DÉCOUVRIR
Qu’est-ce qu’un corps royal ? Ernst Kantorowicz distinguait dans la personne du roi un corps terrestre soumis aux aléas de la vie et un corps politique dans lequel s’incarnait la fonction et qui ne mourrait jamais selon l’expression « Le roi est mort, vive le roi ! », une analyse liée aux grands rituels du sacre et des funérailles qui rythmaient la succession des monarques. À cette théorie du « double corps du roi », longtemps dominante, Stanis Perez oppose, pour comprendre comment le pouvoir s’est incarné physiquement, un regard plus nuancé porté par l’historiographie moderne du corps et donc plus attentif aux événements de la vie quotidienne (hygiène, repas, sexualité, maladies…). Cette approche d’une grande richesse révèle que le corps des rois n’a jamais cessé d’être questionné, qu’il a soulevé souvent bien des difficultés, mais aussi permis certaines opportunités. À l’époque médiévale, deux exemples montrent combien le corps royal a pu paraître déroutant. Ainsi saint Louis, usant du pouvoir des rois de France de guérir les écrouelles, se complaisait à toucher sans précautions les souillures des mendiants et même leur sang, ce qui était alors redouté. Cette mortification volontaire visait à effacer son corps sur le chemin de la sainteté, le paradoxe étant qu’à sa mort on se disputera longtemps ses reliques, donnant à ce corps nié de son vivant une pérennité post mortem inattendue. L’autre corps royal qui déconcerte, par la crasse et les pustules dont il est recouvert, est celui de Charles VI devenu fou en 1392. Malgré le recours à des reliques sacrées et les prières de la foule, le roi persiste dans une folie qui choque profondément. La Renaissance voit le corps du roi refléter sa puissance. Les médailles royales individualisent son profil à l’exemple des empereurs romains. Peint sous les traits de saint Jean-Baptiste, François Ier est un athlète. Mais rien ne peut cacher les vicissitudes liées à l’âge, à la maladie ou à la luxure alors que la syphilis fait rage : « la fièvre, la migraine et la goutte l’épargnent-elles plus que nous » ironise Montaigne... À l’âge classique, le corps du roi incarne l’État. Son image circule grâce à des milliers de gravures, peintures, médailles et statues. La maladie du roi et sa bravoure sont, dans ces circonstances, un enjeu politique. Celle de Louis XIII à Lyon en 1630 fait l’objet d’une publicité inédite. Tout le royaume sait combien Louis XIV a été héroïque lors de l’opération de sa fistule anale. « Nous ne sommes pas comme des particuliers, nous nous devons tout entier au public », s’exclame le souverain. Mais les temps changent encore : les maladies de Louis XV sont associées à sa débauche (tombé malade à Metz, le roi refuse de congédier sa maîtresse) jusqu’à la profanation ultime : la décapitation de Louis XVI (et le saccage des tombeaux royaux à Saint-Denis). Mais si une partie de la foule se vautre dans le sang royal (un étudiant le goûte et s’exclame « il est bougrement salé »), d’autres mains en imbibent des linges pour le conserver religieusement…

Une poire…

C’est ensuite au corps de Napoléon de concentrer de multiples enjeux : la référence thaumaturgique avec le toucher des pestiférés de Jaffa, la bravoure avec le corps exposé sur les champs de bataille, le dénigrement avec un nombre invraisemblable de caricatures, le regard clinique avec l’autopsie de son corps et les interrogations sur les causes de sa mort, la circulation de reliques au travers de fragments subtilisés. La Restauration, malgré ses efforts, n’est pas celle de la sacralité du corps royal : la goutte fit de Louis XVIII un « Roi fauteuil », Charles X tenta de ressusciter l’antique toucher royal des écrouelles dans une cérémonie qui frisa le ridicule. Quant à Louis-Philippe, s’il permit à la nation de se réapproprier le corps de Napoléon avec le triomphal retour de ses cendres, les informations sur son intégrité physique intéressèrent surtout les spéculateurs tandis que le caricaturiste Philipon réussit à le réduire à un simple signe de convention : une poire ... Une métaphore fruitière dont le succès fut immense et qui acheva de déconstruire totalement son corps, ultime avatar d’une dégénérescence annoncée des lignées royales et que commentèrent ainsi certains médecins.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés