L’obésité infantile est devenue une préoccupation importante des sociétés occidentales. Grâce à de nombreuses études, on sait aujourd’hui que l’expression d’une obésité dans l’enfance nécessite la combinaison de plusieurs facteurs, notamment génétiques et environnementaux. Elle ne peut donc se réduire à la seule explication d’un excès alimentaire. Pourtant, cette représentation est encore largement partagée et a pour conséquence de gommer la diversité et les enjeux de cette maladie chronique.
En tant que psychologues intervenant en service hospitalier, nous travaillons pour la reconnaissance de la complexité de ces situations et la compréhension du « symptôme-obésité » au sens psychosomatique qui vient, comme souvent en médecine, révéler quelque chose de la vie psychique du patient. Autrement dit, nous tentons de mettre en lumière ce que les variations de l’obésité peuvent dire de l’état émotionnel de l’enfant.
Le but du psychologue, en collaboration avec les médecins et diététiciens, est d’accompagner ces enfants de la manière la plus spécifique possible, notamment sur les retentissements corporels, émotionnels et relationnels de l’obésité.
Pourquoi une prise en charge psychologique ?
Au commencement était l’oralité
Pour le psychologue, en clinique de l’obésité, il est précieux de retracer la manière dont l’oralité d’un enfant a été marquée par des événements, des émotions depuis ses premiers instants de vie, pas tant pour expliquer l’installation de l’hyperphagie mais davantage parce que l’oralité participe à la construction identitaire de l’enfant.
Quand le parent nourrit son bébé, il lui transmet bien plus que ce dont l’enfant a besoin sur le plan nutritionnel. Il lui offre son affection, ses choix, sa culture, ses traditions, etc. et façonne son narcissisme. Gestes, mots tendres et plaisir du parent à donner ses repas à l’enfant contribuent à la découverte de l’autre et du monde. Petit à petit, l’enfant acquiert un rythme grâce à ces signaux corporels et aux réponses parentales. Quand ces réponses ne sont pas en accord avec ses besoins, celui-ci éprouve manque, déplaisir ou une trop grande excitation qui peut, plus tard, faire le lit de troubles du comportement alimentaire. L’enfant en situation d’obésité peut en exprimer, comme tout enfant qui n’aurait pas de retentissement sur son poids.
Notre pratique clinique nous a permis d’observer que l’enfant en situation d’obésité a des besoins alimentaires importants auxquels s’ajoutent parfois, le plus souvent à l’adolescence, des conduites compulsives. Le diagnostic de troubles du comportement alimentaire est toujours à poser avec précaution tant il peut être stigmatisant pour un adulte en devenir.
Par ailleurs, il est fondamental de mesurer l’impact d’une restriction alimentaire qui, si elle est trop importante, peut exposer le patient à des échecs et à des décompensations sur le plan émotionnel ou alimentaire (
Le corps devenu gros et ses fonctions
Alors que le corps des patients est massif, le sujet est parfois comme « effacé » en entretien psychologique. Il « va bien », n’a pas de plainte, n’exprime que peu ou pas d’émotions. Ainsi, certains patients présentent un fonctionnement opératoire où élaboration et travail psychique peinent à émerger (
Pourtant, l’obésité peut se majorer dans un contexte de vie difficile marqué par des difficultés éducatives, des traumas, des séparations, etc. L’objectif du psychologue est alors de permettre au patient de mettre du sens sur ses variations de poids et d’éclairer la fonction du « symptôme-obésité ». Celle-ci se décline pour chaque patient de manière singulière, mais il est fréquent que l’obésité inscrive le jeune dans sa filiation, en ressemblant à ses parents en situation d’obésité ou en lui assignant une place identifiée dans le système familial (
On rencontre également des patients pour qui le processus d’autonomisation est empêché du fait d’une relation dépendante aux parents : le patient est toujours considéré comme un tout-petit tout-puissant ne pouvant tolérer la frustration, notamment alimentaire. Il est alors conduit en consultation par ses parents, qui délèguent la tâche de lui « réapprendre à manger ».
