Évolution nosographique de l’hypocondrie

Le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM) est le système de classification le plus traditionnellement utilisé en psychiatrie. Sa 5e version (DSM-5) a été publiée en 2013, et un certain nombre de modi­fications ont été réalisées notamment pour la catégorie des troubles somatoformes désormais appelée « troubles à symptomatologie somatique et apparentés ». Le trouble hypo­condrie a disparu du DSM-5 et est désormais remplacé par la « crainte excessive d’avoir une maladie ». En dehors des enjeux purement nosographiques, ces changements soulèvent des questionnements sur l’approche et la compréhension clinique de ces troubles qui sont essentiels pour décrire leur sémiologie de manière rigoureuse et pertinente. L’objectif de cet article est de présenter ces enjeux cliniques.

Hypocondrie dans le DSM-IV

Dans le DSM-IV, l’hypocondrie se définit comme une préoccupation centrée sur la crainte ou sur l’idée d’être atteint d’une maladie physique, fondée sur l’interprétation erronée par le sujet de symptômes physiques en lien avec les manifestations du fonctionnement du corps. Le sujet peut admettre la possibilité qu’il soit exagérément préoccupé par la maladie redoutée ou qu’il n’est pas atteint de maladie, ce qui distingue cette symptomatologie d’une idée délirante. Le critère important dans le DSM-IV est l’interprétation de symptômes physiques et l’absence de maladie physique pouvant expliquer les symptômes.
Un deuxième trouble proche est présent dans le DSM-IV, appartenant
également à la catégorie des troubles somatoformes : la « peur d’une dysmorphie corporelle ». Il s’agit d’une préoccupation concernant un défaut imaginaire ou amplifié de l’apparence physique. Contrairement à l’hypocondrie, les craintes ne sont pas centrées sur une maladie physique mais sur une apparence physique. Ces craintes peuvent prendre le caractère d’idée délirante, et on parle alors de trouble délirant à type somatique associé à la « peur d’une dysmorphie corporelle ».

Hypocondrie dans le DSM-5

Dans le DSM-5, l’hypocondrie est remplacée par le concept de « crainte excessive d’avoir une maladie ». Les symptômes principaux sont : une pensée reliée à la préoccupation de développer une maladie physique, une émotion reliée à l’anxiété concernant la santé, et des comportements reliés à ces pensées et émotions (comme des demandes d’examens médicaux, etc.). L’emphase du DSM-5 ne porte donc plus principalement sur l’interprétation de symptômes physiques et l’absence de maladie physique, mais sur les pensées anxieuses.
La « peur d’une dysmorphie corporelle » change de catégorie et appartient désormais à la catégorie des troubles obsessionnels compulsifs et apparentés. Elle devient « obsession d’une dysmorphie corporelle ». La préoccupation concernant l’apparence physique est considérée comme une obsession, et des compulsions diverses existent en réponse à l’obsession. L’intensité de l’obsession peut être telle que le sujet est convaincu de l’existence de la dysmorphie, et on considère alors que la « peur d’une dysmorphie corporelle » est associée à des idées délirantes.

Enjeux cliniques des définitions nosographiques de l’hypocondrie

Les rappels nosographiques ci-dessus doivent être mis en perspective avec les enjeux sémiologiques et de description clinique de ces troubles.

Clarification sémiologique de l'hypocondrie

L’évolution du concept d’hypocondrie nécessite de clarifier un certain nombre de termes sémiologiques clés utilisés en psychiatrie.
Une idée délirante est une croyance erronée fondée sur une déduction incorrecte concernant la réalité extérieure, fermement soutenue en dépit de l’opinion très généralement partagée et de tout ce qui constitue une preuve incontestable et évidente du contraire. Les préoccupations, soucis, inquiétudes, idées phobiques ou idées obsessionnelles ne sont pas des idées délirantes car le sujet perçoit le caractère disproportionné de cette idée vécue émotionnellement comme anxieuse.
Un souci/inquiétude/préoccupation est une pensée anxieuse (émotion anxieuse intense directement associée à l’idée) concernant une situation d’incertitude à venir reliée à la santé, à des relations familiales ou amicales, au travail ou à l’argent. Un souci est à distinguer d’une idée phobique, qui est une pensée anxieuse concernant un objet réel ou une situation bien présente comme un animal, un environnement naturel (hauteur, etc.), un moyen de transport (avion, etc.), un acte médical (prise de sang, etc.). Ainsi, dans la « crainte excessive d’avoir une maladie », la sémiologie semble bien plus celle d’un souci concernant la situation d’incertitude que représente la santé à venir qu’une phobie spécifique.
Une obsession est une idée intrusive récurrente reconnue comme inappropriée par le sujet. Elle est vécue comme désagréable. La compulsion est un comportement ou acte mental répétitif en réponse à une obsession et vient soulager le caractère désagréable de celle-ci. Ainsi dans la « dysmorphie corporelle », la sémiologie est bien plus celle d’une obsession que d’une phobie spécifique étant donné le caractère non nécessairement présent du défaut de l’apparence physique (souvent imaginaire). Cela explique le changement de catégorie nosographique dans le DSM-5, et le positionnement de ce trouble dans le cadre des troubles obsessionnels compulsifs et apparentés.

