Molière, dont nous célébrons cette année le 400e anniversaire de la naissance, était un critique infatigable de la médecine de son temps. Raillée pour sa prétendue imposture, celle-ci est dépeinte comme un remède pire que le mal – lorsque ce mal n’est pas lui-même illusoire, comme chez Argan, épitomé de l’hypocondrie s’il en est… Le « cas Argan » témoigne du regard que portait le dramaturge sur la médecine et la maladie. Par ses descriptions pionnières de l’effet nocebo et des troubles somatoformes, Molière ne serait-il donc pas un précurseur… un médecin malgré lui ?

Des comptes d’apothicaire

Le rideau qui se lève sur la comédie du Malade imaginaire, le 10 février 1673, découvre un comédien – c’est Molière – seul en scène : « Argan, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire avec des jetons ; il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants »… Au lever de rideau, Argan seul sur le plateau fait ses comptes (d’apothicaire) et les commente. Et cela dure la scène entière. Ouverture très originale : dans les années 1670, l’habitude des entrées en matière monologuées s’était pour ainsi dire perdue depuis près d’un quart de siècle sur la scène française. Ouverture paradoxale : car cette exposition n’expose à peu près rien du conflit entre les personnages ni de l’enjeu matrimonial qui constituent d’ordinaire et par définition l’intérêt proprement dramatique d’une comédie. Ouverture énigmatique enfin : quelle folie tient donc Argan de se pourlécher ainsi au souvenir des traitements incommodes qu’il a subis le mois passé, quelle inconséquence le fait se complaire à ce ressassement qui, lui rappelant le mal dont il se croit atteint, devrait lui paraître des plus lugubres au lieu de le délecter ? En fait, l’originalité de la forme, le paradoxe du propos et son caractère énigmatique relèvent d’une seule et même explication, concourent à un seul et même but : ils sont commandés par la nature du sujet traité – la maladie imaginaire – et contribuent, dès le lever de rideau, à constituer en « cas », au sens presque clinique, la folie monomaniaque du malade imaginaire.
Oscillant entre la tirade de spécialiste et l’éloge paradoxal de la pharmacopée évacuative et purgative, ce long soliloque du bonhomme replié sur sa liste de remèdes et sur l’état de son corps qu’elle lui renvoie offre le tableau saisissant d’une vie absorbée dans un narcissisme tatillon et un étourdiment inconvenant. L’inconvenance même des allusions au corps mal portant et aux remèdes malpropres, formulée dans un jargon malsonnant, suggère l’adhésion, l’identification même, totale, exclusive et gourmande, du personnage avec son sujet, c’est-à-dire en fin de compte avec lui-même. On songe à ce portrait incisif et moqueur esquissé par Montaigne et dont Molière a peut-être tiré sinon le thème de toute sa comédie, au moins le premier crayon de son héros que nous offre la scène de lever de rideau : « Si ai-je vu un Gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les ­opérations de son ventre ; vous voyez chez lui, en montre, un ordre de bassins de sept ou huit jours ; c’était son étude, ses discours ; tout autre propos lui puait. » De même pour le discours monologué d’Argan, clos lui aussi à « tout autre propos » dans son évidence arrogante.
Mais à l’intérieur de cette clôture, quel spectacle varié, quelle puissance de l’image fantasmée ! Dans un feuilleté de voix et de tons surgi d’un amoncellement d’objets, bourse, jetons, ordonnances, factures et clochette, la tirade se déploie en dialogue du personnage avec lui-même et avec les absents, en jeu dramatique varié, multiple, quoique concentré sur une effarante addition d’organes, de fonctions, de sommes et de médications : elle s’épanouit en louange des beaux jours de bonheur maladif qu’évoque à Argan la chronique médicale de son traitement du mois précédent. Un bonheur maladif dont on hésite à déterminer l’origine : bonheur d’être malade, digne donc de ces soins précieux qu’il se remémore ? ou bonheur d’avoir été par eux sinon guéri, préservé du moins de la maladie ? Ainsi se trouve suggérée de manière exemplaire, dès cette introduction et par elle, l’énigme que constitue la lubie d’Argan.

Un homme-objet ?

