De tous temps, les épidémies ont fait l’objet d’interprétations artistiques, que ce soit pour témoigner, expliquer, moquer ou repousser ces fléaux mortels. Bien que lacunaires dans les temps plus anciens, les traces du passage des nombreuses épidémies, de la peste au sida, se retrouvent dans toutes les expressions de l’art.
Face aux épidémies, individus et sociétés ne font pas que subir et souffrir. Ils donnent du sens à ces événements, luttent, inventent, protègent mais aussi excluent, accusent et instrumentalisent. Pour s’emparer du fait épidémique, tous les médias sont utilisés au fil des siècles, de la peinture au cinéma. En donnant à voir et à comprendre, l’art permet à la fois d’expliquer et de mettre à distance ce qui terrorise lorsque le malheur s’abat.
La grande peste : représenter l’impossible
Comment représenter ce qui ne se conçoit ? C’est à cette question délicate que les sociétés anciennes ont été confrontées lors de la grande peste de 1347-1352. S’il n’existe pas de représentation iconographique immédiatement contemporaine de la peste noire, des descriptions dans la littérature donnent un aperçu de ce qui a pu s’abattre sur les populations. En 1348, le poète Guillaume de Machaut en fait le récit dans son introduction au « Jugement du Roi de Navarre » : « Voudrait-on savoir ou mettre par écrit le nombre de ceux qui moururent ? Tous ceux qui sont, qui furent et qui viendront ne pourraient y arriver, quelque peine qu’ils prissent. Personne ne pourrait en donner le nombre, l’imaginer, le penser ni le dire, ni le représenter, ni le montrer, ni le coucher par écrit. »
Un temps de latence est observé avant de voir les effets de cette déflagration dans les arts visuels. Quelques décennies après l’épisode catastrophique de la Peste noire apparaissent en Europe des thématiques artistiques funèbres qui se poursuivent tout au long des XVe et XVIe siècles, à l’image des danses macabres qui recouvrent les murs des cimetières ou des églises. Dans ces longues farandoles, la mort est tournée en dérision et son angoisse exorcisée. Cette morale est un message adressé aux vivants pour symboliser l’égalité des humains dans l’au-delà. Pourtant, il n’y a pas d’égalité face à la peste, qui touche en priorité les pauvres, comme l’atteste l’historien Jean-Noël Biraben.
On ne représente pas la peste, mais ses conséquences immédiates : la mort inéluctable et les amoncellements de cadavres. L’image du tombereau transportant les cadavres traverse les époques et illustre avec une grande acuité la préoccupation première des sociétés : la gestion des corps. On se méfie des morts et de leurs odeurs nauséabondes qui charrient autant de miasmes. Aussi, l’urgence est à l’ensevelissement des cadavres et à l’impérieuse nécessité d’agrandir les cimetières, comme le précisent de nombreuses chartes. Il est important de noter, par ailleurs, que dans les textes anciens le mot « peste » désigne de nombreuses maladies et non pas nécessairement la peste au sens où on l’entend aujourd’hui (Yersinia pestis). En revanche, lorsqu’il est question de « corruption moult périlleuse » ou de « grant et excessive mortalité », l’évocation de la démesure permet de s’assurer qu’il est bien question de la grande peste. Le tableau de Louis Duveau (fig. 1 ) illustre une scène du Barzaz Breiz, recueil de chants bretons collectés par Théodore de La Villemarqué en 1839. Dans La Peste d’Elliant, une femme tire une charrette dans laquelle gisent, entassés, les corps de ses neufs enfants, tous morts de la peste. Son mari la suit en sifflant : il a perdu la raison. Cette tragédie a inspiré l’artiste pour dépeindre une mort collective, fatalité devant laquelle on reste impuissant.
Bien que lacunaires dans les temps plus anciens, les traces du passage du fléau se retrouvent dans toutes les expressions de l’art. Pour la chrétienté médiévale, l’épidémie est lue comme un châtiment collectif divin qui s’abat sur un peuple pécheur. Apaiser la colère de Dieu semble la seule solution pour éloigner le mal. On invoque alors des saints intercesseurs tels saint Sébastien ou la Vierge, mais encore davantage saint Roch. Miraculeusement guéri de la peste, celui-ci devient le patron des pestiférés. Après sa canonisation, il est représenté écartant son habit pour montrer son bubon à l’aine. Cette iconographie particulière ne laisse pas ignorer le mal qui le ronge (fig. 2 ).