Compréhension clinique du cadre nosographique

Cette clarification de sémiologie amène à soulever la question de la place de la « crainte excessive d’avoir une maladie » comme trouble à expression somatique et apparentés plutôt que comme troubles anxieux. D’ailleurs, l’introduction de la section dédiée du DSM-5 soulève ce point et souligne que la crainte excessive d’avoir une maladie pourrait être considérée dans les troubles anxieux. Leur justification est que la crainte excessive d’avoir une maladie est le plus souvent reconnue dans un environnement médical non psychiatrique, comme le sont la plupart des troubles à expressions somatiques, à la différence des troubles anxieux reconnus plutôt dans un environnement médical psychiatrique, et que d’un point de vue pratique, il est plus cohérent de conserver la crainte excessive d’avoir une maladie dans les troubles à expressions somatiques.
Pourtant, d’un point de vue sémiologique, la « crainte excessive d’avoir une maladie » correspond mieux à un trouble anxieux.
En effet, les troubles à expressions somatiques sont des troubles qui comportent au premier plan du tableau clinique des symptômes somatiques (comme la douleur ou autres) associés à des pensées, des émotions, des comportements liés à ces symptômes somatiques. À l’inverse, les troubles anxieux peuvent être associés à des symptômes somatiques d’anxiété (signes sympathiques comme palpitation, tachycardie, tachypnée, vertige, paresthésie, hypersudation, etc. et signes d’hyperréactivité neurovégétative), mais les symptômes au premier plan sont des pensées, des émotions, des comportements en lien avec le souci/inquiétude/préoccupation ou l’idée phobique spécifique.
L’ordre de priorité clinique est donc inversé (v. figure). À ce titre, la « crainte excessive d’avoir une maladie » pourrait être plutôt considérée comme un trouble anxieux généralisé spécifique. Bien que cette catégorie n’existe pas en soi, elle semble très pertinente pour la compréhension de ce trouble. Le trouble anxieux généralisé est un trouble fréquent, concernant environ 4 % de la population générale, caractérisé par des idées anxieuses de souci et d’inquiétude excessive, ayant comme thème un danger pouvant survenir dans l’avenir, concernant des situations d’incertitude. C’est un trouble qui concerne plusieurs situations d’incertitude et pas uniquement la santé. Il s’y associe des signes d’hyperréactivité neurovégétative, un état d’alerte permanent, et des comportements de type pseudoprévoyance (pour prévenir le danger hypothétique). Dans ce contexte, la « crainte excessive d’avoir une maladie » pourrait être considérée comme un trouble anxieux généralisé centré sur la situation d’incertitude représenté par sa propre santé.

Mieux comprendre les patients

En dehors des enjeux nosographiques parfois un peu arides, les évolutions des classifications en psychiatrie permettent de soulever des questionnements cliniques importants. L’évolution du concept d’hypocondrie a permis ainsi de mieux spécifier et aborder de manière rigoureuse et pertinente la phénoménologie des sujets souffrant de ces troubles. Cette meilleure caractérisation sémiologique s’accompagne d’une meilleure compréhension de ces patients, condition nécessaire pour éviter le sentiment souvent rapporté par les patients d’être insuffisamment pris au sérieux par le corps médical, si ce n’est rejetés, et renvoyés à des examens paramédicaux considérés comme normaux. La première étape de compréhension médicale de leur trouble proposé dans cet article est ainsi l’étape primordiale pour orienter vers une prise en charge spécifique de l’hypocondrie centrée sur les pensées, émotions et comportements en lien avec le souci relié à la santé.

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