Dans son bel essai « La Grande Extension - Histoire de la santé humaine  », Jean-David Zeitoun décrit l’extraordinaire changement qui a affecté l’espèce humaine depuis le XVIIIe siècle : l’allongement continu de son espérance de vie. En huit à neuf générations, grâce aux progrès de la médecine et de l’hygiène, elle a progressivement échappé à la fatalité d’une durée de vie réduite. Vivre longtemps, circonstance jadis exceptionnelle est, sinon devenu la règle, tout du moins un objectif réaliste pour la plupart d’entre nous. Si la marche de ce progrès a été – et est – chaotique, de nombreuses inégalités persistant selon le statut social ou entre le nord et le sud de la planète, nous sommes néanmoins intimement persuadés que nous continuerons à accroître aussi bien le nombre de personnes qui attein­dront un âge très avancé que l’état de santé auquel elles y parviendront. Les progrès médicaux entretiennent cette illusion, d’autant qu’ils sont souvent spectaculaires, ce qu’illustrent par exemple, parmi les plus récents, la vaccination contre la Covid-19, les succès de l’immunothérapie dans des cancers catastrophiques ou encore la guérison de l’hépatite C chronique en quelques semaines grâce à un traitement bien toléré. Hélas, si pour la première fois, nous guérissons une maladie virale chronique, nous avons vu surgir, depuis l’apparition du sida il y a 40 ans, bien de nouvelles menaces infectieuses. La pandémie de Covid-19 nous a fait prendre conscience du risque épidémique majeur que nous font courir nos atteintes à la biodiversité, tandis que nous pouvons craindre le pire si l’augmentation de la température n’est pas maîtrisée à la fin même de ce siècle. Au risque environ­nemental sur la santé humaine s’ajoute celui lié à nos comportements : nos addictions au sucre, au sel, aux graisses, au tabac, à l’alcool et à toutes sortes de toxiques provoquent un cortège de maladies chroniques qui tendent à se surajouter les unes aux autres et à potentialiser leurs effets néfastes chez un même individu. Ces risques ne vont-ils pas finir par effacer le bénéfice des avancées obtenues et entraîner un recul de la santé humaine, et n’est-ce pas déjà le cas dans certaines régions du monde, comme en témoigne l’extrait ci-dessous* que Jean-David Zeitoun consacre aux situations américaine et britannique.

Jean Deleuze


Cette résistance à mourir a pourtant rencontré ses limites. La santé populationnelle s’est détériorée dans certains pays, et cela a fini par retentir sur l’indicateur final qui rassure à tort beaucoup d’observateurs : l’espérance de vie. Au moins deux pays dont les systèmes de santé sont connus pour être dysfonctionnels ou sous-financés – les États-Unis et le Royaume-Uni – ont vu la mortalité générale et la durée de vie moyenne se dégrader. Les États-Unis innovent, ils ont été le premier pays industrialisé à observer une baisse de longévité.

