La connaissance est un des meilleurs remèdes contre le complotisme. Au moment où la démarche scientifique se voit contestée par toutes sortes d’individus et de croyances, rien n’est plus nécessaire que de se pencher sur l’histoire des sciences et de la médecine, sur le grand mouvement des idées et des techniques qui, depuis l’Antiquité, par tâtonnements successifs au grè des échecs et des progrès, des intuitions et des fausses pistes, des ­polémiques et des consensus, de succès et de dérives, a construit notre rationalité. Des chercheurs de tous horizons construisent cette histoire transdisciplinaire par nature. Nous attirons l’attention ici sur quelques ouvrages récemment reçus qui témoignent de la richesse des travaux sur le corps et la médecine et qui, scrutant le passé, éclairent sur le futur.
Notre culture scientifique, de Lucio Russo, sous-titré Le monde antique en héritage, est justement un magnifique plaidoyer pour ne pas oublier ce que la science moderne doit à son héritage grec, au premier rang duquel sa façon de raisonner conjuguant observation, questionnement, déduction, capacité à construire des théories et à tenter de les vérifier. Ce sont surtout les sciences physiques dont traite l’auteur, mais ses propos sont largement applicables à la médecine. Il met en garde contre une vision du progrès qui se couperait de ses racines jugées obsolètes ou trop anciennes et qui, paradoxalement, sans sa connaissance de l’histoire des idées, nous laisserait désarmés face aux ruses de l’irrationnel...
Julien Devinant s’intéresse, lui, aux troubles psychi­ques selon Galien. Une façon de montrer que ce dernier est peut-être autant philosophe que médecin, même si la première qualité lui est contestée tant son immense ­corpus paraît hétérogène sur le plan de la pensée. Mais philosophes et médecins se heurtent à un même problème de taille : l’âme et son rapport au corps. Si les premiers tentent d’en apaiser les tourments par les pouvoirs de la raison, les seconds – en l’occurrence Galien – y accèdent par l’étude des troubles psychiques. Au travers d’une étude minutieuse de l’œuvre galénique, l’auteur tente de comprendre comment l’illustre médecin grec essaie de relier cette question théorique de l’âme aux phénomènes psychopathologiques qu’il observe pour conclure peut-être humblement que cette connaissance lui échappe.
Mais l’histoire de la médecine révèle aussi bien des étrangetés, c’est ainsi de la thériaque, dont un passionnant ouvrage pluridisciplinaire raconte l’épopée. Voici un ­remède élaboré par le médecin de Néron, composé de ­dizaines d’ingrédients dont de l’opium et de la chair de vipère, qui fut censé guérir toutes les maladies et dont la réputation et la fabrication se perpétuèrent jusqu’à la fin du xixe siècle. Un succès millénaire auquel mit fin le codex de 1908, avec ce constat : « Après avoir tenu une si grande et si longue place dans la pharmacie et la thérapeutique, elle quitte le domaine de l’histoire pour être reléguée dans celui de la légende. » Une phrase assassine qui ne peut ­masquer que cet illustre remède qui eut autant de succès en Occident qu’en Orient, et jusqu’en Chine, a été un extra­ordinaire révélateur de l’histoire de la pharmacopée et de la transmission médicale.
Autre histoire complexe et qu’on ne peut évacuer d’un haussement d’épaules, celle de la phrénologie dont on réédite un ouvrage qui avait été très remarqué en 2000. Cette première tentative de faire coïncider localisations cérébrales et traits de caractère par l’intermédiaire des reliefs du crâne, si elle peut paraître bien naïve à nos yeux, n’en mobilisa pas moins au xixe siècle, entre ses partisans et ses adversaires, bien des débats intéressants, dont un des moindres ne fut pas celui de la prédisposition et du fatalisme des comportements, ce dont le Dr Gall qui fonda la discipline ne cessa de se défendre.
L’historiographie moderne a aussi mis en valeur l’histoire du corps. On doit à Stanis Perez de remarquables ouvrages consacrés à la santé des monarques et au corps du roi, dont celui de Louis XIV. Mais l’auteur s’interroge à nouveau : « Que dire du corps de la Reine ? Que dire de ce corps rendu complémentaire par sa féminité et vital par sa fécondité ? Que dire de ce corps qui, placé sous les auspices de la Paix, de l’Amour et de la Génération, est conçu non pas à la manière d’une alternative au modèle viril du pouvoir royal mais comme une garantie de sa survie ? » Sa grande mission est celle d’engendrer le prince, une affaire d’État qui ne réduit pas le corps des reines de France au seul enfantement, mais rend inséparable le corps des deux époux pour assurer l’avenir. D’où le retournement que subira celui de Marie-Antoinette, cible de nombreux et inimaginables pamphlets obscènes, puis de la cruauté révolutionnaire qui la couvrit d’insultes et l’obligea à ­regarder la tête et le sexe de son amie, la princesse de ­Lamballe, fichés au bout d’une pique. Le corps public de la reine était devenu celui des outrages.
Finissons sur la période contemporaine et le débat qui concerne le pédopsychiatre viennois Hans Asperger, décédé en 1980 sans savoir que la thèse qu’il avait écrite en 1944, Les psychopathies autistiques pendant l’enfance, parce qu’elle élargissait la définition de l’autisme à des enfants pas forcement handicapés ou limités dans leur expression et parfois même d’une intelligence supérieure, rencontrerait après sa mort l’enthousiasme en 1981 d’une psychiatre britannique qui donnera le nom de « syndrome d’Asperger » aux enfants concernés. On sait la fortune immense attachée à ce diagnostic, même si le DSM-5 ne le retient plus. La biographie très documentée que lui consacre Edith Sheffer est terrifiante : si Asperger n’a pas été membre du parti nazi, le milieu professoral et médical dans lequel il évoluait l’était sans limite, et Asperger, ­professeur à l’hôpital pédiatrique de Vienne et adepte de la pédagogie curative, paraît avoir participé au processus de sélection désignant les enfants jugés « irrécupérables » ou inadaptés à la vie collective telle que l’entendait le IIIe Reich. Ces enfants étaient transférés dans un pavillon où ils décédaient rapidement et officiellement d’une pneumonie, l’ordre d’élimination étant donné à Berlin après l’étude du dossier transmis par Vienne. Cette vision noire du rôle d’Asperger est contestée par d’autre psychiatres, mais il n’en reste pas moins que les travaux sont désormais nombreux qui montrent combien le corps profes­soral et universitaire allemand a adhéré massivement à l’idéologie nazie. Il y a quelques années, la découverte du passé nazi de Wegener avait fait débaptiser la maladie éponyme. La nouvelle approche des troubles du spectre autistique permet d’oublier Asperger…
Jean Deleuze

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