La naissance du concept de perturbation endocrinienne remonte à plusieurs décennies et fait suite à une série d’observations troublantes dans la deuxième moitié du XXe siècle. Comme souvent dans le monde de la toxicologie environnementale, il s’agit de constatations à la fois dans les écosystèmes et chez l’être humain.
Le hasard à l’origine du concept ?
Après quelques observations éparses concernant la reproduction d’animaux d’élevage dans les années 1940,1 Rachel Carson rapporte en 1962, dans son livre Silent Spring, un lien entre la diminution des populations d’oiseaux et l’utilisation croissante d’un insecticide : le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT).2 D’autres phénomènes ont aussi été observés dans les lacs pollués des États-Unis, notamment en Floride, où Louis Guillette avait remarqué que plus ceux-ci étaient pollués, plus la fertilité et les organes reproducteurs des alligators étaient altérés.3
Le hasard et la sérendipité ont joué un rôle déterminant dans la découverte des perturbateurs endocriniens, notamment avec l’utilisation croissante des matériaux en plastique dans les laboratoires. Ana Soto, qui travaillait sur les cellules de la glande mammaire, a constaté que les conditions témoins ressemblaient fortement aux conditions traitées par l’œstradiol, lorsque certains plastiques étaient utilisés au cours de ses expérimentations.4 Elle fit donc l’hypothèse que certaines matières plastiques pourraient libérer des composés œstrogénomimétiques. Cette observation fut confirmée, et c’est ainsi que naquit cette relation durable entre plastifiants et perturbation endocrinienne. Des études antérieures avaient déjà montré que des composés phénoliques ou certains pesticides pouvaient se lier au récepteur de l’estradiol, indiquant une possible interaction avec la signalisation de cette hormone.
Chez l’être humain, des constatations ponctuelles ont pu alerter, dans la deuxième moitié du XXe siècle, sur l’interférence possible de substances chimiques avec le système endocrinien. Mais c’est le cas du distilbène (diéthylstilbestrol, DES) qui illustre le mieux les conséquences à long terme de cette interférence.
Ce médicament, sélectionné pour ses propriétés œstrogéno-mimétiques et prescrit jusqu’aux années 1970 pour éviter les complications de la grossesse, s’est révélé particulièrement toxique pour les enfants comme pour la mère ; les filles des mères traitées avaient un risque augmenté de développer un cancer gynécologique dès l’âge de 20 ans, les garçons avaient un risque accru de malformation du système reproducteur, et les risques de développer un cancer du sein étaient augmentés chez les mères traitées. Certains de ces risques pourraient concerner la deuxième génération.5 Bien que le distilbène soit un médicament, et non un contaminant de l’environnement, il est, par conception, un perturbateur endocrinien (PE) et partage avec certains contaminants chimiques des propriétés physicochimiques très similaires. En réalité, distilbène et bisphénol A (BPA) ont été synthétisés ensemble dans les années 1930, dans le but d’obtenir des substances interférant avec le système œstrogénique. À l’époque, le distilbène a été préféré comme médicament, et le bisphénol A a été mis de côté puis ressuscité comme plastifiant, en raison de ses propriétés de polymérisation, permettant d’obtenir des polycarbonates. Ainsi, ils partagent une histoire commune, et le bisphénol A est en réalité un perturbateur endocrinien dont on a révélé les propriétés de plastifiant et non l’inverse !
Comment définir un perturbateur endocrinien ?
Au cours des dernières décennies, des études épidémiologiques et expérimentales ont montré que de nombreuses substances exogènes étaient susceptibles d’être des perturbateurs endocriniens. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a proposé une définition en 2002 : « Un perturbateur endocrinien est une substance chimique, ou un mélange de substances, d’origine naturelle ou synthétique étrangère à l’organisme, susceptible d’interférer avec le fonctionnement du système endocrinien et, par ce biais-là, de provoquer un événement indésirable. » Cette définition a par la suite été reprise par la Commission européenne, après moult hésitations. Il s’agit d’une définition très exigeante puisqu’il faut démontrer la toxicité (cancer, maladie métabolique, neurologique, etc.), montrer la perturbation hormonale et, surtout – et c’est ce qui est le plus difficile – prouver que la toxicité provient de l’interférence avec le système endocrinien.6 C'est pour cela que les substances pour lesquelles les trois conditions sont vérifiées sont appelées des perturbateurs endocriniens avérés. Les autres, notamment celles pour lesquelles la relation de causalité entre perturbation hormonale et toxicité n’est pas établie, sont appelées perturbateurs endocriniens présumés ou probables, voire suspectés ou possibles, si le poids des preuves est encore plus faible.
