Les avancées thérapeutiques dans le domaine de l’oncologie ainsi que le développement des techniques en prévention primaire ont transformé la recherche concernant les patients atteints de cancer. De plus en plus nombreuses et dépistées de plus en plus tôt, les personnes concernées font face à de nouveaux enjeux après le diagnostic, parmi lesquels le maintien en emploi occupe une place importante. C’est donc pour mieux comprendre les nouveaux besoins des personnes atteintes que l’Institut national du cancer (INCa) a mis en place un dispositif d’enquêtes nationales représentatives visant à documenter sur les conditions de vie 2 ans et 5 ans après un diagnostic de cancer.1 Environ 4 000 personnes âgées de 18 à 82 ans, résidant en France métropolitaine et ayant été diagnostiquées de l’une des douze tumeurs les plus prévalentes en France, ont ainsi été interrogées sur différentes thématiques telles que : l’état de santé perçu, le suivi médical, les comportements de prévention, la vie professionnelle, la parentalité et la sexualité. En 2012, l’enquête VICAN2 (La vie deux ans après un diagnostic de cancer) avait montré une dégradation de la vie professionnelle 2 ans après le diag­nostic, avec une baisse du taux d’emploi et une hausse du taux de chômage.2 À 5 ans du diagnostic, la situation reste dégradée pour une partie de la population, notamment pour les personnes les plus vulnérables sur le marché du travail (les plus âgées, celles ayant un niveau d’études inférieur au baccalauréat et celles en contrat précaire lors du diagnostic) qui restent les plus impactées par la maladie dans leur vie professionnelle.3
Nous revenons ici sur trois points clés concernant l’impact d’un diagnostic de cancer sur les parcours professionnels. D’abord, comment cet impact est amplifié ou modulé selon que les personnes concernées sont salariées ou non ? Ensuite, dans quelle mesure les séquelles consécutives à la maladie ou à ses traitements pèsent sur le retour au travail ? Enfin, qu’en est-il des dispositifs censés justement faciliter ce retour, en particulier les aménagements du poste de travail ?

Travailleurs salariés et non salariés : quelles différences après un diagnostic de cancer ?

