Une compréhension profonde des mécanismes derrière le tabagisme est nécessaire pour concevoir une prévention pertinente. Cette compréhension relève de nombreuses disciplines, la physiologie, la psychologie, la sociologie, l’économie... Il faut avoir une perspective large allant « du cerveau aux multinationales »1 ou « des neurones aux quartiers ».2 Les interventions de prévention doivent être évaluées le plus rigoureusement possible avant d’être proposées à un large public. En effet, de nombreuses interventions de prévention fondées sur de bonnes intentions ou des idées simples n’ont pas d’efficacité, voire des effets délétères, comme le montre l’analyse des synthèses Cochrane dans le domaine des addictions.3 Une prévention bien conçue peut offrir un retour sur investissement bienvenu étant donné le coût énorme du tabagisme pour la société.
Les praticiens ont leur part à jouer dans la prévention du tabagisme, du fait de leur connaissance intime de la population, de leur ancrage territorial (communautés professionnelles territoriales de santé, contrats locaux de santé, ateliers santé ville, etc.) et de leur sollicitation prioritaire en ce qui concerne les sujets de santé. Ils ont également de nombreuses opportunités préventives, en mode d’exercice solitaire avec leurs réseaux de correspondants ou dans le cadre d’un exercice collectif et pluridisciplinaire. Le Service de santé britannique (National Health Service [NHS]) a donné un nom à ces fenêtres d’opportunité pour les soignants : le slogan pour inspirer les praticiens est « make every contact count » (MECC), « faites que chaque contact compte » .

Les adolescents sont le reflet de la société

Les adolescents ne peuvent pas être considérés comme une population à part du reste de la société. Ils sont entourés d’adultes fumeurs, croisent dans leurs déplacements un ou plusieurs des 24 000 points de vente, sont exposés à des images, des documentaires ou des films anciens ou récents montrant des fumeurs, lisent des ouvrages décrivant des comportements fumeurs.
Faut-il vraiment faire une prévention spécifique aux adolescents ? Certains pensent que non et défendent que le tabagisme des jeunes n’est que l’image de la société dans laquelle ils vivent, et qu’il vaut mieux alors avoir une stratégie globale et non spécifique. D’autres pensent au contraire qu’il faut se pencher sur chaque cible et ses spécificités, ses contextes de vie pour adapter au mieux les actions de prévention.

Des adolescents inégaux devant le tabagisme

Si les jeunes et les adolescents sont exposés à la fois à des incitations à fumer et à des mesures préventives, ils ne sont pas égaux devant le tabagisme. En plus de l’influence du tabagisme des parents, la probabilité de fumer est proportionnelle au nombre d’événements adverses survenus dans l’enfance et la jeunesse : avoir subi des violences verbales, physiques, sexuelles, avec des parents incarcérés ou atteints de troubles mentaux, vivre une séparation ou un divorce, avoir une mère ayant subi des violences.4 Le tabagisme est corrélé à la structure familiale traditionnelle (protectrice), recomposée, monoparentale (la moins favorable). De même, l’épidémie de tabagisme est plus élevée dans les catégories socio- économiques ayant moins accès à l'éducation. L’installation de la hiérarchie sociale du tabagisme commence dès l’entrée dans le tabagisme.5

Plus de 70 ans de recherche

La prévention du tabagisme chez les adolescents a été l’objet de très nombreuses recherches depuis plus de 70 ans. Thompson a décrit les programmes existants entre les années 1960 et 1976. Ces programmes historiques comprenaient déjà des campagnes médiatiques, des programmes scolaires, une approche par les pairs.5 Cette prévention a commencé très tôt, avant même l’instauration de la réglementation de la publicité, l’augmentation des prix, la mise en place d’environnements non-fumeurs, les avertissements sanitaires ou les images choc sur les emballages. L’environnement réglementaire est ainsi en perpétuelle évolution, de même que l’environnement médiatique et l’offre de produits (apparition des e-cigarettes). Par exemple, les programmes initiaux enseignaient des stratégies d’analyse de la publicité pour réduire leur influence. La publicité pour le tabac a été interdite en 1969 aux États-Unis. Il est plus simple de réduire l’exposition à la publicité que d’apprendre à résister à cette exposition. À la limite près que l’exposition n’est toujours pas nulle, car elle se faufile par les niches ou les failles des réglementations (fumeurs dans les fictions culturelles anciennes ou récentes).
Une équipe a réalisé une étude qualitative via des focus groups auprès de 785 adolescents américains fumeurs de 12 à 19 ans.7 Ces jeunes connaissaient les risques du tabagisme mais pensaient ne pas être à risque à titre personnel.
Les auteurs du rapport sur le tabagisme des jeunes du Surgeon General de 2014 proposent quatre catégories d’interventions de prévention du tabagisme des jeunes :8
– les approches réglementaires (prix des cigarettes, aspect des paquets de cigarettes, interdiction de la promotion) ;
– des interventions en milieu familial (Programme de soutien aux familles et à la parentalité [PSFP]*) ;9
– les programmes en milieu scolaire (Unplugged**, Assist***)10 ou de soins (intervention brève) ;
– les campagnes médiatiques bien conçues (Truth).
Les auteurs proposent un schéma théorique intégrateur11 sur lequel ils ont superposé la nomenclature des actions de prévention (figure).12