Le passage de la peste se perçoit aussi dans le paysage avec l’art monumental. De nombreuses croix votives dites de peste s’élèvent en Europe en remerciement d’avoir épargné un village ou pour se prémunir d’une attaque. Ces croix portent des petits écots sur leurs fûts, rappelant les bubons. De nombreuses églises sont élevées après des épisodes de peste, comme la basilique Santa Maria della Salute qui marque majestueusement l’entrée du Grand Canal et qui fut élevée en 1630 après la peste de Venise.
L’archéologie permet d’attester la présence de l’épidémie à différentes périodes et les tragédies qui lui sont associées. L’une des réactions les plus sombres provoquées par la peste est la recherche de boucs émissaires. Les premières victimes expiatoires en sont les lépreux et les juifs. À Colmar, un trésor a été caché dans les fondations d’une maison de l’ancien quartier juif au moment des nombreux pogroms visant cette communauté accusée de semer la peste. Les monnaies permettent de dater son enfouissement avant 1348. L’ensemble, conservé au musée de Cluny, n’a été retrouvé qu’en 1992.
La représentation de la peste change sensiblement au XXe siècle. Très tôt perçu comme un signe annonciateur, le rat devient l’incarnation du fléau, après la découverte du rôle de la puce du rongeur dans la transmission de la maladie par Paul-Louis Simond en 1898. On le retrouve, par exemple, dans les cales du navire de Nosferatu le vampire, le film de Murnau, en 1922. Les populations ont durablement été imprégnées par la puissance d’évocation de la peste. Elle demeure longtemps une source d’inspiration pour les artistes, s’enrichit des médiations successives des époques et s’installe dans la mémoire collective à la faveur de commémorations.
Un temps de latence est observé avant de voir les effets de cette déflagration dans les arts visuels. Quelques décennies après l’épisode catastrophique de la Peste noire apparaissent en Europe des thématiques artistiques funèbres qui se poursuivent tout au long des XVe et XVIe siècles, à l’image des danses macabres qui recouvrent les murs des cimetières ou des églises. Dans ces longues farandoles, la mort est tournée en dérision et son angoisse exorcisée. Cette morale est un message adressé aux vivants pour symboliser l’égalité des humains dans l’au-delà. Pourtant, il n’y a pas d’égalité face à la peste, qui touche en priorité les pauvres, comme l’atteste l’historien Jean-Noël Biraben.
On ne représente pas la peste, mais ses conséquences immédiates : la mort inéluctable et les amoncellements de cadavres. L’image du tombereau transportant les cadavres traverse les époques et illustre avec une grande acuité la préoccupation première des sociétés : la gestion des corps. On se méfie des morts et de leurs odeurs nauséabondes qui charrient autant de miasmes. Aussi, l’urgence est à l’ensevelissement des cadavres et à l’impérieuse nécessité d’agrandir les cimetières, comme le précisent de nombreuses chartes. Il est important de noter, par ailleurs, que dans les textes anciens le mot « peste » désigne de nombreuses maladies et non pas nécessairement la peste au sens où on l’entend aujourd’hui (Yersinia pestis). En revanche, lorsqu’il est question de « corruption moult périlleuse » ou de « grant et excessive mortalité », l’évocation de la démesure permet de s’assurer qu’il est bien question de la grande peste. Le tableau de Louis Duveau (
Bien que lacunaires dans les temps plus anciens, les traces du passage du fléau se retrouvent dans toutes les expressions de l’art. Pour la chrétienté médiévale, l’épidémie est lue comme un châtiment collectif divin qui s’abat sur un peuple pécheur. Apaiser la colère de Dieu semble la seule solution pour éloigner le mal. On invoque alors des saints intercesseurs tels saint Sébastien ou la Vierge, mais encore davantage saint Roch. Miraculeusement guéri de la peste, celui-ci devient le patron des pestiférés. Après sa canonisation, il est représenté écartant son habit pour montrer son bubon à l’aine. Cette iconographie particulière ne laisse pas ignorer le mal qui le ronge (
Le passage de la peste se perçoit aussi dans le paysage avec l’art monumental. De nombreuses croix votives dites de peste s’élèvent en Europe en remerciement d’avoir épargné un village ou pour se prémunir d’une attaque. Ces croix portent des petits écots sur leurs fûts, rappelant les bubons. De nombreuses églises sont élevées après des épisodes de peste, comme la basilique Santa Maria della Salute qui marque majestueusement l’entrée du Grand Canal et qui fut élevée en 1630 après la peste de Venise.