L’étude des travailleurs salariés et indépendants (non-salariés) a été possible grâce à la stratification de l’échantillonnage réalisée pour le recrutement des participants à partir des régimes d’Assurance maladie obligatoires (ex-Caisse nationale d’Assurance maladie des travailleurs salariés, ex-Régime social des indépendants et Mutualité sociale agricole) et à une surreprésentation de la population des travailleurs indépendants. Ainsi, 13,3 % des individus ont déclaré être travailleurs indépendants au moment du diagnostic, soit 11 % de ceux âgés de 18 à 54 ans (les 89 % restants étant travailleurs salariés). Si la situation professionnelle des salariés et des indépendants semble similaire 5 ans après le diagnostic avec des taux de maintien en emploi non statistiquement différents (81,1 % pour les premiers et 86,0 % pour les seconds ; p = 0,079), les trajectoires professionnelles de ces deux populations diffèrent sur plusieurs points. Par exemple, considérant le maintien en emploi effectif (c’est-à-dire, selon la définition du Bureau international du travail qui exclut les arrêts maladie de longue durée du taux d’emploi), une différence significative apparaît entre ces deux groupes de travailleurs : 84,9 % des indépendants sont alors considérés en emploi au moment de l’enquête contre seulement 78,6 % des salariés. De plus, les personnes sorties de l’emploi au moment de l’enquête sont principalement en situation d’invalidité (autour de 44,5 % pour les deux types de statut professionnel étudiés), tandis que la seconde situation, la plus fréquente, est le chômage pour les salariés (38,6 %) et la retraite pour les indépendants (32,9 %).
Une première modélisation a montré qu’après ajustement les travailleurs indépendants ont une probabilité minorée de 7,5 % par rapport aux salariés de sortir de l’emploi (fig. 1). Plus spécifiquement, d’après des analyses stratifiées, le niveau d’études (inférieur au baccalauréat), la rémunération (importante au moment du diagnostic), l’aménagement du travail (absence d’aménagement), le changement de priorité dans la vie ainsi que la présence de séquelles (importantes, voire très importantes) sont significativement associés à une sortie de l’emploi des travailleurs indépendants. Pour les travailleurs salariés, à ces facteurs s’ajoutent le genre (être un homme), l’âge (avoir plus de 50 ans), la parentalité (ne pas avoir d’enfant), le type de contrat (à durée déterminée), l’expérience professionnelle (manquer d’expérience dans l’emploi occupé lors du diagnostic), le sentiment de discrimination (avoir perçu du rejet ou de la discrimination de la part des collègues à cause de la maladie), la survenue d’événements péjoratifs liés au cancer (avoir eu au moins un épisode d’aggravation de la maladie), la présence de séquelles (modérées, voire très modérées) et enfin la fatigue (avoir un score de fatigue cliniquement significatif) [fig. 1]. Cependant, ces résultats doivent être interprétés avec précaution : le faible effectif des travailleurs indépendants qui ne se sont pas maintenus en emploi peut expliquer le nombre réduit de facteurs associés cités précédemment.
De plus, à la suite du diagnostic du cancer, le recours aux arrêts maladie (au moins 1 mois indemnisé) a été nettement plus fréquent pour les salariés (80,8 % contre seulement 53,4 % pour les non-salariés ; p < 0,001). Les travailleurs indépendants ont également été plus nombreux à avoir déclaré des revenus professionnels et des revenus du foyer diminués par rapport au moment du diagnostic (34 vs 23 % pour les revenus professionnels et 42 vs 32 % pour les revenus du foyer rapportés à l’unité de consommation). De surcroît, ils ont plus de risque de se trouver en situation de pauvreté. Au moment de l’enquête, un indépendant sur cinq (20,5 %) et un salarié sur sept (14,8 %) déclarent à propos de leur situation financière que « c’est difficile » ou « ne pas pouvoir y arriver sans faire de dettes ». Plus spécifiquement, parmi les personnes toujours en activité 5 ans après le diagnostic, 15,6 % des indépendants et 11,9 % des salariés déclarent des difficultés financières.
L’enquête montre ainsi la grande vulnérabilité des travailleurs indépendants vis-à-vis de l’impact du cancer sur la vie professionnelle. Les hypothèses susceptibles d’expliquer les difficultés rencontrées par les travailleurs non salariés sont liées au manque de couverture sociale obligatoire des professions libérales, également à la variabilité du revenu de référence sur lequel est fondé le calcul des indemnités journalières versées en cas d’arrêt maladie et, enfin, à la nature même de l’organisation nécessitant le plus souvent la présence du travailleur en question pour en assurer l’activité, pour conserver sa clientèle et ainsi assurer la péren­nisation de l’entreprise.4-6

Quelles séquelles liées à la maladie ou à ses traitements peuvent impacter le retour au travail ?

Cinq ans après le diagnostic du cancer, les deux tiers des personnes interrogées (63,5 %) déclarent conserver des séquelles de la maladie ou de ses traitements. Cela a concerné 70,4 % des personnes âgées de moins de 55 ans au moment du diagnostic, parmi lesquelles 58,3 % ont un score de fatigue cliniquement significatif, 53,4 % des troubles anxieux et enfin 15,7 % des troubles dépressifs. La présence de séquelles est significativement corrélée à la sortie de l’emploi et, plus spécifiquement, un score élevé de fatigue est fortement corrélé à une sortie de l’emploi à 5 ans.
L’enquête a également mis en lumière l’importante prévalence des douleurs neuropathiques chroniques dans cette population, 28,1 % déclarant en souffrir. Si en moyenne les femmes sont plus concernées que les hommes, cela est dû à une prévalence plus élevée de ce type de douleurs chez les femmes atteintes d’un cancer sexué, à savoir un cancer du sein ou de l’utérus (fig. 2). Enfin, les personnes ayant eu un cancer traité par chimiothérapie ou radiothérapie étaient plus sujettes aux douleurs neuropathiques chroniques. Après ajustement sur différentes caractéristiques sociodémographiques, professionnelles mais aussi médicales telles que le pronostic initial de la maladie, le type de traitement reçu, la présence de comorbidités et l’évolution de la maladie, la présence de douleurs neuropathiques s’est avérée significativement associée, d’une part, à une sortie de l’emploi et, d’autre part, à une réduction du temps de travail. Si d’autres études pointent l’importante prévalence de ces douleurs chez les patients atteints de cancer,7-9 certaines montrent également que ces douleurs sont sous-diagnostiquées et sous-traitées.10, 11