Il arrive aussi que le « symptôme-obésité » revête une fonction de protection face aux agressions de l’extérieur mais aussi face aux changements pubertaires. L’adolescent en situation d’obésité est souvent confronté à un corps où les caractères sexuels ne peuvent se révéler, voire s’inversent : corps masculinisé par la pilosité et les troubles des règles chez la fille, corps féminisé avec verge enfouie et adiposo-gynécomastie chez le garçon. L’accompagnement des soignants veille à préserver cette fonction protectrice de l’enveloppe corporelle, en évitant des pertes de poids trop rapides qui risqueraient de fragiliser psychiquement le patient.
Comment procéder ?
Respecter la temporalité psychique du patient
Il est nécessaire de respecter la temporalité psychique du patient pour que puisse émerger une demande. Le plus souvent, l’enfant n’exprime pas de demande précise vis-à-vis de son corps. Il a grandi avec sa surcharge pondérale, elle lui est familière. En effet, selon la solidité du narcissisme hérité des interactions précoces, les enfants se sentent plus ou moins « attaqués » et en souffrance par rapport à leur image.
Bien souvent, la demande est formulée des années après le début de l’apparition de l’obésité. Elle peut émerger du côté des parents à la suite de la rencontre avec des professionnels de santé inquiets par la prise de poids ou à la suite d’événements familiaux qui permettent soudain d’y porter attention. Il s’agit alors de faire prendre conscience à l’enfant et à sa famille que les conseils qu’ils reçoivent vont être utiles tout au long de la vie et que le « problème de poids » ne peut se résoudre du jour au lendemain.
À l’adolescence, la demande peut aussi se faire du côté du patient, plus soucieux du regard des autres ou dans des contextes de moqueries ; certains en viennent à déprimer, à s’isoler de leurs pairs, pour finalement adhérer au discours sociétal qui les dévalorise. L’urgence concerne alors plus leur état psychique que leur obésité et ses rares complications à cet âge.
Mais il arrive aussi qu’à l’adolescence la demande soit empêchée par des résistances fortes : le patient se présente avec une attitude fière, « solide » en apparence pour affronter les stigmatisations possibles. Le travail du psychologue est alors de permettre qu’une demande s’élabore au fil du temps et qu’une parole advienne.
La temporalité de l’obésité répond rarement à l’empressement du patient, des parents ou des soignants à faire disparaître le symptôme. Prendre le temps de faire alliance avec la famille et le patient est nécessaire avant de pouvoir cerner l’objectif de l’accompagnement. Pour certains, il s’agit de l’amaigrissement, pour d’autres, plutôt de l’acceptation d’un corps, certes en surcharge pondérale mais dans lequel ils se sentent bien (
Veiller à garder un regard professionnel bienveillant
Les jugements de la société envers les enfants et adolescents en situation d’obésité sont nombreux : « familles peu vigilantes, voire maltraitantes », « manque d’activité physique », « excès de jeux vidéo » qui expliqueraient les prises de poids importantes. Pourtant, pour aider un patient en situation d’obésité et sa famille, les a priori négatifs comme les discours fatalistes et culpabilisants sont délétères. L’objectif de la prise en charge est d’instaurer une relation de confiance en luttant contre une position qui serait coercitive, comme cela est parfois le cas dans les projets de séparation (par exemple, les centres diététiques ou les placements par l’aide sociale à l’enfance).
Si, bien souvent, les familles n’ont pas été suffisamment cadrantes sur le rythme alimentaire ou ont rencontré des difficultés dans leur vie ne permettant pas un rapport à l’alimentation serein (la crise de la pandémie de Covid-19 en est un bon exemple), elles n’ont pas « gavé leur enfant ».
Seul un accompagnement respectueux de l’histoire, de l’intimité et des rites des familles peut permettre une prise en charge adaptée et efficace à long terme sur le rapport de l’enfant à son corps et à son alimentation.
