Pathographie. Dès l’âge de 45 ans, Maurice Ravel fut affecté de troubles liés à une atrophie cérébrale circonscrite. Malgré son agraphie, son apraxie et son aphasie, sa créativité musicale demeura intacte.
Combien d’hypothèses furent soulevées à propos de la maladie du plus grand compositeur français du xxe siècle : Maurice Ravel ! Lui qui avait perdu la capacité d’écrire et même de signer son nom suscita des centaines de pages où l’invraisemblable côtoie trop souvent le sérieux. Accident vasculaire cérébral, hématome post-traumatique, tumeur intracrânienne, maladie d’Alzheimer : autant de diagnostics souvent évoqués qui ne tenaient pas suffisamment compte d’une évolution qui s’étalera sur près de 20 années. Ce n’est qu’un an avant sa mort que le Pr Théophile Alajouanine et son collègue psychiatre et excellent pianiste le Pr Henri Baruk, au terme d’un examen minutieux du musicien, firent le diagnostic d’une maladie encore inconnue avant la Seconde Guerre mondiale qu’il n’est pas exagéré de qualifier de « singulière ». À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Maurice Ravel (28 décembre 1937), l’Académie nationale de médecine a consacré une séance entière à sa maladie, séance au cours de laquelle le manuscrit de son observation par les deux praticiens susnommés a été remis à la bibliothèque de cette compagnie par la veuve du Pr Jean-Louis Signoret qui en était le dépositaire.

D’abord des troubles de l’écriture

Maurice Ravel était un petit homme vif et menu (fig. 1). Ses 48 kg et son mètre soixante et un le firent refuser à la conscription ; néanmoins, très patriote, il réussit non sans mal (il en référa au président Poincaré) à se faire engager en 1916 comme conducteur de camions à Verdun, sans doute sur la « Voie sacrée ». Il avait alors 41 ans. Bien que sportif – bon nageur, bon marcheur –, sa faible complexion ne résista pas à ces dures conditions : fatigue, diarrhée chronique, insomnie tenace et amaigrissement le firent réformer. Au moral, Maurice Ravel était un homme réservé, sensible en amitié et pudique. Ses tentatives d’une liaison féminine durable échouèrent. Extrêmement méticuleux, voire obsessionnel, il composait lentement dans le calme et la solitude. On ne trouve pas dans sa famille de maladie génétique. Un doute subsiste cependant sur la fin de son père Pierre, un ingénieur né à Genève en 1832, qui mourut très diminué en 1908. De rares documents dignes de foi rapportent qu’il fit une hémorragie cérébrale un an plus tôt dont il se remit au prix de séquelles évoluant vers une démence vasculaire. On ne peut pas exclure formellement une démence mixte (vasculaire et dégénérative) dont Delay et Brion ont montré la fréquence. Quant à sa mère, basque d’origine, née en 1840, elle fut enlevée, semble-t-il, par un cancer viscéral.
C’est par des troubles de l’écriture que la maladie du compositeur débuta. Plusieurs de ses lettres de 1922 que nous avons eues en main révèlent de grosses ratures et même des gribouillages, les cartes qu’il envoie lors de son voyage aux États-Unis en 1928 ne manquent pas d’inquiéter ses amis tant elles sont difficiles à déchiffrer ; il s’en excusera au retour en disant qu’il les avait écrites dans les trains, mais dès 1924, il utilisera une machine à écrire et dictera son courrier à sa gouvernante. Conscient de ses difficultés, il s’astreint à faire des pages d’écriture (qui ont été retrouvées). Cette agraphie n’est pas seulement due à un trouble de l’exécution des gestes, ou apraxie, elle s’associe à une discrète aphasie : le recours au dictionnaire pallie l’oubli des mots et leur lecture.