Tâchons donc d’éclairer cette énigme. Quelques remarques d’évidence s’imposent. Celle-ci d’abord : qu’à détailler ainsi son corps, son compte et son régime, notre malade imaginaire fait jouer les trois facettes majeures de son personnage – patient consciencieux, bourgeois fortuné et autoritaire, amateur passionné de délicatesses pharmaceutiques. Cela ensuite : qu’à remémorer avec cette gourmandise dévote et sagace ses aventures végétatives du mois écoulé, il se montre à la fois capricieux comme un enfant et soupçonneux comme un despote toujours trompé. Enfin, absorbé par ces objets qui l’entourent, ces listes qui le décrivent, cette addition qui le détaille, ne paraît-il pas régresser au stade organique d’un corps écrit et décrit, d’un tube digestif qui ne fait qu’absorber et rejeter ? « Sac », dira Purgon, son médecin ; « fardeau », soupirera Béline, sa femme, et même « grand fardeau » ; « vache à lait » de ses médecins, ironisera Toinette, sa servante… À l’entendre clamer « drelin, drelin » pour hausser le son de sa sonnette et hâter la satisfaction du nouveau caprice qui lui aura traversé l’esprit, on croirait saisir l’emblème de cet homme-­orchestre qui se fait instrument sonore après s’être réjoui de se voir réduit à l’état organique : Argan a vocation d’objet. Objet de pitié – « un pauvre malade ». Objet d’intérêt respectueux – les « entrailles de Monsieur ». Objet d’examen, objet de soins, parlant de soi à la troisième personne et idolâtrant son corps mis comme à distance de contemplation par le décalage de la remémoration, de l’énumération et de l’évaluation. Terrible dérive qui alors déjà, aujourd’hui davantage, depuis toujours sans doute, menace la médecine, surtout aujourd’hui où l’œil froid de l’ordinateur a remplacé celui du clinicien, certes pour la meilleure précision de l’examen, mais non sans le risque accru que le patient ne soit traité en pur objet sous l’œil vitreux de la caméra, en pactisant lui-même avec cette réification par souci éperdu d’être le plus (sinon le mieux) soigné possible. Sans doute y a-t-il dans le statut d’objet une ­obscure et subtile dérobade du sujet malade reportant sur le médecin, sur la médecine et sur la machinerie ­médicale l’angoisse de la confrontation avec son mal.
Pour ce qui est de « l’objectivation » d’Argan, la richesse kaléidoscopique du personnage fait hésiter sur les avantages qu’il tire de ce statut : faut-il le considérer comme une victime consentante, qui se met passivement entre les mains des médecins pour se parer des coups de la maladie ? ou comme un despote madré faisant l’objet pour faire le maître et tout soumettre à sa toquade de valétudinaire ? Le jeu de scène et la teneur de ses propos introductifs autorisent l’une et l’autre lecture, maintiennent la balance égale entre l’image d’un bonhomme un peu toqué, pitoyable, naïf et floué dans sa puérilité gâteuse, objet de la cupidité et de la stupidité médicales, et l’image d’une conscience matoise, impérieuse, impulsive et pourtant calculatrice, qui se veut objet unique et exclusif d’attentions, de considération, de dévotion : les deux images s’associent dans une incertitude retorse qui fait de ce nouvel Orgon, tout confit en dévotion envers son mal supposé sinon envers son apothicaire trop gourmand, la première dupe mais en même temps l’heureux obligé du Tartuffe vigilant qu’il sait être aussi. Tout doit autour de lui se soumettre à ce délire d’un mal prétendu dont médecins et médecines sont chargés d’incarner le fantasme dans le corps réel du patient, sous la forme du régime de vie que décrit son monologue d’exposition. À l’autre bout de la pièce, au dénouement, cette fureur de maladie s’épanouira en un cérémonial plus carica­tural encore, quand on le fera médecin au cours d’une cérémonie d’intronisation burlesque et parodique. ­Ainsi s’achèvera en boucle la course de l’intrigue, pour marier le malade à la médecine sous le signe de l’imaginaire également partagé par ces deux chimères : celle d’un patient et celle d’un savoir tous deux « pour de rire », comme disent les enfants. Car ce que proclame aussi la maladie imaginaire, c’est que la médecine l’est tout autant.

Bonheur ou terreur d’être malade ?

