La maladie thromboembolique veineuse (MTEV) au cours des cancers est fréquente et responsable d’une importante morbi-mortalité. Les patients porteurs de cancers courent un risque significativement plus élevé de complication thrombo­embolique veineuse, de récidive de cette MTEV et de saignement sous traitement anticoagulant que ceux qui en sont indemnes. La maladie thromboembolique veineuse peut précéder le diagnostic du cancer, ou apparaître au cours de son évolution, en particulier lors d’une progression de la maladie cancéreuse, mais aussi à l’occasion d’une hospitalisation, d’une chirurgie, ou d’une modification thérapeutique (effet thrombogène de certains médicaments anticancéreux). Parmi les personnes qui ont un cancer, la survie est inférieure en cas de complication thrombo­embolique veineuse. En effet, la maladie thromboembolique veineuse est la deuxième cause de décès, après le cancer lui-même, avec un taux d’incidence d’environ 10 %.
C’est pourquoi, depuis plusieurs années, l’indication d’un traitement prophylactique lors de la prise en charge des patients porteurs d’un cancer se discute. Elle est d’autant plus d’actualité que les anticoagulants oraux directs (AOD), moins agressifs, sont aujourd’hui disponibles.
Du fait de l’augmentation du risque hémorragique sous traitement anticoagulant prophylactique dans la population concernée, comme l’a rapporté en 2020 la méta-analyse Cochrane,1 il est primordial de bien connaître les facteurs ou situations les plus à risque afin d’identifier les patients auxquels la prévention de la MTEV bénéficiera le plus.
Les recommandations des sociétés savantes (American Society of Oncology [ASCO 2019],International Initiative on Thrombosis and Cancer [ITAC 2019], American Society of Hematology [ASH 2021]) et référentiels publiés ces dernières années (référentiel de l’Association francophone des soins oncologiques de support [AFSOS 2021], National Comprehensive Cancer Network practice guidelines [NCCN 2021]) 2-6 nous aident à répondre à ces questions.

Des facteurs de risque liés au cancer, aux traitements, au patient, au terrain

Environ 25 % des patients atteints d’un cancer, quel qu’il soit, sont ou seront affectés par une maladie thrombo­embolique veineuse, soit 4 à 6 fois plus que la population non cancéreuse, ce qui aggrave le pronostic. Cette fréquence est probablement amenée à croître dans les prochaines années du fait du vieillissement de la population et de l’utilisation de la chimiothérapie chez certains patients cancéreux âgés, puisque l’âge est aussi un facteur de risque indépendant de MTEV.
Le risque de MTEV dépend de plusieurs facteurs,6 liés ou non au cancer :
– un cancer actif, de stade avancé ;
– le type de cancer : plusieurs études montrent que les cancers les plus à risque sont ceux du cerveau, du pancréas, de l’estomac, de la vessie, de l’ovaire, du poumon, et le syndrome myéloprolifératif. Dans le cancer du poumon, une fréquence 3 fois supérieure a été rapportée en cas d’adénocarcinome, versus carcinome épidermoïde, lors d’une étude de cohorte incluant plus de 500 patients ;
– le terrain majore également le risque : antécédent personnel de maladie thromboembolique veineuse, obésité, insuffisance cardiaque ou respiratoire, âge avancé, performance status* altéré…
– une cause associée : hospitalisation pour une affection aiguë intercurrente, type de traitement du cancer, intervention chirurgicale.

Quand un traitement prophylactique est-il indiqué ?

En cas de cancer, les indications de la prévention des thromboses veineuses reposent sur un ensemble de critères/paramètres.