De nombreuses substances sont des perturbateurs endocriniens suspectés. Selon les sources, les chiffres varient de quelques centaines à quelques milliers. Mais la grande majorité des substances chimiques présentes sur le marché européen ne sont pas caractérisées quant à leur toxicité potentielle et en particulier quant à leur caractère de perturbateurs endocriniens. Plusieurs projets européens (par exemple OBERON) développent des tests permettant d’identifier les pertubateurs endocriniens.7 Parmi les perturbateurs endocriniens avérés ou présumés, on trouve des pesticides, des polluants organiques persistants, des plastifiants, des retardateurs de flamme, des composés perfluorés, des métaux, des mycotoxines et des médicaments. Ces substances ciblent différentes hormones comme les œstrogènes, les androgènes et les hormones thyroïdiennes. D’autres cibles sont possibles mais n’ont pas été suffisamment caractérisées.
Les impacts sanitaires sont multiples
Il s’agit le plus souvent de pathologies multifactorielles pour lesquelles il est difficile de déterminer la part attribuable aux perturbateurs endocriniens.6 Il est d’ailleurs parfaitement possible que l’interaction de différents facteurs soit à l’origine des processus pathologiques. Les perturbateurs endocriniens sont impliqués dans le développement de certains cancers, qu’ils soient hormonodépendants (sein, prostate, thyroïde) ou pas (lymphomes non hodgkiniens), et de maladies métaboliques (par exemple l'obésité), qui sont d’excellents exemples de conditions multifactorielles ; des arguments montrent une interaction entre régime alimentaire déséquilibré et polluants chimiques dans leur genèse.8 Les maladies neurologiques sont aussi la cible des perturbateurs endocriniens (neurocomportement et maladies neurodégénératives). Il en est de même de certaines maladies du système immunitaire et, bien entendu, de la fertilité et du système reproducteur.
Des caractéristiques toxicologiques inhabituelles
Les principales caractéristiques des perturbateurs endocriniens9 remettant en cause les méthodes traditionnelles en toxicologie sont résumées ci-dessous.
Les effets à faibles doses
Nous parlons de faibles doses lorsqu’une contamination environnementale habituelle peut entraîner des effets significatifs, notamment lors de périodes de vulnérabilité développementale. De plus, il existe des cas où la relation entre l’effet et la dose n’est pas linéaire, les effets pouvant être plus puissants à des doses faibles ou moyennes qu’ils ne le sont à doses plus élevées (courbes en cloche). Ces observations remettent en cause la pertinence de la notion de seuil de sécurité sanitaire, notamment pour les perturbateurs endocriniens agissant à des doses faibles, proches des valeurs observées dans les populations humaines.
Les effets « cocktails »
Ceux-ci constituent une réalité environnementale puisque des dizaines de milliers de substances sont sur le marché actuellement. Il s’agit d’un défi à la fois scientifique et réglementaire car, actuellement, les valeurs seuils concernant une substance donnée ne tiennent pas compte de l’exposition à d’autres substances. Il existe aujourd’hui un consensus scientifique pour soulever cette question et pour proposer l’additivité des doses lorsque les effets de différentes substances sont similaires.10 L’existence d’effets synergiques ou antagonistes est certes possible mais semble difficile à prendre en considération à l’heure actuelle.
Les effets différés
Les perturbateurs endocriniens exercent leurs effets sur le long terme, avec des délais pouvant atteindre des dizaines d’années. Ce paramètre constitue un défi pour les toxicologues, qui disposent rarement de modèles adaptés pour étudier des effets sur de telles durées. Plusieurs mécanismes sont considérés comme pertinents pour expliquer des effets de cette nature, mais nous n’en évoquerons qu’un seul : celui de la programmation. Au cours du développement du fœtus et du jeune enfant, de nombreux remaniements tissulaires et moléculaires ont lieu ; ce sont, de ce fait, des périodes d’extrême vulnérabilité vis-à-vis des expositions environnementales et il a été constaté qu’une exposition à des perturbateurs endocriniens, même limitée dans le temps, pouvait augmenter le risque de pathologies tout au long de la vie (par exemple neurocomportement, obésité, etc.).11 Le mécanisme le plus probable pour expliquer ces effets différés est la régulation épigénétique associée à la période du développement.