La folie d’Argan s’est prise à un piège redoutable, celui d’une sensation, moins encore, d’une impression, ou plus simplement et plus précisément d’une obsession, en l’occurrence morbide. Et il n’est, on le sait bien, rien de tel que les impressions, insaisissables et évanescentes, et les obsessions, lancinantes et aveuglantes, pour favoriser l’erreur d’appréciation, l’illusion, l’égarement et l’obstination qui s’ensuit. Et cela à la faveur d’un cercle vicieux dans lequel le patient réclame du médecin de quoi certifier son hallucination : car ce que nous montre d’emblée le monologue au lever de rideau, c’est qu’Argan déduit de la récapitulation de ses remèdes le mal qu’il croit, qu’il veut ou qu’il redoute d’éprouver. « Si bien donc que de ce mois j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et l’autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. » Entre la réalité du corps muet et l’illusion purement fantasmée du mal qu’il logerait, l’attestation est apportée par la présence de la médecine et des médecins qui confortent, mieux, qui incarnent à leur manière cette certitude illusoire. Ils servent à cela (et ne servent qu’à cela, à en croire le scepticisme de Molière envers la médecine).
Le monologue du bonhomme peut ainsi s’entendre aussi bien comme l’expression angoissée d’une lutte contre la maladie que comme la manifestation euphorique d’une manie gourmande de collectionneur de médecines. Chez les autres victimes de leur imagination que mettent en scène les comédies de Molière, pas d’ambiguïté : leur folie se greffe sur un objet extérieur et identifié par eux de manière erronée. L’imposteur qui vient les conforter dans leur erreur agit alors en simple adjuvant de leur délire. Mais la marotte d’Argan, elle, est plus complexe et se présente de manière beaucoup plus originale, en ce qu’elle combine à égalité de dignité deux composantes principielles : d’une part, une « maladie imaginaire », concept que formule de manière explicite le titre de l’œuvre et qu’à l’intérieur de l’intrigue Toinette dénonce sur le mode de l’ironie (« Oui, vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez ») et Béralde, lui, dans un registre sérieux : « Est-il possible […] que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ? […] Je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et […] je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. » Et puis, d’autre part, voici qu’Argan paraît atteint d’une « maladie des médecins », dénoncée en termes explicites par le même Béralde : « Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être, toute votre vie, enseveli dans leurs remèdes ? » Alors, maladie imaginaire ou maladie des médecins ? Les deux, sans doute, combinées en une passion circulaire, une terreur de tomber malade suscitant un désir éperdu de la médecine, une médecine ignorante dont le diagnostic fatalement pessimiste augmente la peur de mourir et la délectation rassurante d’être médeciné, jusqu’à installer le patient dans un bonheur morbide, un besoin et même un plaisir d’être ­malade pour le plaisir réconfortant d’être soigné.
Or voici que pour son malheur, son corps s’amuse à démentir l’esprit d’Argan et son désir, comme si le personnage travaillait lui-même à se démasquer malgré lui. Troublante conséquence de l’ambiguïté inhérente à la maladie imaginaire, le faux malade se prend les doigts dans le décalage comique entre la certitude qu’il souffre et l’incertitude sur ce dont il souffre :
« BÉRALDE
Mais quel mal avez-vous ?
ARGAN
Vous me feriez enrager. Je voudrais que vous l’eussiez mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. »
Ce n’est plus seulement la fixation sur un idéal chimérique ou la confiance aveugle en un imposteur illusionniste qui s’exprime ici ; mais toute l’ambiguïté d’une relation de soi à la « matière » de soi, à la sensation de soi : Argan se sent mal, alors qu’au fond, il ne se sent aucun mal. Entre l’être (Argan est un corps, comme chacun de nous) et l’avoir (Argan a un corps, comme chacun de nous le dit et le pense) se glisse une rupture. Et c’est au fond pour suturer cette fracture qu’il court après les médecins : parce qu’il attend d’eux qu’ils lui disent « comment il se porte » (si possible mal), c’est-à-dire qu’ils donnent forme, qualité, bref, existence à son mal et par là à son être, puisqu’il ne vit que pour et par la maladie, devenue son statut, son état, son être tout entier… Ce qui inverse et pervertit pour le coup la vocation de la médecine – à moins qu’on ne considère, comme Molière, que là réside sa véritable fonction : aggraver par des remèdes nuisibles l’état des malades qui feraient mieux de se fier à la seule Nature pour guérir. Éternel débat entre la science médicale et la médecine « naturelle » qui postule que « la nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée », comme le prêche Béralde à Argan, parce que « les ressorts de notre machine sont des mystères jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose ». Dans la première partie de la phrase, « jusques ici » autorise à la médecine un avenir et un progrès hypothétiques ; la seconde partie semble plutôt les démentir.