Les Blancs non hispaniques d’âge moyen

Anne Case et Angus Deaton font partie des chercheurs ayant le mieux documenté et analysé la décadence de la santé américaine. Tous deux économistes affiliés à Princeton – et en couple dans leur vie non universitaire –, ils ont étudié en profondeur les données vitales et sanitaires. En 2015, ils ont publié un premier article1 montrant une augmentation de mortalité toutes causes confondues d’un groupe précis d’Américains : les Blancs non hispaniques d’âge moyen.2 La période d’étude s’étend de 1999 à 2013. Ce phénomène est exclusif – aucun autre pays n’ayant observé de tendance similaire – et limité à ce segment de la population américaine. Les personnes noires ou hispaniques d’âge moyen et les personnes de plus de 65 ans, quelles que soient leur ethnie ou leur couleur de peau, ont continué à voir leur mortalité baisser au cours de la même période.
Case et Deaton ont cherché les raisons immédiates de cette dégradation sélective, c’est-à-dire les causes de mort. Elles sont largement d’origine humaine. Trois causes reviennent dans tous les calculs : l’alcool, les opioïdes et les suicides. Ces causes expliquent mas­sivement la hausse de mortalité aux âges moyens chez les Blancs non hispaniques.
Depuis des années et même des dizaines d’années, un club d’Américains travaille à sa propre destruction. Compte tenu du profil de ces causes, de leur origine humaine et particulière, Case et Deaton ont parlé de « morts de désespoir » et l’expression est restée. Ces morts de désespoir viennent de loin. Elles ont commencé à augmenter dès les années 1990. Elles ont mis du temps à être identifiées car elles ne pesaient initialement pas grand-chose au sein de l’ensemble de la population. Leur augmentation était initialement plus que compensée par les baisses concomitantes de mortalité d’autres causes, notamment cardiovasculaire. On en revient au problème posé par les statistiques agrégées. Si vous ne désagrégez pas les données, vous ne pouvez pas voir la mauvaise santé.
Dans ce même premier article, Case et Deaton ont révélé que c’est non seulement la durée de vie qui se dégrade, mais aussi son contenu. Ils décrivent une augmentation de la mortalité mais aussi de la morbidité, c’est-à-dire de la fréquence des maladies dans ce même segment de population. Ils mettent en évidence une détérioration de la santé physique et mentale rapportée directement par les Américains interrogés. Enfin et de façon très importante, ils observent une hausse des douleurs chroniques quelle qu’en soit la cause. Le problème de la douleur est un sujet majeur qui sera de nouveau abordé un peu plus loin.
L’article a connu un écho très important au sein de la communauté scientifique comme auprès des médias grand public. Entre-temps, Angus Deaton a reçu le prix Nobel d’économie en 2015 pour l’ensemble de ses travaux, qui dépassent le seul domaine de la santé. Entre-temps surtout, la hausse de mortalité a porté atteinte à la longévité nationale. L’espérance de vie moyenne de tous les Américains a décliné entre 2014 et 2015, ce que l’on n’a appris que l’année suivante. Cette baisse s’est poursuivie trois années de suite, une inversion qui n’avait pas été vue depuis 1918.
Le déclassement du rêve américain est sévère. Dans les années 1960, les Américains avaient l’espérance de vie la plus élevée au monde. Ils vivaient 2,4 années de plus que la moyenne des pays de l’OCDE. Cette avance a commencé à se perdre dans les années 1980. Les États-Unis sont passés sous la moyenne de l’OCDE en 1998.3 La suite est maintenant connue. En 2019, l’espérance de vie aux États-Unis était la plus basse des pays à hauts revenus. Au sein des trente-six pays de l’OCDE, la durée de vie moyenne dépasse l’espérance de vie américaine de 1,7 année.
C’est après trois années consécutives de recul de la longévité américaine que Case et Deaton ont publié leur article suivant4 dans la continuité du premier. Ils montrent que les hausses de mortalité sont tellement importantes qu’elles sont responsables d’une augmentation de la mortalité chez tous les Blancs. En revanche, la mortalité des Américains noirs et hispaniques continue de baisser quel que soit le niveau d’études. Ces données nous montrent à quel point la santé américaine s’est fragmentée. Les Américains peuvent de moins en moins s’attendre à avoir une trajectoire de santé similaire entre eux.