Une intervention psychologique pour appréhender le « symptôme-obésité »
Le « symptôme-obésité » est la porte d’entrée sur la vie psychique et les éventuels conflits internes du patient. Pour en appréhender les subtilités individuelles, l’intervention bienveillante du psychologue est fondamentale aux côtés des médecins et des diététiciens. Elle a pour but d’évaluer la place du symptôme, le contexte de vie et les facteurs émotionnels pouvant participer à l’aggravation de la prise de poids et d’accompagner les ressources des patients et de leur famille.
Si elle ne peut pas toujours être proposée à l’hôpital, ou qu’elle est limitée à des entretiens trop peu fréquents, il appartient aux professionnels de santé recevant des enfants en situation d’obésité de les adresser en ville, où un panel de prises en charge psychologiques peut leur être proposé : thérapies familiales, psychothérapies individuelles d’orientation psychanalytique ou cognitivo-comportementales, groupes de parole, psychodrames, etc.
1. Jasmine, 16 ans,
a une obésité précoce pour laquelle elle a déjà eu de nombreuses prises en charge dont certaines très restrictives dès l’enfance. Actuellement, elle pèse 120 kg pour 164 cm. En entretien psychologique, Jasmine évoque cette succession de prises en charge « sans résultat ». Elle ressent un grand sentiment d’échec et aimerait perdre du poids mais n’y parvient pas. Elle admet sa difficulté à reconnaître et à exprimer ses ressentis, puisqu’elle dit : « J’extériorise mes émotions en mangeant. » Jasmine grignote souvent et surtout la nuit. Ce night eating syndrom dont elle souffre, trouble à bas bruit car opérant à l’abri des regards, sera abordé lors de nombreux entretiens avant d’envisager tout conseil diététique.
2. John, 9 ans,
dont la prise de poids s’accélère ces derniers mois (IMC à 30,5), décrit d’emblée une grande frustration lors des repas, ce qui le conduit souvent à se mettre en colère et à s’isoler pour retrouver son calme. Il raconte qu’il a toujours besoin de faire quelque chose, qu’il ne supporte pas de ne rien faire, cela l’ennuie et il finit par se mettre en colère ou par manger. Il est peu dans ses pensées et toujours en action. John a un fonctionnement opératoire, il lui est difficile d’appréhender le manque, le vide, le temps sans se sentir débordé par une tension. L’accompagnement de la psychologue consiste dès les premiers entretiens à l’aider à représenter ses émotions par le jeu et le dessin en plus des mots.
3. Ian, 11 ans,
lorsque nous le rencontrons en consultation pluridisciplinaire, a une obésité en phase ascendante sans comorbidité (IMC à 28). Les parents sont séparés depuis quelque temps, et le poids de leur fils paraît être l’enjeu de tous les conflits conjugaux. La mère de Ian reproche surtout au père son laxisme (pas d’heure de coucher, écrans sans limite, cadeaux, repas fast-food, etc.). Ian se trouve dans un conflit de loyauté très difficile : il s’identifie à son père, lui aussi en situation d’obésité, et aime partager ces moments de complicité mais peut lui reprocher, dans un collage au discours de sa mère, son manque de cadre. Un travail est alors proposé aux parents pour que le « symptôme-obésité », catalyseur de leurs conflits, n’ait plus à s’exprimer avec la même intensité.
4. Élise, 15 ans,
se présente dès les premières consultations d’obésité comme n’ayant « aucune demande » vis-à-vis de son poids, amenée par ses parents inquiets (IMC à 33). Élise explique avoir grandi avec ce poids toujours « hors normes ». Elle a une attitude fière, mettant en avant ses qualités cognitives, son humour et sa réputation de « bonne copine ». Au fil du temps, le contact avec la psychologue se consolide, Élise s’autorise à parler de sa vie de famille marquée par des dévalorisations successives de la part de son père. Il aurait toujours exigé d’elle qu’elle fasse preuve de « volonté pour maigrir ». À l’approche de ses 17 ans, et alors que la psychologue lui annonce son départ prochain, elle déprime. L’armure constituée par son poids semble se fendre sous l’angoisse de séparation qu’elle ressent. La fonction protectrice de son obésité peut alors être abordée en entretien et permettre qu’émerge une demande personnelle de prise en charge.
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