Généalogie médicale de l’autosuggestion

Et pourtant, la conception par Molière du cas d’Argan ne constitue-t-elle pas, en elle-même, un indice du progrès possible de la connaissance, qui mènera un jour la médecine à concevoir l’autosuggestion morbide fantasmée comme un domaine de sa compétence psychopathologique ? Car c’est bel et bien sur les traces de cette nosologie que se situe l’invention proprement prophétique du cas esquissé par la maladie imaginaire d’Argan, une maladie qui en est une sans l’être. D’ailleurs, au regard de l’historien, cette invention n’a rien d’inexplicable : si étrange que cela puisse paraître, l’idée était dans l’air autour de Molière – sinon l’idée, du moins l’interrogation sur l’origine de ces illusions morbides qui allaient tirer de la réponse que leur avait donné la médecine antique son nom encore actuel d’« hypocondrie », venu de tout à fait ailleurs : de l’abdomen, au lieu du cerveau ! Car c’est là, dans les profondeurs mystérieuses du ventre, du côté de la rate et du foie, qu’on avait prêté à la stagnation d’humeurs recuites ou putrides tournées en « atrabile » (ou bile noire dégénérée – la « mélancolie » des Grecs) le pouvoir délétère de monter au cerveau pour l’em­­plir d’idées noires ou folles. Cette « mélancolie hypo­condriaque » demeurait l’issue majeure sinon exclusive offerte par la médecine d’alors à des esprits pionniers qui ne se satisfaisaient plus d’imputer à Satan les délires des sorcières ou des possédées, ou encore aux fondateurs de la médecine légale confrontés à d’inexplicables cas de simulations involontaires de maladies, pendant que certains moralistes, de leur côté, tentaient de supposer au cauchemar la capacité hallucinatoire de prolonger jusque dans la veille ses certitudes fallacieuses, ou bien forgeaient l’hypothèse de « pensées imperceptibles » traversant si fugacement le cerveau qu’elles leurraient sur ses propres intentions le sujet dupé par lui-même. Mais tous ces aventuriers, tâtonnant dans leur quête d’un psychosomatisme encore impensable, étaient renvoyés par la médecine officielle à la même alternative étiologique : soit une origine physiologique du délire, « psychophysiologique », dirions-nous aujourd’hui – et c’est l’hypothèse mélancolique qui était alors remise en selle. Soit une explication morale, éthique – et c’était alors la simulation volontaire, la mauvaise foi délibérée qui était retenue contre le patient, le calcul d’intérêt et l’intention retorse de nuire. L’entre-deux demeurait difficile à concevoir, faute d’outil intellectuel pour concevoir la névrose obsessionnelle et l’autosuggestion fantasmée.
Et pourtant, c’est aussi l’époque où, la circulation du sang s’affirmant de plus en plus comme une évidence scientifique, la théorie humorale d’origine galénique est remise en cause, et avec elle l’existence même de l’humeur noire, commode mais chimérique support de tous les désordres mentaux « sans fièvre », autant dire morbides sans l’être. Molière, qui pour le coup est convaincu par la théorie des « circulateurs » contre les conservateurs rivés à la physiologie de Galien, connaît parfaitement la mélancolie hypocondriaque. Dans sa comédie Monsieur de Pourceaugnac, trois ans plus tôt, il en a déroulé un parfait exposé diagnostique, pronostique et thérapeutique dans la bouche de deux médecins abusés par une mystification : on les a persuadés que le héros de la comédie est atteint de ce mal noir et qu’il a sombré de ce fait dans une folie tissée de tristesse angoissée près de tourner en manie et en « fine frénésie ». Et l’on identifie sans peine, en transparence des propos de MM. Purgon et Diafoirus sur le cas d’Argan, les compo­santes dispersées de ce diagnostic, de ce pronostic et de ce traitement : le bonhomme est soigné pour une maladie atrabilaire d’origine digestive, imputable au dysfonctionnement de son foie ou de sa rate engorgés par l’humeur sombre prête à monter à l’assaut de son cerveau enfanter des idées noires – comme celle d’être malade et mourant alors qu’il se porte parfaitement. Reste que si Molière a fabriqué faute de mieux son personnage avec ces débris de savoir antique, c’est bien sûr sans en accréditer le roman : le comique y perdrait trop, M. Purgon n’est qu’un sot, Argan n’est pas malade, pas du corps en tout cas, et s’il l’est de l’esprit, ce n’est certes pas à l’atrabile que Molière se fiera pour expliquer sa lubie. D’ailleurs, Argan n’en est pas encore au stade du fantasme névrotique, puisqu’il ne ressent pas physiquement ce que son cerveau obsédé le persuade qu’il éprouve : toqué, assurément, mais pas encore halluciné.