L’autre apport majeur de ce deuxième article concerne les facteurs sous-jacents. Quelles raisons poussent certains Américains à se faire du mal de façon lente ou brutale ? Selon Case et Deaton et en simplifiant, l’interprétation serait plus sociale qu’économique. Une trouvaille majeure de leurs analyses est notamment que le revenu ne suffit pas à expliquer la détérioration sélective du segment des Blancs d’âge moyen. Case et Deaton pensent que les conditions de vie générales des Américains blancs, y compris les conditions économiques, se sont altérées depuis les années 1970. Ce déclin aurait créé un désavantage social cumulatif se transmettant d’une génération à l’autre. Et c’est ce désavantage social, ou du moins ce qui en est perçu, qui expliquerait la tendance de ces Américains à souffrir et à se faire du mal en réponse. Case et Deaton en concluent qu’une hausse instantanée des revenus n’aurait sans doute pas d’effet immédiat puisque les revenus ne sont pas le seul problème.
Ils s’interrogent aussi sur les différences persistantes entre groupes ethniques. Pourquoi les Américains noirs semblent moins vulnérables au désespoir ? Plusieurs observateurs ont encore évoqué une question de perspective. Les Noirs aux États-Unis ont été habitués à l’adversité. Les conditions récentes ne sont pas pires pour eux que dans le passé. Ils ne verraient pas leur situation en rétrogression. Relativement aux Blancs, ils se porteraient mieux. D’ailleurs, ils se suicident moins. L’historienne Carol Anderson a formulé cette différence de perception en parlant du point de vue des Américains blancs : « Si vous avez toujours été privilégié, l’équité commence à ressembler à une oppression.5 »
Dans un long commentaire accompagnant la publication de l’article, David Cutler, professeur d’économie à Harvard et brillant expert de la santé, évoque le travail séminal d’Émile Durkheim sur le suicide pour rappeler que les humains « désespèrent quand leurs circonstances matérielles ou sociales sont inférieures à leurs attentes. Ce désespoir les amène à agir d’une façon qui nuit significativement à leur santé ». Pour Cutler, il est très difficile de saisir tous les aspects qui conduisent les personnes à vivre une vie à laquelle ils n’accordent pas assez de valeur. Les travaux de Case et Deaton suggèrent néanmoins que le désespoir commence souvent tôt dans la vie, au moment de l’entrée sur le marché du travail, parfois avant. Il est probable qu’ensuite le désespoir s’accumule et que les attentes soient déçues. Une théorie qui ne se concentrerait que sur les revenus des individus à un instant donné pour expliquer leur manque d’espoir aurait toutes les chances d’être fausse. Elle manquerait les notions de dynamique négative et d’attente désolée.
Cutler avance une autre hypothèse pour expliquer encore l’effet d’âge moyen : beaucoup d’Américains sont soumis à des réductions de salaire, à une perte de leurs pensions ou de leur assurance santé. Inversement, les programmes de retraite comme Medicare aident les Américains de 65 ans et plus à maintenir un standard de vie. La sécurité financière incite peut-être ces individus à mener une vie plus saine. Cutler reconnaît toutefois que cette explication est très difficile à tester scientifiquement. Il faudrait pouvoir investiguer la satisfaction de vie et examiner ses variations selon l’âge.
Cutler énonce enfin une dernière remarque relative à un sujet de plus en plus central : aux États-Unis, beaucoup de morts prématurées commencent par une douleur. Il peut s’agir d’une douleur au dos ou aux arti­culations, favorisée par l’obésité. D’une douleur morale liée à une dépression ou d’une douleur mentale due à l’angoisse. La douleur au sens large semble particulièrement fréquente chez les Américains. Avant la commercialisation large des opioïdes, ces douleurs échappaient souvent à un traitement médical. Cutler suspecte beaucoup d’Américains d’avoir lourdement bu ou fumé pour soulager leurs douleurs.
Dans un travail postérieur, Case et Deaton confirment « le mystère de la douleur américaine6 ». Les Américains âgés rapportent moins de douleurs au cours de leur vie que ceux d’âge moyen. Cet écart est encore plus vrai chez les non-diplômés. Ces travaux et ceux de Samuel Preston abordés plus loin corroborent un fait central dans l’équation de la mauvaise santé aux États-Unis, à savoir que trop d’Américains ont mal.