Vers une formalisation des mécanismes d’action
Comme nous l’avons vu, la définition même des perturbateurs endocriniens met en avant leur mécanisme d’action puisqu’il s’agit d’aller de la perturbation d’une fonction endocrinienne à l’impact toxique et sanitaire. Cette orientation est en fait assez générale actuellement, et elle intéresse particulièrement les agences réglementaires. Ainsi, les connaissances existantes sont intégrées sous forme d’« adverse outcome pathways » (AOPs). Les AOPs correspondent à des enchaînements d’événements : partant d’un événement initiateur moléculaire (inhibition d’une enzyme dans le cas décrit (
Comme nous l’avons dit, l’identification des mécanismes d’action est un aspect essentiel du travail sur les perturbateurs endocriniens. Une meilleure compréhension des mécanismes épigénétiques est nécessaire pour établir un lien entre une exposition donnée et l’augmentation du risque d’une maladie, qui pourrait survenir des décennies plus tard. En effet, les modifications épigénétiques recouvrent la méthylation de l’ADN, les modifications des histones et l’expression d’ARN non messagers, l’ensemble influençant l’expression des gènes sans modifier la séquence de l’ADN (il ne s’agit pas de mutations génétiques). Le propre de ces modifications est que, si elles ne sont pas irréversibles, elles sont malgré tout héritables d’une cellule à une autre et relativement stables dans le temps.14 Cela explique leur capacité à garder la mémoire d’une exposition, et à entraîner une expression phénotypique des années après l’exposition (
Un paradigme pour les perturbateurs de la physiologie
Tout ce que l’étude des perturbateurs endocriniens nous a permis d’apprendre s’applique aussi à d’autres impacts sanitaires, comme les troubles de l’immunité, la perturbation du système nerveux, que ce soit au cours du développement ou par des mécanismes dégénératifs, ou les dérégulations du métabolisme. En réalité, il semble pertinent de parler de « perturbateurs de la physiologie », terme plus global recouvrant à la fois des mécanismes endocriniens et d’autres mécanismes de communication physiologique similaires. C’est sans doute dans ce sens qu’une bonne partie des travaux de toxicologie évolueront, et ce n’est pas sans rappeler que les grands médecins et physiologistes du XIXe siècle, Bernard, Magendie, Orfila, se sont aussi intéressés aux mécanismes toxiques.
Décrire l’enchaînement logique des événements
L’importance de la notion de perturbateurs endocriniens réside dans les nombreux impacts sanitaires de ces substances et de leurs interactions avec d’autres facteurs de stress. Nous avons cité un certain nombre de maladies chroniques, mais les perturbateurs endocriniens pourraient aussi intervenir dans les complications de maladies infectieuses.15 Par ailleurs, ils illustrent parfaitement l’évolution de la toxicologie fondamentale et réglementaire, qui s’efforce actuellement de décrire de manière précise et argumentée les différentes étapes allant de l’initiation moléculaire à l’impact sanitaire ultime. Cette approche s’applique parfaitement bien aux perturbateurs endocriniens mais est compatible avec beaucoup de facteurs de stress de nature différente.
1. Darbre PD. The history of endocrine-disrupting chemicals. Curr Opin Endocr Metab Res [Internet]. 2019 Aug [cited 2021 May 24];7:26-33. Available from: https://linkinghub.elsevier.com/retrieve/pii/S245196501830067X
2. Carson R. Silent spring. 40th anniversary ed., 1st Mariner Books ed. Boston: Houghton Mifflin; 2002. 378 p.
3. Guillette LJ, Gross TS, Masson GR, Matter JM, Percival HF, Woodward AR. Developmental abnormalities of the gonad and abnormal sex hormone concentrations in juvenile alligators from contaminated and control lakes in Florida. Environ Health Perspect [Internet]. 1994 Aug [cited 2021 May 24];102(8):680. Available from: https://www.jstor.org/stable/3432198?origin=crossref
4. Soto AM, Justicia H, Wray JW, Sonnenschein C. p-Nonyl-phenol: an estrogenic xenobiotic released from “modified” polystyrene. Environ Health Perspect. 1991 May;92:167–73.
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8. Duval C, Teixeira-Clerc F, Leblanc AF, Touch S, Emond C, Guerre-Millo M, et al. Chronic exposure to low doses of dioxin promotes liver fibrosis development in the C57BL/6J Diet-Induced Obesity Mouse Model. Environ Health Perspect. 2017 Mar;125(3):428–36.
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10. Drakvik E, Altenburger R, Aoki Y, Backhaus T, Bahadori T, Barouki R, et al. Statement on advancing the assessment of chemical mixtures and their risks for human health and the environment. Environ Int. 2020 Jan;134:105267.
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15. Wu Q, Coumoul X, Grandjean P, Barouki R, Audouze K. Endocrine disrupting chemicals and COVID-19 relationships: A computational systems biology approach. Environ Int. 2020 Oct 30;106232.
Dans cet article
- Le hasard à l’origine du concept ?
- Comment définir un perturbateur endocrinien ?
- Les impacts sanitaires sont multiples
- Des caractéristiques toxicologiques inhabituelles
- Vers une formalisation des mécanismes d’action
- Un paradigme pour les perturbateurs de la physiologie
- Décrire l’enchaînement logique des événements