L’archéologie permet d’attester la présence de l’épidémie à différentes périodes et les tragédies qui lui sont associées. L’une des réactions les plus sombres provoquées par la peste est la recherche de boucs émissaires. Les premières victimes expiatoires en sont les lépreux et les juifs. À Colmar, un trésor a été caché dans les fondations d’une maison de l’ancien quartier juif au moment des nombreux pogroms visant cette communauté accusée de semer la peste. Les monnaies permettent de dater son enfouissement avant 1348. L’ensemble, conservé au musée de Cluny, n’a été retrouvé qu’en 1992.
La représentation de la peste change sensiblement au XXe siècle. Très tôt perçu comme un signe annonciateur, le rat devient l’incarnation du fléau, après la découverte du rôle de la puce du rongeur dans la transmission de la maladie par Paul-Louis Simond en 1898. On le retrouve, par exemple, dans les cales du navire de Nosferatu le vampire, le film de Murnau, en 1922. Les populations ont durablement été imprégnées par la puissance d’évocation de la peste. Elle demeure longtemps une source d’inspiration pour les artistes, s’enrichit des médiations successives des époques et s’installe dans la mémoire collective à la faveur de commémorations.
Évolution des savoirs et nouvelles pandémies au XIXe siècle
Les portraits de savants ou de médecins à l’œuvre sont une thématique récurrente de l’histoire de l’art, dès l’Antiquité. Celle-ci connaît un regain d’intérêt au XIXe siècle avec les avancées de la médecine. Elle accède ainsi au rang de peinture d’histoire, dont les héros modernes sont animés par la rationalité scientifique au service du progrès. Le tableau de Gaston Mélingue, conservé à l’Académie nationale de médecine, constitue un bel exemple de ce retour de la science sur le devant de la scène (fig. 3 ). Cet hommage à Edward Jenner, découvreur de la vaccine en 1796, représente de façon théâtrale le moment où le médecin anglais s’apprête à pratiquer son art. Mélingue peint ce tableau au début de la Troisième République, à un moment où la puissance publique s’empare des questions de santé et de progrès social. Il fait œuvre d’historien près d’un siècle après la découverte majeure de Jenner, mettant un terme (provisoire) à la variole. Mais les progrès de la médecine n’arrivent pas sans contestations et angoisses, qui s’expriment notamment à travers la caricature (fig. 4 ). Le procédé de la vaccine, assez contre-intuitif, devient l’objet de peurs irrationnelles. Dans l’espoir de le protéger d’un mal plus grand, on inocule le virus d’un animal, celui de la vache, à un être humain. La crainte d’être transformé en vache trouve un écho jusque dans les réflexions du philosophe Emmanuel Kant, qui parle même de « minautorisation ».
En 1832, le choléra prend le relais de la peste dans la terreur qu’il inspire. La rumeur de son arrivée est annoncée dans la presse nouvellement libérée sous Louis-Philippe. Bientôt, l’État est accusé de vouloir se débarrasser des pauvres. On se méfie d’ailleurs des classes laborieuses, et les hygiénistes, dont les théories prennent de plus en plus d’importance au XIXe siècle, ne sont jamais assez durs envers les chiffonniers accusés d’être des agents de propagation du choléra. Thaumaturge, la famille royale se rend au chevet des malades à l’Hôtel-Dieu dans un tableau d’Alfred Johannot aux tonalités propagandistes conservé au musée Carnavalet. À mesure que les épisodes de choléra se multiplient, les artistes s’emparent du sujet. Dans une volonté assumée de distanciation ironique, Théophile Alexandre Steinlen personnifie le choléra en voyageur dandy et squelettique qui profite du train pour se répandre de ville en ville (fig. 5 ).