Les overdoses aux opioïdes et les suicides

Le cas des overdoses aux opioïdes semble à part. Il est inédit historiquement et géographiquement. Aucun pays à aucun moment n’est parvenu à provoquer une telle épidémie de morts médicamenteuses volontaires et involontaires, durable au point de la rendre endémique. Les morts par overdose opioïde ont quadruplé entre 2000 et 2014.7 Le traitement médiatique puis juridique de cette nouvelle maladie américaine a été proportionnel à son importance.8 Les Américains ne se sont toujours pas extraits de ce problème, même s’ils ont réagi.9
Les overdoses aux opioïdes et les suicides sont des entités qui se recouvrent partiellement et qui délimitent trois cas selon qu’elles marchent ensemble ou séparément. Premièrement, les overdoses involontaires aux opioïdes. Ce ne sont pas des suicides. La personne est devenue dépendante aux opioïdes et a accru sa consommation jusqu’à atteindre acciden­tellement un seuil d’overdose. Deuxièmement, les suicides aux opioïdes. Ils concernent souvent une personne qui était également entrée en dépendance et qui tente de se supprimer en prenant plus d’opioïdes que d’habitude. Troisièmement, les suicides par un moyen autre que les opioïdes. Ces trois cas ont souvent été étudiés ensemble car leur proximité rend la démarcation parfois confuse. En les agrégeant, le nombre cumulé de morts par suicide et par overdose non intentionnelle est passé de 41 364 en 2000 à 110 749 en 2017.10 Ce fardeau excède la mortalité liée au diabète depuis 2010. Overdoses et suicides ont souvent à voir avec la douleur. La douleur est le premier motif de prescription d’opioïdes bien qu’ils ne la traitent pas toujours efficacement. Elle fragilise aussi les humains. Elle affecte notre système neuronal, ce qui augmente notre vulnérabilité à la tentation du suicide. À l’échelle indi­viduelle, le sur-risque est faible. Mais si vous avez des centaines de milliers de consommateurs d’opioïdes, l’impact devient significatif.
Le sujet combiné suicides/overdoses pose deux questions majeures non résolues. La première est celle du mécanisme primitif ou dominant : s’agit-il d’un problème d’offre ou de demande ? Est-ce que ces morts adviennent surtout parce que les opioïdes sont trop facilement accessibles ? Ou est-ce parce que les Américains ont trop mal ou trop de problèmes qu’ils sont amenés à les prendre ? Les avis divergent. La première hypothèse est celle de l’offre causale. Cela rappelle ce que Keynes a appelé la « loi de Say » ou « loi des débouchés11 ». L’offre crée sa propre demande : les opioïdes sont abordables, les Américains en prennent, qu’ils en aient besoin ou non. Cette hypothèse est rendue plausible par des précédents d’épidémies de drogues liées à la mise sur le marché de nouveaux produits. L’offre de crack ou d’héroïne par exemple, a déjà été associée à des pics de consommation et d’overdoses. L’Amérique du XXIsiècle ressemble à ces cas. Les opioïdes sont devenus plus facilement disponibles avant que leur consommation pathologique n’augmente. La coïncidence traduit probablement une part de causalité. Mais comme le disent les experts en santé mentale de l’université du Michigan, « il est impossible d’estimer la part de l’augmentation de l’offre qui était une réponse à une demande ».12
La deuxième hypothèse, probablement plus partenaire que concurrente, est celle de la demande. Elle viendrait des désespérés. Le désespoir augmente l’envie de suicide ou l’envie d’opioïdes. Les drogues seraient un expédient pour mieux faire face à l’absence de perspective. Elles jouent un double rôle : elles fragilisent en aggravant les signes de dépression, et elles donnent un moyen de se suicider. Elles accentuent la tentation et la concrétisent. L’hypothèse de la demande est elle aussi très difficile à vérifier et à quantifier. Comme le disent les experts du Michigan, le problème de l’offre appelle une réponse législative et réglementaire, tandis que le traitement de la demande est social et économique. Si les deux mécanismes coexistent, alors les deux types de traitement public sont nécessaires. Réduire l’offre rendra plus difficile l’accès aux substances mais ne réglera pas le problème de la douleur américaine.
La deuxième question importante est celle du pourcentage de morts intentionnelles par rapport aux morts accidentelles. La réponse n’est pas évidente car la démarcation entre suicide et accident n’est pas toujours claire. Moins d’un tiers des décédés avaient laissé une lettre qui attestait leur intention de se supprimer. Mais les suicidants ne rédigent pas toujours un mot avant de terminer leur vie, cela ne peut donc pas être un critère totalement discriminant. Par ailleurs, les overdosés réanimés ne donnent pas souvent de réponse claire quand on leur pose la question de leur intention. Il semble que certains ne savaient pas vraiment s’ils voulaient ou non que cette prise de drogue soit celle qui les tue. Le jugement altéré par l’effet opioïde rend délicate l’interprétation a posteriori de l’ambition de l’acte.
Samuel Preston a suggéré que la mortalité américaine due à la prise de drogues était bien supérieure que ce que disaient les données officielles.13 Preston nous rappelle que les drogues augmentent aussi le risque de mourir d’une autre maladie. Selon ses estimations, qui incluent les morts indirectes, la drogue a tué 141 695 Américains en 2016. C’est plus de deux fois le nombre de décès formellement codés comme causés directement par une overdose. Preston a estimé que si l’on avait éliminé la drogue des États-Unis, la morta­lité des 15-65 ans aurait continué à baisser après 2010.