Apraxique, mais il compose le Boléro

En 1927, la violoniste qu’il accompagne lors d’un concert (Hélène Jourdan-Morhange) s’aperçoit de son désarroi : il est complètement perdu dans la partie de piano de sa propre sonate. En 1932, l’apraxie se manifeste d’une façon dramatique sur la plage de Saint-Jean-de-Luz. Il veut montrer à une amie comment faire des ricochets mais il lui envoie un galet dans le visage. Quelques jours plus tard, le bon nageur qu’il était est retrouvé faisant la planche par ses sauveteurs, il leur déclare qu’il ne sait plus nager. En 1934, il met plusieurs jours à écrire sa dernière lettre avec l’aide du dictionnaire. En 1935, des amis lui font faire un voyage en Espagne, ils notent que son intelligence et sa mémoire sont parfaites mais qu’il ne peut ni écrire ni jouer de piano, pas plus qu’accomplir les gestes courants. L’écriture musicale est perturbée mais à un moindre degré que le domaine verbal. Il a composé le Boléro en 1928 (fig. 2) et ses deux concertos pour piano, qui ont eu d’emblée un succès international, fin 1931 et début 1932. Il créa sa dernière œuvre, les chansons de Don Quichotte à Dulcinée, en 1932-1933, mais il en est réduit à dicter l’orchestration à son élève Manuel Rosenthal. En octobre 1932, passager d’un taxi, il a été victime en plein Paris d’une collision. Il souffre de plaies au visage qui sont recousues à l’ancien hôpital Beaujon et de fractures de côtes. Aux dires de ses proches, cet accident aurait aggravé son état de santé.

L’examen précis d’Alajouanine et Baruk

En février 1936, Maurice Ravel consulta le Pr Théophile Alajouanine. Qui l’orienta vers ce médecin très réputé ? Sans doute son collègue Pasteur Vallery-Radot à qui l’avait adressé la violoniste Hélène Jourdan-Morhange. Au terme de plusieurs consultations pendant plus d’un an, le neurologue de l’hôpital Bicêtre, notre maître, rédigea avec son collègue le Pr Henri Baruk un compte-rendu dont la famille du patient autorisa la publication après sa mort. À défaut de le reproduire in extenso, il est possible du moins d’en résumer la teneur.
L’examen neurologique ne montra aucune anomalie ni de la motricité, ni de la sensibilité, ni du champ visuel, ni du jugement esthétique, ni de la culture, ni de la mémoire. En revanche, il existait une légère aphasie de type Wernicke apparente dans la dénomination des lettres et des objets, une agraphie totale touchant aussi bien l’écriture verbale que musicale et une apraxie interdisant le jeu du piano ainsi que les gestes courants. Les capacités musicales du compositeur furent examinées chez Théophile Alajouanine à Paris avec le concours d’Henri Baruk au piano (rédacteur du manuscrit remis par Madame Signoret à l’Académie). Le compositeur remarqua que le piano était désaccordé – ce qui paraît-il était exact –, il reconnaissait immédiatement les œuvres qu’on lui jouait et décelait la moindre erreur quand le pianiste faisait de volontaires anomalies. Il chantait très bien, il disait bien entendre la musique dans sa tête (chant interne), mais il ne pouvait ni lire les notes ni déchiffrer. Dans l’épreuve de dictée musicale : dire le nom des notes lui était impossible autant que les écrire mais il reproduisait exactement par le chant ce qu’il venait d’entendre. Il était incapable de jouer du piano (apraxie), il plaçait ses mains trop à l’aigu ou trop au grave. Malgré un entraînement de plusieurs semaines, il ne réussit pas à jouer sa propre œuvre, la pavane de Ma mère L’Oye. Henri Baruk a écrit : « Nous avons perdu de vue le malade… ».

L’opération injustifiée

Pendant la dernière année de sa vie, l’état de Maurice Ravel s’aggrava. Reclus dans sa maison de Montfort- l’Amaury, silencieux et dépressif, son langage s’appauvrit et sa mémoire lui fit souvent défaut. En revanche, il gardait intact les souvenirs de ses propres œuvres : en février 1937, il donna des indications précises au pianiste Jacques Février qui devait jouer le Concerto pour la main gauche et il put assister à son concert ; pendant l’été de la même année, il corrigea une chanteuse qui se permettait une respiration inappropriée dans une de ses mélodies. Ida Rubinstein, commanditaire du Boléro, soumit le cas de Ravel à plusieurs neurologues et neurochirurgiens européens, dont Thierry de Martel, qui se tinrent au diagnostic d’atrophie cérébrale porté par Théophile Alajouanine et récusèrent une intervention. Néanmoins, poussé par un conseil de famille avec l’approbation d’Édouard Ravel, frère puîné du compositeur, le neurochirurgien Clovis Vincent intervint le 17 novembre 1937. Il ne trouva qu’un cerveau affaissé comme le dit le compte-rendu opératoire (reproduit dans la thèse de médecine de B. Mercier). En contradiction avec le diagnostic d’Alajouanine, il pensait, selon l’enquête de B. Mercier, qu’il s’agissait d’une hydrocéphalie. En dépit de quelques mots prononcés les jours suivant l’intervention, le compositeur s’enfonça dans le coma et mourut le 28 décembre 1937. D’après le Pr Jacques Philippon, ancien neurochirurgien de l’hôpital de La Salpêtrière, la mort eut sans doute pour cause un collapsus cérébral, qui de nos jours aurait été curable par l’administration de cortisone.