Hospitalisation en médecine : héparines de bas poids moléculaire conseillées

Aucune étude randomisée n’a spécifiquement évalué l’intérêt de la prophylaxie de la maladie thromboembolique veineuse dans une population de patients cancéreux hospitalisés pour une affection aiguë. Cependant, plusieurs études randomisées ont évalué l’efficacité et la tolérance d’une telle prophylaxie chez des patients hospitalisés pour une affection aiguë ayant des facteurs de risque, dont un cancer. L’étude des sous-groupes de patients cancéreux (de 5 à 15 % des patients inclus dans ces études) montre qu’une anticoagulation à dose préventive par héparine de bas poids moléculaire (HBPM), héparine non fractionnée (HNF) ou fondaparinux semble réduire l’incidence de la MTEV, sans modifier la mortalité et les hémorragies majeures.
Les données du registre international RIETE (pour Registro Informatizado Enfermedad TromboEmbolica) publiées en 2016 confortent ces résultats en rapportant que, parmi 3 527 patients ayant une MTEV provoquée par une hospitalisation pour pathologie médicale aiguë, la proportion de patients atteints de cancer était près de 2 fois supérieure dans le groupe qui n’avait pas bénéficié d’une prophylaxie (22 % vs 13 %).
C’est pourquoi les différentes sociétés savantes recommandent, ou « suggèrent » selon les sociétés (du fait de l’absence d’études spécifiques), une anticoagulation prophylactique parentérale chez les patients cancéreux hospitalisés pour une affection médicale aiguë. Cette prophylaxie doit être discutée en cas de contre-indications (saignement actif, thrombopénie < 50 000 G/L). Le traitement préventif est arrêté à la sortie de l’hôpital, ou parfois plus tôt si le retour à une mobilité « normale » est plus précoce.2-6
Le traitement prophylactique repose sur les HBPM ou le fondaparinux, si la clairance de la créatinine est au moins égale à 30 mL/min (20 mL/min pour la tinza­parine), ou par HNF (tableau 1). Dans ce contexte, les AOD ne sont pas recommandés.

En chirurgie : prévention pharmacologique selon les risques thrombotique et hémorragique

Le risque thrombogène de la chirurgie est reconnu depuis longtemps, d’autant qu’il s’agit d’une chirurgie du cancer. Chez les patients porteurs d’un cancer, le risque de maladie thromboembolique veineuse favorisée par la chirurgie dépend du type de cancer, de la durée de l’intervention et aussi de facteurs liés au patient lui-même (obésité, antécédents de MTEV…) ; il doit être mis en balance avec le risque hémorragique chirurgical. La plupart des centres chirurgicaux prenant en charge les cancers ont des protocoles de prévention de cette situation.
Les résultats des études évaluant l’efficacité et la tolérance d’une prévention de la MTEV en chirurgie, incluant des patients opérés d’un cancer, plaident en faveur de cette prévention pharmacologique plutôt que d’une prévention mécanique (compression pneumatique intermittente). En fonction des risques hémorragique et thrombotique, les recommandations/suggestions sont les suivantes2-6 (fig. 1) :
– une thromboprophylaxie médicamenteuse par héparine de bas poids moléculaire, ou héparine non fractionnée en cas d’insuffisance rénale sévère (tableau 1) est indiquée pour tout patient qui subit une chirurgie carcinologique majeure, sauf contre-indication du fait d’un risque hémorragique élevé ;
– en cas de contre-indication du fait d’un risque hémorragique élevé, une prophylaxie mécanique est recommandée ;
– les antivitamine-K (AVK) ou les anticoagulants oraux directs ne sont pas recommandés dans cette indication ;
– la durée recommandée de la thomboprophylaxie médicamenteuse est de sept à dix jours, étendue à quatre semaines en cas de chirurgie carcinologique majeure, abdominale ou pelvienne, d’obésité, d’antécédents de MTEV ou d’immobilisation prolongée.

Et les patients ambulatoires recevant un traitement systémique ?