Déclin économique et rétrogression sanitaire sont partiellement liés

D’autres chercheurs ont étudié la santé américaine avec une approche à la fois large et longue. À partir de données plus étendues car remontant plus loin dans le temps, Steven Woolf et Heidi Schoomaker sont arrivés à des conclusions proches. Mais leurs interprétations sont légèrement différentes et sans doute complémentaires de celles de Case et Deaton. Pour la population des 25-64 ans, ils ont trouvé que la mortalité due à certaines causes (drogues et maladies hypertensives) avait commencé à augmenter dans les années 1990. À partir de 2010, c’est la mortalité générale de cette population qui augmente, c’est-à-dire toutes causes confondues.14 Concernant l’espérance de vie, les auteurs ont estimé qu’elle a commencé à moins augmenter dès les années 1980,15 qu’elle est entrée en plateau en 2010-2011, pour baisser après 2014. Ces travaux confirment que la dégradation de la santé américaine vient de loin. En résumé, les problèmes ont commencé à se mettre en place dans les années 1980.16 À partir des années 1990, certaines causes de mort augmentaient déjà mais sans être suffisamment détectées ni traitées. Ce n’est qu’au XXIe siècle, et surtout après 2010, que la mortalité d’une large tranche d’âge augmente. Pour l’espérance de vie générale, c’est à partir de 2015 que l’on observe un déclin.
Il faut du temps pour améliorer la santé d’un pays mais aussi du temps pour la détériorer et encore plus de temps pour que cela se voie. Quand l’espérance de vie baisse, il est déjà tard. On sait que le mal est fait et qu’il n’est pas réversible à court terme.
Woolf et Schoomaker ont aussi étudié les disparités géographiques, soulignant la formidable capacité des Américains à produire des extrêmes. Suivant la relation quasi constante entre richesse et santé, les inégalités de durée de vie aux États-Unis font écho aux inégalités économiques. L’espérance de vie a en effet continué à augmenter dans certains États riches, notamment ceux de la côte pacifique, alors qu’elle a baissé dans d’autres. Selon Woolf et Shoomaker, les zones rurales observent les plus fortes hausses de mortalité des 25-64 ans quelle qu’en soit la cause, par opposition aux zones urbaines. Cet effet géographique est bien connu et n’est pas spécifique des États-Unis. Durkheim avait mesuré qu’on se suicidait plus en ville qu’à la campagne au XIXe siècle. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Plus largement, les autres auto-pathologies sont plus fréquentes en milieu rural qu’en ville dans les pays industriels, et les États-Unis l’ont validé.
Pour Woolf et Shoomaker, les décès aux opioïdes ne rendraient compte que de 15 % de l’écart d’espérance de vie entre les États-Unis et les autres pays comparables. Le tabagisme et l’obésité sont deux autres énormes problèmes de santé publique américains, mais qui là encore n’expliquent probablement pas tout. On ne sait pas précisément si le tabagisme – qui a beaucoup baissé – continue d’influencer fortement l’espérance de vie ou l’augmentation de la mortalité des jeunes. Quant à l’obésité qui aux États-Unis est endémique (ancienne, constante et sans signe de déclin), elle contribue avec certitude à la dégradation de la santé, probablement via l’hypertension et les maladies rénales qu’elle provoque.