Des mesures réglementaires efficaces auprès des adolescents

Une équipe australienne a réalisé six vagues d’enquêtes auprès des jeunes Australiens de 12 à 17 ans de 1990 à 2005.13 Les échantillons étaient de tailles importantes, allant de 20 000 à 27 000 jeunes, afin de comparer les effets des mesures réglementaires prises à des moments différents selon les États. Les auteurs ont démontré que la prévalence de la consommation de tabac des adolescents était sensible à l’augmentation des prix, au niveau de l’investissement en prévention dans les États concernés et à la mise en œuvre de mesures contre l’exposition au tabagisme passif.

Ne pas se contenter d’énoncer les risques pour la santé

La première source d’évolution des approches préventives est l’épidémiologie développementale qui permet de faire le lien entre les phénomènes survenus avant la naissance et dans la petite enfance (developmental origins of health and disease [DOHaD]) et les différents comportements ultérieurs, en particulier le tabagisme. Les interventions précoces ont donc pris leur place dans l’arsenal préventif. Il s’agit d’améliorer l’accueil de l’enfant à naître, d’assurer un bon attachement de l’enfant et de ses parents. Il s’agit là de programmes à large spectre14 qui sont susceptibles d’agir sur de nombreuses sphères, dont le tabagisme ou les grossesses précoces, mais aussi la situation financière et les maladies non transmissibles à l’âge adulte.13,14 Plusieurs exemples peuvent être cités :
– les programmes d’aide à la parentalité qui n’abordent que marginalement, ou pas du tout, la consommation de substances psychoactives. Il s’agit plutôt d’améliorer la communication intrafamiliale, d’organiser des temps d’échanges et des règles de vie en commun ;
– le programme, nommé Good Behavior Game (GBG), qui a pour objectif d’améliorer le climat de travail en classe de cours préparatoire. Ce programme a montré des effets sur le tabagisme à long terme, avec des effets supérieurs sur les enfants les plus à risque de décrochage scolaire.&, 16 Ce programme permet un retour sur investissement de 62 dollars par dollar investi ;&&, &&&
– les programmes de prévention auprès des adolescents qui ont montré leur efficacité et ne parlent que minoritairement du tabac mais apprennent plutôt à savoir s’affirmer et savoir refuser (en règle générale), apprendre à résoudre des problèmes personnels, savoir se détendre ou se relaxer, gérer son anxiété.

Quelle place pour les campagnes médiatiques

Les campagnes médiatiques de prévention dans l’entrée dans le tabagisme des adolescents ont montré leur intérêt. L’une des plus célèbres, Truth (la vérité), a consisté à dénoncer les mensonges de l’industrie du tabac et sa tentative d’attirer les jeunes vers le tabagisme dès leur plus jeune âge avec, par exemple, des personnages de bandes dessinées.17
La dernière campagne de prévention d’envergure du tabagisme des adolescents, The Real Cost, a été lancée en 2014 pour durer jusqu’en 2016 ; son argument est que chaque cigarette te coûte quelque chose en termes de santé, de toxicité et de perte de contrôle. Cette campagne a été précédée d’études préliminaires, dont un prétest expérimental auprès de 3 258 adolescents de 13 à 17 ans.18 Une cohorte de jeunes non-fumeurs a été interrogée à quatre reprises pendant la période, permettant de constater un effet-dose entre l’exposition et la non-entrée dans le tabagisme. Il a été estimé que cette campagne a évité l’entrée dans le tabagisme entre 380 000 et 587 000 jeunes de 11 à 19 ans.19 Il a été estimé que la campagne permettait un retour sur investissement de 128 dollars pour 1 dollar investi (incluant les coûts pour le fumeur, son entourage et la société dans son ensemble).20

Prendre en compte les inégalités sociales

Le premier des enjeux, dans l’organisation de la prévention, est de s’attaquer aux inégalités sociales face au tabagisme. Il est nécessaire d’utiliser des programmes universels (pour tous) mais qui réduisent les inégalités (par exemple le programme GBG [v. supra]), ou de cibler certaines populations plus à risque. Les interventions précoces ont la capacité d’agir sur les déterminants les plus profonds. Les programmes d’intervention pour les familles peuvent être ciblés vers celles qui en ont le plus besoin. Des équipes de chercheurs français ont évalué des interventions ciblant des lycées professionnels (par exemple, programme Peer to Peer, [P2P])21 ou des centres d’apprentissage (Tabado).22

Faut-il une prévention genrée ?