Du fait du risque de maladie thromboembolique veineuse chez les patients sous chimiothérapie pour cancer, l’indication d’un traitement anticoagulant préventif en ambulatoire se discute, durant toute la période de leur traitement. Cette problématique a de nouveau été étudiée depuis l’apparition des anticoagulants oraux directs, qui sont plus faciles à utiliser que les AVK à petite dose, et moins agressifs que les héparines de bas poids moléculaire, surtout pour un traitement susceptible de durer plusieurs mois.
Une revue Cochrane de quinze essais randomisés,1 comparant une prévention par HBPM à l’absence de prévention, a montré une diminution significative du risque de MTEV (risque relatif [RR] : 0,56 [0,42-0,74]), sans effet sur la mortalité ni majoration significative du risque de saignement majeur (RR : 1,14 [0,7-1,85]).
Les premières études sur ce sujet portaient sur des populations de cancéreux ambulatoires non sélectionnées et impliquaient de nombreux sujets à traiter pour éviter la complication thrombotique. C’est pourquoi, dans cette indication, les études plus récentes ont inclus des patients à plus haut risque de thrombose (sélectionnés grâce à des scores validés) et ont évalué les AOD dans le même temps.
À l’heure actuelle, le score le plus fiable et le plus utilisé lors de ces études pour sélectionner les patients à haut risque de thrombose est celui de Khorana, évalué au début du traitement anticancéreux7 (tableau 2). Chez les personnes dont le score de Khorana est au moins égal à 3, le risque de MTEV est d’environ 7 % ; réévalué après trois mois de traitement anticoagulant préventif par HBPM, il diminue d’environ 50 % par rapport au placebo. Récemment, l’étude ALPERT8 a évalué un AOD en prévention : apixaban, à la dose de 2,5 mg matin et soir, versus placebo chez 574 patients débutant une chimio­thérapie (25 % atteints de lymphomes) dont le score de Khorana était supérieur ou égal à 2. Elle rapporte un risque de MTEV de 10,2 % sous placebo et de 4,2 % sous apixaban (hazard ratio [HR] : 0,41 ; intervalle de confiance à 95 % [IC à 95 %] : 0,26-0,65 ; nombre de sujets à traiter [NST] : 17), au prix d’une augmentation du risque hémorragique sous AOD (HR : 2,00 ; IC à 95 % : 1,01-3,95).
Des résultats comparables ont été obtenus par l’étude CASSINI, qui a inclus 840 patients ambulatoires débu­-tant une chimiothérapie (50 % de cancers digestifs avec environ 30 % de cancers du pancréas), dont le score de Khorana était au moins égal à 2. En effet, une diminution significative du risque de MTEV (2,6 % sous rivaroxaban 10 mg/j versus 6,4 % sous placebo ; NST : 26), sans aug­mentation significative du risque d’hémorragie majeure (2 % sous rivaroxaban vs 1 % sous placebo [RR : 1,96 ; IC à 95 % : 0,49-6,59]), a été mise en évidence.7
D’autres scores sont en cours d’évaluation, prenant en compte à la fois les facteurs de risque liés au cancer et liés au patient (score COMPASS), ou spécifiques d’une pathologie particulière (lymphome, syndrome myéloprolifératif).
 

En pratique

À partir des différentes recommandations, certains points apparaissent essentiels (fig. 2) :
– chez les patients ambulatoires traités par chimiothérapie systémique, une prophylaxie pharmacologique systématique par héparine de bas poids moléculaire, antivitamine-K ou anticoagulants oraux directs n’est pas recommandée ;
– il est nécessaire d’évaluer le risque de maladie thrombo­embolique veineuse, au début du traitement du cancer, à l’aide d’un score, et d’évaluer au mieux le risque hémorragique et les potentielles interactions de ce traitement avec les AOD ;
– si le risque de MTEV est faible, une prophylaxie primaire pharmacologique n’est pas indiquée ;
– chez les patients ambulatoires traités par chimio­thérapie systémique à risque élevé de MTEV (score de Khorana supérieur ou égal à 2, et, pour certains, tout cancer du pancréas), en l’absence de saignement actif et de risque hémorragique élevé, une prophylaxie pharmacologique par AOD (rivaroxaban 10 mg/j ou apixaban 2,5 mg × 2/j) ou HBPM est recommandée. La balance risque-­bénéfice doit être expliquée au patient.2
Cas particulier : chez les patients atteints de myélome multiple et traités par thalidomide ou lénalidomide associés à des corticoïdes et/ou une chimiothérapie systémique, une prophylaxie primaire de la MTEV est recommandée. Dans cette indication, les AVK à doses réduites ou thérapeutiques, les HBPM à doses prophylactiques et de faibles doses d’aspirine ont montré des effets similaires.