Woolf et Shoomaker ont aussi insisté sur les causes des causes, c’est-à-dire les conditions qui pénalisent la santé de certains Américains. Trois types d’indices suggèrent une causalité partielle entre les circonstances économiques et la détérioration de la santé américaine. Premièrement, la chronologie. Le déclin de la santé, même concentré dans certains groupes, a commencé dans les années 1990. Au cours de cette période, l’économie américaine s’est beaucoup transformée. Des emplois ont été détruits dans plusieurs secteurs industriels et des ouvriers ont perdu leur travail. La classe moyenne a été particulièrement percutée. Certains salaires ont stagné et les inégalités de revenus ont augmenté. Deuxièmement, les personnes les plus économiquement vulnérables dans ce contexte (les femmes et les Blancs non ou peu diplômés) sont les mêmes que celles qui ont été soumises aux augmentations de mortalité importantes. Troisièmement, il existe une correspondance géographique évidente. Les hausses de mortalité se sont concentrées dans les régions qui ont connu des difficultés économiques, comme les zones rurales ou le fameux Midwest industriel. Inversement, les États où l’économie est la plus solide comme ceux de la côte pacifique, le Texas et New York n’ont pas subi d’élévation importante de leur mortalité.
Ces données suggèrent une nouvelle fois l’impact de l’économie sur la santé américaine, mais cet impact est conditionné par la psychologie humaine. Deux mécanismes cognitifs dont l’un est un biais opèrent ici. Le biais cognitif important est que ce qui compte, ce n’est pas la réalité mais sa perception. Peu importe que la situation soit mauvaise ou pas, s’il est perçu qu’il existe un désavantage économique, cela génère du désespoir et donc un sur-risque pour la santé. Deuxièmement, les humains ont intrinsèquement une vision dynamique de l’existence. Leur état momentané n’est pas leur première préoccupation, mais ils sont frustrés s’ils perçoivent que cet état est inférieur à ce qu’il aurait pu être ou s’ils ne croient pas à la perspective d’une amélioration. Plus que les salaires ou le patrimoine, c’est la conviction d’une stagnation à venir qui est susceptible d’avoir désespéré beaucoup d’Américains. Il semble avéré que parmi le groupe des Blancs non hispaniques d’âge moyen, beaucoup ont ressenti une perte de position sociale.
Samuel Preston encore a apporté sa contribution à cette discussion devenue centrale aux États-Unis. Il a d’abord lui aussi insisté sur le rôle de l’obésité. En incorporant l’index de masse corporelle17 maximal au cours de la vie dans un modèle épidémiologique, il a estimé que l’obésité avait pénalisé les progrès de mortalité en affectant le taux annuel à hauteur de 0,54 %. Plus concrètement, cela correspond à 23 % de hausse relative de la mortalité.18 L’augmentation de l’index de masse corporelle observée entre 1988 et 2011 aux États-Unis a probablement réduit l’espérance de vie à 40 ans de presque un an en 2011. Preston estime que cette augmentation de l’obésité a généré environ 186 000 morts de plus chaque année par rapport à ce que l’on aurait observé avec un taux d’obésité stable. Il conclut que les morts de désespoir n’expliquent probablement pas l’ensemble de la hausse de la mortalité dans les États-Unis du XXIe siècle. Il y a aussi la mortalité cardiovasculaire qui a cessé de baisser et la mortalité par cancer qui a ralenti sa baisse, deux causes de mort intimement liées à l’obésité.
Preston a ensuite envisagé un lien partiel entre les morts par obésité et les morts de désespoir, une sorte de synthèse entre les travaux des autres chercheurs et les siens. Ce lien partiel a attiré son attention sur la douleur. Preston a suggéré que la douleur est un mécanisme jusque-là sous-étudié du lien entre obésité et mortalité. L’obésité est mortelle de nombreuses façons, mais la douleur n’est pas un mécanisme couramment invoqué. Dans un travail suivant, Preston a estimé que l’augmentation de l’obésité entre 1992 et 2016 avait pu expliquer 10 % à 30 % des douleurs selon les cas.19 Ses méthodes permettent d’éliminer la possibilité d’une causalité inverse, où la douleur aurait provoqué l’obésité. La douleur ne tuant pas directement, il faut se demander si cette douleur induite par l’obésité pourrait être une douleur suscitant l’usage d’opioïdes. Il semble que cela puisse être le cas. Dans un troisième travail couvrant la période 2000-2015, Preston et ses collègues ont observé que l’obésité est statistiquement associée à de nouvelles prescriptions d’opioïdes. Plus l’obésité est importante, plus l’association est statistiquement forte. Les douleurs articulaires, les douleurs au dos et les douleurs neuromusculaires sont les motifs les plus fréquents de recours aux opioïdes.