Il y a un contraste surprenant entre l’énergie déployée par les vendeurs de cigarettes pour faire un marketing spécifique au genre (arguments publicitaires, goût, pa­ckaging) et le faible investissement des préventeurs. Quelle est en la cause ? S'agit-il d'un manque d'intérêt des préventeurs, d’une difficulté de mise en œuvre ou une idéologie de l’égalité des sexes. Pourtant, il y a de nombreuses différences entre sexes dans la neurobiologie de l’addiction, dans les raisons de fumer, dans les modes de socialisation. Par exemple, les jeunes filles se socialisent plus tôt avec des garçons plus vieux et donc plus souvent fumeurs,23 les jeunes filles vivent plus mal que les garçons les dysfonctions familiales, séparation, etc.24
À part quelques exceptions, la plupart des programmes n’ont pas évalué l’effet différentiel des programmes selon le sexe. Très rares sont ceux qui ont été conçus spécialement pour les filles. Une équipe australienne a montré qu’une campagne médiatique faite pour les filles avait permis une réduction du tabagisme des filles ayant bénéficié de cette campagne comparativement à celles qui n’avaient eu que le programme scolaire.25 Une équipe hollandaise26 a montré qu’un programme numérique conçu pour les filles autour du thème du stress avait permis, après 3 ans et comparativement au groupe témoin, moins de consommation de cigarettes et de e-cigarettes, moins d’anxiété, de stress, et plus de confiance en elles.

Un difficile passage à l’échelle

L’existence de programmes de prévention du tabagisme efficaces chez les adolescents est ancienne, mais n’est proposée qu’à une minorité des jeunes. La mise en œuvre de ces programmes efficaces en France est essentiellement liée à l’investissement et l’enthousiasme de pionniers du milieu associatif, avec un soutien trop fragile des autorités publiques. L’enjeu principal est le passage à l’échelle supérieure. Ce passage est difficile en raison de ressources humaines et financières qui ne sont pas toujours au niveau des enjeux. La création du Fonds de lutte contre le tabac, devenu Fonds de lutte contre les addictions en 2019, permet d’espérer que la situation va s’améliorer. Diverses stratégies de passage à l’échelle, en lien avec le milieu associatif, sont à l’étude à Santé publique France (Unplugged, GBG, PSFP) et à l’Institut national du cancer (Tabado).&&&&
Il faut également une approche dite d’universalisme proportionné, c’est-à-dire offerte à tous (universelle) mais aussi adaptée aux besoins de chaque sous-population. L’offre préventive doit donc être multiple, avec plusieurs niveaux d’intensité ou différents modes d’approche adaptés aux différents publics.

Références
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2. Shonkoff JP, Philips DA. From neurons to neighborhoods: the science of early childhood development. Washington (DC): National Research Council and Institute of Medicine, 2000.
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12. U.S. Department of health and human services. Preventing tobacco use among youth and young adults. A Report of the surgeon general, 2012.
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Résumé

La conception des programmes de prévention du tabagisme nécessite de bien comprendre le réseau d’influences conduisant au tabagisme, qu’elles soient de nature développementale, physiologique, psychologique, sociologique ou économique. Les programmes de prévention doivent également être rigoureusement évalués, puis passés à l’échelle pour qu’ils profitent au plus grand nombre. Le choix des programmes les plus efficients permettrait un retour sur investissement important pour les individus et la société, étant donné le coût énorme du tabagisme. Des interventions préventives réglementaires, en milieu scolaire ou en milieu de soins, en milieu familial et des campagnes médiatiques ont montré leur intérêt, et parfois ont été associées à un retour sur investissement intéressant. Des exemples sont donnés, en particulier des programmes disponibles sur le territoire français. L’enjeu principal est que la stratégie d’ensemble ait une approche d’universalisme proportionnée, c’est-à-dire une offre de prévention pour tous, mais adaptée aux besoins et aux spécificités de chaque catégorie (niveau d’éducation, genre, etc.).