Hors hospitalisation, pas de prophylaxie systématique

Le risque de MTEV des patients ayant un cancer varie de façon substantielle en fonction du cancer, de son stade, de son traitement et aussi des facteurs de risque propres au patient.
En dehors des périodes d’hospitalisation pour une affection aiguë ou une chirurgie carcinologique, où le traitement préventif est indiqué (sauf contre-indication), la prophylaxie pharmacologique de la MTEV pour les patients ambulatoires ayant un cancer actif n’est pas systématique. L’anticoagulation préventive ne doit se discuter que pour des patients jugés à haut risque de thrombose, sans risque hémorragique majeur, non seulement en début de traitement mais aussi au cours de l’évolution. Ce traitement reste actuellement peu utilisé, des études complémentaires sont nécessaires pour mieux sélectionner les patients et leur proposer la meilleure option. 

* NDLR Performance status : outil de mesure du degré d’autonomie d’une personne par sa capacité à accomplir certaines tâches de la vie quotidienne.

Références

1. Rutjes AW, Porreca E, Candeloro M, Valeriani E, Di Nisio M. Primary prophylaxis for venous thromboembolism in ambulatory cancer patients receiving chemotherapy. Cochrane Database Syst Rev 2020;12:CD008500.
2. Key NS, Khorana AA, Kuderer NM, Bohlke K, Lee AYY, Arcelus JI, et al. Venous thromboembolism prophylaxis and treatment in patients with cancer: ASCO clinical practice guideline update. J Clin Oncol 2020;38:496-520.
3. Farge D, Frere C, Connors JM, Ay C, Khorana AA, Munoz A, et al. 2019 international clinical practice guidelines for the treatment and prophylaxis of venous thromboembolism in patients with cancer. Lancet Oncol 2019;20:e566-e581.
4. Lyman GH, Carrier M, Ay C, Di Nisio M, Hicks LK, Khorana AA, et al. American Society of Hematology 2021 guidelines for management of venous thromboembolism: prevention and treatment in patients with cancer. Blood Adv 2021;5:927-74.
5. AFSOS, Association francophone des soins oncologiques de support. Prise en charge de la maladie thromboembolique veineuse en cancérologie [en ligne] Disponible sur : https://www.afsos.org/wp-content/uploads/2018/12/Prise-en-charge-de-la-maladie-thromboembolique-veineuse-en-canc%C3%A9rologie_2021.pdf
6. Streiff MB, Holmstrom B, Angelini D, Ashrani A, Elshoury A, Fanikos J, et al. Cancer-associated venous thromboembolic disease, version 2.2021. NCCN practice guidelines in oncology. J Natl Compr Canc Netw 2021;19:1181-201.
7. Khorana AA, Kuderer NM, Culakova E, Lyman GH, Francis CW. Development and validation of a predictive model for chemotherapy-associated thrombosis. Blood 2008;111:4902-7.
8. Carrier M, Abou-Nassar K, Mallick R, Tagalakis V, Shivakumar S, Schattner A, et al. Apixaban to prevent venous thromboembolism in patients with cancer. N Engl J Med 2019;380:711-9.

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Résumé

La maladie thromboembolique veineuse (MTEV) au cours des cancers est fréquente. Il s’agit d’une cause importante de morbidité et de mortalité des personnes concernées. La prophylaxie médicamenteuse pose la question du risque hémorragique chez ces patients fragiles, ce qui explique la nécessité de sélectionner la population la plus à risque d’événements thromboemboliques, en fonction du type de cancer et des facteurs de risque de thrombose propres au patient. Alors que les modalités de la prévention sont bien établies lors d’une hospitalisation pour une affection aiguë ou une chirurgie du cancer, le plus souvent par héparine de bas poids moléculaire, des questions demeurent quant à l’indication d’une prophylaxie pour les patients ambulatoires recevant une chimiothérapie, et à la place des anticoagulants oraux directs dans cette indication.