En fait, Preston pense que l’obésité joue un rôle important dans le désavantage américain. Une partie de l’effet tient probablement à la douleur et aux opioïdes. Mais la plus grande partie passe par d’autres maladies, comme le diabète et les maladies cardiovasculaires. Selon Preston, on peut imaginer ou concevoir que l’obésité est une quatrième figure du désespoir qui provoque un excès de mortalité en plus des suicides, des opioïdes et de l’alcool. Mais pour être plus sûre, cette interprétation nécessite une meilleure compréhension de ce qui amène les gens à devenir obèses.20 
Le Royaume-Uni est un autre exemple majeur de la possibilité d’une rétrogression de la santé populationnelle. Son histoire brillante n’a pas empêché une détérioration au XXIe siècle. La rétrogression anglaise a un profil différent du cas américain. Elle ne touche pas les mêmes personnes et tient à des causes différentes, même si elle repose aussi sur des facteurs sociaux et économiques. Le premier signal capté fut une augmentation de la mortalité. Entre 2014 et 2015, le nombre de décès en Angleterre et au pays de Galles a augmenté de plus de 5 %. Ce furent environ 28 000 morts de plus, pour totaliser 530 000 morts en 2015. C’était la plus grosse augmentation de mortalité observée d’une année sur l’autre depuis 1968. Puis en 2017, un rapport de l’Institute of Health Equity conclut à un ralentissement de l’amélioration de l’espérance de vie – une baisse de la hausse – depuis 2010. Alors que les femmes gagnaient un an de vie tous les cinq ans, elles ne gagnent plus qu’un an tous les dix ans. Quant aux hommes, ils sont passés d’un gain d’un an tous les trois ans et demi à un an tous les six ans. Le progrès a été en gros divisé par 2, un ralentissement inédit depuis 1890. Ces différentes alertes ont été niées par les autorités anglaises, pourtant interpellées par les chercheurs. Les gouvernants ont exhibé en réponse des statistiques prétendument contradictoires mais décalées, comme la baisse du tabagisme.
Danny Dorling est géographe et chercheur à Oxford. Il a étudié de façon systématique la santé des Anglais. Plusieurs de ses travaux permettent de préciser la rétrogression vitale du Royaume-Uni. Parmi ses trouvailles, Dorling a montré que par rapport au cas américain, ce ne sont pas les mêmes tranches d’âge qui ont été affectées par la rétrogression.1 Premièrement, la mortalité infantile a augmenté. Elle est passée de 3,6 à 3,9 ‰ entre 2014 et 2017. Deuxièmement, la mortalité aux âges élevés a augmenté, surtout chez les femmes. Les Américains ont tapé au centre, les Anglais aux extrémités. Dans l’ensemble, au Royaume-Uni, l’espérance de vie a baissé en 2015, puis elle a stagné pendant plusieurs années. Dorling nous confirme aussi que les inégalités de santé se sont aggravées.
Il a plusieurs fois mis en cause le sous-financement chronique du système de santé britannique, ainsi que la faiblesse de sa protection sociale. La pauvreté relative dans laquelle les Anglais sont pris en charge est apparue de manière crue lors de la pandémie de Covid-19 alors qu’elle était dénoncée depuis plus d’une décennie par les médecins et les observateurs.
Le cas anglais, comparé à celui des États-Unis, montre qu’il existe plusieurs méthodes efficaces pour dégrader la santé d’une population.
Certaines conditions sont similaires, mais les mécanismes et les effets diffèrent partiellement. Les Anglais s’y sont pris autrement que les Américains pour stopper l’extension de leur santé. On rappellera encore la formule de Tolstoï : le bonheur est assez uniforme mais le malheur est hétérogène.