Le renouveau de la pathologie mélancolique

Voici pourtant qu’une étrange coïncidence épistémologique vient attirer l’attention de l’historien : c’est qu’à la même époque, dans un contexte certes tout autre, le savoir médical avance à tâtons en direction d’une ­réponse nouvelle à l’aporie que l’on vient de rappeler, et promet une issue nouvelle à l’alternative fermée entre 1° le pacte avec Satan, 2° la mélancolie atrabilaire ou 3° la simulation volontaire, triade jusqu’alors exclusive pour expliquer le cas d’autopersuasions aberrantes comme celle d’Argan sur sa propre santé. Dix ans à peine après la création du Malade imaginaire, on voit un médecin britannique, Thomas Sydenham, proposer dans sa Lettre à Guillaume Cole une réinterprétation conjointe de l’hystérie féminine et de l’hypocondrie masculines sous l’égide d’une « mélancolie » redéfinie, qui dément son étymologie et n’a plus rien à voir avec la légendaire atrabile : Sydenham les décrit toutes deux comme des pathologies fourbes et fictives, des « maladies-Protée, pathologies-Caméléon », dit-il, qui impriment au cerveau, dont les fibres sont labourées et affaiblies par une idée fixe obsessionnelle, la capacité de projeter sur le corps et d’y mimer involontairement des souffrances organiques et des désordres physiologiques effectivement ressen­ties par le patient, alors qu’elles n’existent pas et se résor­bent dès la crise passée. La moitié des maladies observées par les médecins relèveraient en réalité de ce théâtre d’ombres qui transformerait le corps en scène comique et tragique pour les intrigues tramées par ­l’esprit, première victime de sa propre imposture.
Quittons l’Écosse pour la France. Cinquante ans après la première du Malade imaginaire, une thèse est soutenue par Georges Imbert, sous la direction de François Chicoyneau, devant la faculté de médecine de Montpellier, qui a pour sujet : Si les malades imaginaires peuvent être guéris par la seule diversion des idées, sans usage d’aucun remède. Cette thèse tout à fait régulière par sa forme et son contexte universitaires sanctionne par son sujet l’entrée en médecine du concept de « maladie imaginaire » forgé par Molière. Elle pratique avec un peu de retard l’association entre une doctrine médicale similaire à celle forgée par Sydenham et le montage comique constitué par le cas d’Argan, en légitimant par là le parallèle entre les deux. La mélancolie hypo­condriaque, dont elle sollicite le modèle, n’y a plus rien à voir avec la bile noire ni les hypo­condres : elle se définit comme l’effet d’une simple faiblesse des fibres cérébrales, comme une maladie relevant de la médecine et néanmoins dépourvue d’agent pathologique, puisque projetant sur une faiblesse faussement supposée du corps un égarement imputable à celle, bien réelle, de l’esprit. Encore cinquante ans plus tard, c’est François Boissier de Sauvages de Lacroix qui, dans sa célèbre Nosologie, proposera parmi les catégories de la mélancolie, désormais réduite à des manifestations psychologiques accompagnées de désordres physiologiques d’origine mentale, une variété qu’il baptise « Melancholia argantis. Maladie imaginaire », en renvoyant à la thèse montpelliéraine en même temps qu’au personnage de Molière. Un demi-siècle plus tard, la révolution opérée par Pinel et Esquirol substituera le travail des émotions à la faiblesse de la matière cérébrale labourée par des idées fixes à quoi Sydenham imputait les folles imaginations de patients qui se sentent malades et affectent les symptômes de la maladie par une supercherie involontaire.
Molière, lui, s’était contenté de mettre en scène un patient qui se croit malade sans parvenir à sentir les symptômes du mal qu’il s’imagine. C’est que Molière raisonne en poète. Il n’empêche qu’il se sert comme Sydenham et Boissier de Sauvages du modèle très ancien de la mélancolie hypocondriaque, tout en évidant cette coquille pour y déposer une intuition nouvelle. La comédie du Malade imaginaire, à l’inverse de Monsieur de Pourceaugnac, ne mentionne même pas, en tout cas pas explicitement, le nom de cette antique pathologie, tout en construisant malgré tout l’égarement de son personnage à partir de ce modèle. Mais s’il use ainsi du seul outillage intellectuel que la médecine de son temps lui proposait, Molière en éradique le principe « humoral », comme Sydenham ou Boissier de Sauvages le feront après lui. Mais pour autant, il ne saurait imputer le délire d’Argan à la faiblesse des fibres cérébrales incriminée par la nouvelle médecine : le laboratoire de l’anatomiste n’est pas la scène comique. Dès lors, à quel agent pathogène rapporter l’égarement de l’esprit d’Argan sur la santé de son corps ? L’identité de cet agent nous est offerte indirectement par Béralde, quand il affirme que « presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies ». Traduisons : l’agent pathogène qui rend malade Argan, d’une maladie aussi vaine que le réclame le théâtre comique, une maladie dont on ne souffre ni ne meurt, sinon en imagination, c’est tout simplement son médecin, c’est la médecine.

