De tout temps, les écrivains ont fait de la maladie ou de leurs propres misères physiques un sujet de prédilection. Mais désormais, en dehors de tout contexte littéraire, d’autres voix – nombreuses – se font entendre qui font le récit de ce combat singulier contre un mal qui vient bouleverser leur vie et celle de leurs proches. De valeur inégale, certains de ces écrits sont de simples témoignages quand d’autres sont remarquables par leur qualité d’écriture et d’autoanalyse (citons parmi d’autres : Végétal d’Antoine Percheron, La Traversée imprévue d’Estelle Lagarde, La Grande Santé de Frédéric Badré, Carnet de santé foireuse de Polza). Cet épanouissement de la littérature des patients est bien l’indice que ces derniers ont rompu depuis trois ou quatre décennies avec plus de 2 500 ans de passivité. Quatre ouvrages récents (parmi bien d’autres) en témoignent. Le premier L’Homme qui ne savait plus écrire est l’œuvre de François Matheron. Ce philosophe, spécialiste d’Althusser, a été victime d’un très grave accident vasculaire cérébral en 2005 qui l’a rendu agraphique… et pourtant, il écrit – et admirablement – sur son nouvel état : « Un jour, j’ai appris l’existence de machines permettant d’écrire par la voix, sans autre intermédiaire : il suffisait de parler, la machine faisait le reste ; j’ai pu, alors, réécrire sans pour autant savoir écrire. J’écris L’homme qui ne savait plus écrire avec mon appareil, le résultat est immédiat. Je ferme mon appareil ; je commence à écrire – à la main ou sur mon clavier, peu importe : pour “L’Homme”, ça marche ; pour “qui”, ça dépend des jours ; pour “ne”, plus de problèmes ; pour “savait”, c’est très problématique ; et pour “écrire”, ça marche en général ». François Matheron fait lire son texte en cours d’élaboration à ses amis « Je t’envoie la suite de ce texte. Je suis incapable de savoir si cela a un intérêt en dehors de moi-même. Et toi ? ». Les réponses sont nombreuses. Il les incorpore dans son récit sans vraiment les distinguer tout en continuant à réfléchir sur Althusser, lequel prétendait ne se souvenir de rien. Le contraste avec sa misère physique est saisissant : si son corps a lâché, son cerveau semble s’être étendu en dehors de lui-même, faisant de ce récit d’un homme agraphique une incroyable polyphonie de pensées.
Autre texte, L’Invasion des grains d’avoine. Amère récolte. Son auteur, Jacques Robert, pédiatre, a un cancer du poumon. Un médecin malade : on nous attend tous dans cette situation. Comment réagirons-nous ? Lui raconte sa maladie et en même temps, médecin jusqu’au bout des ongles, il explique la maladie, les traitements, l’effet placebo, les examens complémentaires… faisant magnifiquement œuvre de pédagogie à l’usage des non-médecins. Une double casquette qui le rend légitime pour ce pied de nez au cancer : « Ce journal […] est un regard sur la souffrance et m’a permis de mettre des mots sur le mal et les maux. Expliquer à l’autre aide à exister et à comprendre le soi. Mais qui est l’autre ? ». Autre situation encore, celle de Katia Ghanty dont Les Frottements du cœur sont un journal hospitalier. Elle raconte sa gravissime tamponnade cardiaque. Les commandos de la réanimation interviennent. Elle n’existe plus vraiment en tant que personne, car l’urgence est extrême et il faut avant tout la sauver. Une circulation extracorporelle s’impose, pratiquée sans anesthésie ni sédation. Elle, quoique sans force, enregistre tout. Quand les réanimateurs liront à distance le beau récit, sans animosité, de cette bataille, ils la remercieront de les avoir éclairés sur leur pratique. On ne peut résister à citer ce passage sur les urgences de Lariboisière : « La cour des miracles. Plein de gens amenés par des pompiers qui se débattent et protestent en criant qu’ils n’ont pas besoin d’être là, et inversement, des gens qui revendiquent leur droit d’être là, alors que les médecins leur soutiennent qu’ils n’ont rien ». Lucie Hovhannessian, quant à elle, va très bien. Elle a 20 ans quand on lui annonce à l’occasion d’un dépistage systématique sa séropositivité, ce qu’elle raconte dans : Presque comme les autres, ma vie de jeune séropositive. Mais quelle est la menace ? Le virus ? « Si je ne prenais pas mes trois pilules par jour, je pourrais même facilement oublier que je suis porteuse du virus. Parfois, il m’arrive de me demander si c’est bien réel, si on ne m’a pas menti, si le VIH est vraiment en moi, tellement il semble absent de ma vie quotidienne, à quelques détails près », ou les préjugés des autres, surtout dans sa vie amoureuse quand elle annonce qu’elle est séropositive ? Son livre est un coming out sérologique pour dompter un intrus et briser les préjugés et la stigmatisation automatique ». À quand la lecture de ces ouvrages dans les facultés de médecine ?