Une maladie différente de la maladie de Pick

En résumé, depuis environ l’âge de 47 ans, le compositeur Maurice Ravel constitua progressivement une agraphie avec alexie qui devint totale tant pour la musique que pour les mots, une légère aphasie de Wernicke et une apraxie. Relisons la conclusion du Pr Alajouanine (dans la revue Brain) : « C’est une gêne intense de la réalisation, de l’extériorisation d’une pensée musicale relativement conservée, avec une affectivité et une sen- sibilité esthétique à peu près intacte, qui constitue le fait majeur de l’observation de notre compositeur […]. La cause, restée imprécise, se situe cependant, du fait de la constatation d’une dilatation ventriculaire bila- térale, dans le cadre des atrophies cérébrales, quoique fort différente d’une vraie maladie de Pick ». (Nous ne savons rien sur l’encéphalographie gazeuse qui mit en évidence cette atrophie.) Ainsi, Maurice Ravel n’était ni dément ni amusique. L’ensemble et l’évolution permettent de penser que les lésions étaient bilatérales mais asymétriques, prédominant sur l’hémisphère cérébral gauche, et qu’elles touchaient en particulier le cortex pariétal inférieur au niveau des aires 39 et 40, aires de praxies, et le cortex temporal externe au niveau des aires du langage ou aire de Wernicke (21-22). La conclusion du Pr Alajouanine était prémonitoire, il établit une parenté avec la maladie de Pick pour montrer sa différence. Quand Aloïs Alzheimer décrivit en 1907 chez une patiente de 51 ans la maladie qui porte son nom, son collaborateur Arnold Pick lui soumit des observations d’atrophies circonscrites du cerveau très différentes par la localisation (plutôt antérieures, frontales, alors qu’elle est postérieure dans la maladie d’Alzheimer) et surtout histologiquement. Alzheimer confirma cette différence histologique et eut l’élégance de proposer le terme de maladie de Pick. Arnold Pick présenta des observations de troubles cognitifs en rapport avec des lésions cérébrales focales de nature dégénérative, et ses premiers cas concernaient les lobes frontaux ; cette découverte inaugura l’ère des atrophies cérébrales circonscrites. La présentation clinique de ces affections est déterminée par la situation des lésions sur le cortex plus que par une unité histologique. Par la suite ont été décrits l’aphasie primaire progressive ou syndrome de Mesulam, l’amnésie pure progressive, les troubles visuels progressifs ou atrophie postérieure de Benson, mais aussi des cas d’apraxie progressive, pouvant se rapprocher de la maladie qui affecta Maurice Ravel. Parfois isolée, l’apraxie progressive peut s’associer, comme chez le compositeur, à un trouble du langage mais aussi à d’autres troubles cognitifs, comme des troubles de la mémoire ou des troubles visuo-spatiaux. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’adéquation stricte entre le phénotype clinique et le support histologique des atrophies cérébrales circonscrites. On peut seulement présumer que Maurice Ravel a souffert d’une atrophie pariétale et temporale de nature dégénérative, sans démence ni amusie, prédominant sur l’hémisphère cérébral gauche, qui ne préjuge pas du type histologique des lésions sous-jacentes. 
Références
Nous renvoyons à notre article et à sa bibliographie complète : B. Lechevalier et F. Viader. « Une maladie singulière : la maladie de Maurice Ravel », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, septembre 2018, t. 201, p. 1293-303. Des tirés à part seront adressés sur demande par le premier auteur 20, rue Renoir, 14000 Caen.

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