En 1832, le choléra prend le relais de la peste dans la terreur qu’il inspire. La rumeur de son arrivée est annoncée dans la presse nouvellement libérée sous Louis-Philippe. Bientôt, l’État est accusé de vouloir se débarrasser des pauvres. On se méfie d’ailleurs des classes laborieuses, et les hygiénistes, dont les théories prennent de plus en plus d’importance au XIXe siècle, ne sont jamais assez durs envers les chiffonniers accusés d’être des agents de propagation du choléra. Thaumaturge, la famille royale se rend au chevet des malades à l’Hôtel-Dieu dans un tableau d’Alfred Johannot aux tonalités propagandistes conservé au musée Carnavalet. À mesure que les épisodes de choléra se multiplient, les artistes s’emparent du sujet. Dans une volonté assumée de distanciation ironique, Théophile Alexandre Steinlen personnifie le choléra en voyageur dandy et squelettique qui profite du train pour se répandre de ville en ville (
Prévention et luttes politiques au XXe siècle
Au début du XXe siècle, l’effondrement démographique et la mortalité infantile sont des préoccupations majeures. La mise en œuvre d’une éducation à l’hygiène pour lutter contre les « fléaux sociaux », comme la tuberculose ou la syphilis, se développe. Elle est le fruit d’initiatives privées, à l’image de la Fondation Rockefeller. Les campagnes d’encouragement à la prévention, comme celle du timbre antituberculeux, se multiplient et réutilisent les codes de la publicité naissante (fig. 6 ). Après-guerre, les organismes publics s’emparent de cette éducation à la santé dans l’objectif de modifier les comportements individuels et utilisent tous les canaux de diffusion, dont la télévision à partir des années 1960.
La création de l’Organisation mondiale de la santé, en 1948, ouvre une période d’optimisme dans la lutte contre les épidémies. Les politiques de prévention et de coopération à l’échelle mondiale conjuguées au développement des antibiotiques aboutissent à une réduction sensible des épidémies dans les pays du Nord. L’éradication de la variole en 1980 vient couronner ces efforts, laissant espérer un avenir sans plus aucune maladie.
Néanmoins, l’apparition du virus de l’immunodéficience humaine (VIH)/syndrome de l’immunodéficience acquise (sida) en 1981 vient mettre un coup d’arrêt à cette utopie. Le monde culturel paie un lourd tribut au VIH/sida entre 1981 et 1996. Comme un écho à la Peste noire, la question de la représentation des corps malades, des souffrances, du deuil à laquelle s’ajoutent la sérophobie, l’homophobie et le racisme est prégnante. Comment traduire le vaste sentiment d’impuissance, de chagrin et de colère qui saisit une partie de la société des années 1980 ? À mi-chemin entre l’art et l’activisme, des collectifs d’artistes et des associations de malades s’emparent du discours militant et marquent la création graphique. Leurs objectifs : alerter, prévenir mais aussi lutter pour une reconnaissance des droits des malades et de la communauté homosexuelle. Avec une résonance particulière, cette affiche puise dans les productions de l’atelier des Beaux-Arts de Paris en mai 1968 (fig. 7 ). Enfin, certaines œuvres, à l’instar du retable de Keith Haring La Vie du Christ dont un exemplaire est conservé dans l’église Saint-Eustache à Paris, sont devenues des « lieux de mémoire ». Ils permettent notamment de commémorer les victimes de cette maladie qui continue de tuer aujourd’hui.
La pandémie de Covid-19 a sidéré l’humanité qui se croyait à l’abri. Qu’en retiendra l’histoire et quelle en sera la traduction dans les arts ?
La création de l’Organisation mondiale de la santé, en 1948, ouvre une période d’optimisme dans la lutte contre les épidémies. Les politiques de prévention et de coopération à l’échelle mondiale conjuguées au développement des antibiotiques aboutissent à une réduction sensible des épidémies dans les pays du Nord. L’éradication de la variole en 1980 vient couronner ces efforts, laissant espérer un avenir sans plus aucune maladie.
Néanmoins, l’apparition du virus de l’immunodéficience humaine (VIH)/syndrome de l’immunodéficience acquise (sida) en 1981 vient mettre un coup d’arrêt à cette utopie. Le monde culturel paie un lourd tribut au VIH/sida entre 1981 et 1996. Comme un écho à la Peste noire, la question de la représentation des corps malades, des souffrances, du deuil à laquelle s’ajoutent la sérophobie, l’homophobie et le racisme est prégnante. Comment traduire le vaste sentiment d’impuissance, de chagrin et de colère qui saisit une partie de la société des années 1980 ? À mi-chemin entre l’art et l’activisme, des collectifs d’artistes et des associations de malades s’emparent du discours militant et marquent la création graphique. Leurs objectifs : alerter, prévenir mais aussi lutter pour une reconnaissance des droits des malades et de la communauté homosexuelle. Avec une résonance particulière, cette affiche puise dans les productions de l’atelier des Beaux-Arts de Paris en mai 1968 (
La pandémie de Covid-19 a sidéré l’humanité qui se croyait à l’abri. Qu’en retiendra l’histoire et quelle en sera la traduction dans les arts ?