Haro sur la médecine ou l’effet nocebo

Il n’y a pas donc pas alternative chez Argan entre maladie imaginaire et maladie de la médecine : sa maladie imaginaire est la maladie de la médecine, l’une se fond en l’autre dans un cercle superbement vicieux. C’est le médecin, avec sa trogne sinistre, son habit noir, son verbe obscur, qui constitue le diable de ce nouveau possédé, l’atrabile de ce nouvel hypocondriaque, l’idée fixe labourant ce cerveau affaibli et le persuadant qu’il se porte mal. L’imposture du malade est l’expression incarnée de l’imposture de la médecine qui, par un effet de retournement hyperbolique, se révèle la cause de presque tous les décès, puisque, Béralde firmat, on meurt de ses remèdes plutôt que de ses maladies. Bouc émissaire symbolique, le médecin porte sur son dos tous les péchés du monde et débarrasse joyeusement du péril de la maladie et de la mort l’humanité éclairée par la comédie – et peut-être aussi le poète maladif qui a écrit et joué la pièce. Le cercle vicieux sur lequel est bâtie l’intrigue, celui d’une illusion de maladie causée par le remède illusoire qui prétendait la guérir, trouve alors son exact aboutissement dans le dénouement qui propulse le malade dans le corps et sous le masque d’un médecin, conjurant ainsi la peur du mal et de la mort par une solution symbolique, dont rendrait assez bien compte l’emblème du serpent qui se mord la queue et tournera pour toujours en rond à la traque perpétuelle de son appendice caudal. Il y a quelque chose d’une conjuration imaginaire de la maladie dans cette issue comique offerte à une interrogation angoissée sur la réalité des maux qui nous menacent tous et sur l’issue rien moins que comique promise de toute façon à cette maladie qu’est la vie humaine.
Autre façon de dire les choses : par le détour du théâtre, Molière anticipe à sa manière, celle d’un poète comique, une réalité aujourd’hui prégnante, celle de l’effet nocebo de certaines médications – de certain vaccin, par exemple, dès lors que son usage, en visant à nous protéger d’un « mal qui répand la terreur », porte en lui quelque chose de cette terreur même et conduit l’esprit à simuler sur le théâtre du corps vacciné les effets que le mal provoquerait si le vaccin n’était là pour le conjurer. C’est le même effet de cercle vicieux entre maladie (ou ressenti) imaginaire et maladie réelle, maladie éventuellement mortelle, qui se devine, transposé en termes de comédie, dans le cas d’Argan. Les barnums de la vaccination en série, sur les trottoirs et les places de nos villes et villages, prennent ainsi l’allure inattendue de petites scènes de théâtre social en hommage au 400e anniversaire de la naissance de ­Molière, tout en préludant au 350e anniversaire de sa mort qui sera commémoré l’an prochain. Même si ce n’est pas Molière, mais un de ses successeurs, qui a écrit qu’il faut « se presser de rire de tout, de crainte d’être obligé d’en pleurer », ce pourrait être la morale profonde et ­douloureusement joyeuse du Malade imaginaire

Pour en savoir plus

Dandrey P. Le « cas » Argan. Molière et la maladie imaginaire. Paris : Klincksieck, « Jalons critiques », 2006.

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