* Avec l’aimable autorisation des éditions Denoël.

Encadre

La détérioration britannique

Le Royaume-Uni est un autre exemple majeur de la possibilité d’une rétrogression de la santé populationnelle. Son histoire brillante n’a pas empêché une détérioration au XXIe siècle. La rétrogression anglaise a un profil différent du cas américain. Elle ne touche pas les mêmes personnes et tient à des causes différentes, même si elle repose aussi sur des facteurs sociaux et économiques. Le premier signal capté fut une augmentation de la mortalité. Entre 2014 et 2015, le nombre de décès en Angleterre et au pays de Galles a augmenté de plus de 5 %. Ce furent environ 28 000 morts de plus, pour totaliser 530 000 morts en 2015. C’était la plus grosse augmentation de mortalité observée d’une année sur l’autre depuis 1968. Puis en 2017, un rapport de l’Institute of Health Equity conclut à un ralentissement de l’amélioration de l’espérance de vie – une baisse de la hausse – depuis 2010. Alors que les femmes gagnaient un an de vie tous les cinq ans, elles ne gagnent plus qu’un an tous les dix ans. Quant aux hommes, ils sont passés d’un gain d’un an tous les trois ans et demi à un an tous les six ans. Le progrès a été en gros divisé par 2, un ralentissement inédit depuis 1890. Ces différentes alertes ont été niées par les autorités anglaises, pourtant interpellées par les chercheurs. Les gouvernants ont exhibé en réponse des statistiques prétendument contradictoires mais décalées, comme la baisse du tabagisme.

Danny Dorling est géographe et chercheur à Oxford. Il a étudié de façon systématique la santé des Anglais. Plusieurs de ses travaux permettent de préciser la rétrogression vitale du Royaume-Uni. Parmi ses trouvailles, Dorling a montré que par rapport au cas américain, ce ne sont pas les mêmes tranches d’âge qui ont été affectées par la rétrogression.1 Premièrement, la mortalité infantile a augmenté. Elle est passée de 3,6 à 3,9 ‰ entre 2014 et 2017. Deuxièmement, la mortalité aux âges élevés a augmenté, surtout chez les femmes. Les Américains ont tapé au centre, les Anglais aux extrémités. Dans l’ensemble, au Royaume-Uni, l’espérance de vie a baissé en 2015, puis elle a stagné pendant plusieurs années. Dorling nous confirme aussi que les inégalités de santé se sont aggravées.

Il a plusieurs fois mis en cause le sous-financement chronique du système de santé britannique, ainsi que la faiblesse de sa protection sociale. La pauvreté relative dans laquelle les Anglais sont pris en charge est apparue de manière crue lors de la pandémie de Covid-19 alors qu’elle était dénoncée depuis plus d’une décennie par les médecins et les observateurs.

Le cas anglais, comparé à celui des États-Unis, montre qu’il existe plusieurs méthodes efficaces pour dégrader la santé d’une population.

Certaines conditions sont similaires, mais les mécanismes et les effets diffèrent partiellement. Les Anglais s’y sont pris autrement que les Américains pour stopper l’extension de leur santé. On rappellera encore la formule de Tolstoï : le bonheur est assez uniforme mais le malheur est hétérogène.

Référence

1. Lucinda Hiam, et al. Things fall apart: the British health crisis, 2010-2020. British Medical Bulletin, 2020.

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