell disease and other Haemoglobinopathies: Findings from Tanzania. BMC Genomics 2021;22:902.
12. Jiao B, Johnson KM, Ramsey SD, Bender MA, Devine B, Basu A. Long-term survival with sickle cell disease: A nationwide cohort study of medicare and medicaid beneficiaries. Blood Adv 2023;bloodadvances.2022009202.
13. Fonds mondial. Mise en œuvre des subventions en Afrique occidentale et centrale (AOC). Surmonter les obstacles et améliorer les résultats dans une région difficile. Rapport consultatif. GF-OIG-19-013 mai 2019 Genève, Suisse.
14. Ware Russel. Hydroxurea trials in Africa. 4e Congrès mondial du Global Sickle Cell Disease Network, Paris, 16 juin 2022.

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