Comment pallier ces séquelles dans la reprise du travail ?

Si l’aménagement du poste de travail au sein de l’environnement professionnel est largement recommandé pour assurer une prise en charge adaptée des différentes séquelles afférentes au cancer (article L1226-2 du code du travail), très peu de recherches ont spécifiquement porté sur ces dispositifs. Une étude française a cependant montré l’impact positif du recours à ce type de dispositifs sur un retour plus précoce au travail.12 Notre recherche ajoute qu’au-delà de la facilitation de la reprise du travail, l’accès à un aménagement du travail est fortement lié à un maintien en emploi à un horizon de 5 années après le diagnostic de cancer (fig. 3). Plus spécifiquement, le temps partiel thérapeutique, quelle qu’en soit la durée, favorise le maintien dans l’emploi : parmi les personnes en emploi au moment du diag­nostic, 84,6 % des salariés ayant eu au moins un mois de temps partiel thérapeutique sont toujours en emploi 5 ans après, contre seulement 68 % de ceux qui n’en ont pas bénéficié.
Néanmoins, l’accès à ces dispositifs, et plus particulièrement au temps partiel thérapeutique, s’est révélé socialement inégal. Comme attendu, ce dispositif semble prioritairement profiter aux personnes ayant déclaré le plus de séquelles de la maladie. Cependant, son accès est également fortement associé à différentes caractéristiques sociodémographiques et professionnelles : les femmes, les salariés de grandes entreprises, ceux en contrat permanent et ayant plus d’ancienneté dans l’emploi occupé lors du diagnostic ont une probabilité plus élevée d’avoir eu recours à ce type d’aménagement. Aussi, l’hypothèse d’un effet de sélection des personnes pour l’accès à un aménagement ne peut être écartée. En effet, il est possible que celui-ci soit proposé aux salariés (et demandé par eux) initialement les plus susceptibles de se maintenir en emploi. Si l’effet propre de l’aménagement du travail doit être minoré par rapport aux écarts de taux d’emploi exposés précédemment, l’effet positif sur le maintien en emploi reste pertinent.

VULNÉRABILITÉ

La vie professionnelle des personnes ayant connu un diagnostic de cancer peut être durablement perturbée. L’enquête VICAN53 apporte un éclairage sur ces situations contrastées. L’existence de séquelles, de douleurs neuropathiques chroniques mais aussi le fait d’être un travailleur indépendant amplifient l’impact de la maladie sur la vie professionnelle.
Ainsi, les professionnels de santé, et notamment le médecin traitant, jouent un rôle clé pour optimiser la prise en charge individuelle dans un contexte marqué à la fois par le développement de la médecine ambulatoire en oncologie et la durabilité des séquelles post-cancer. Le médecin traitant est le pilier central pouvant rassembler les informations émanant des différents spécialistes sur la question (médecins du travail, assistants sociaux, spécialistes en oncologie…) et accompagner le patient dans la reprise ou la poursuite de son activité professionnelle. Cela passe par la détection précoce des séquelles, l’identification d’une fatigabilité et des douleurs chroniques, mais aussi l’adaptation du poste de travail dans la mesure du possible.
Références
1. Bouhnik AD, Bendiane MK, Cortaredona S, et al. The labour market, psychosocial outcomes and health conditions in cancer survivors: protocol for a nationwide longitudinal survey 2 and 5 years after cancer diagnosis (the VICAN survey). BMJ Open 2015;5:e005971.
2. Institut national du cancer. La vie deux ans après un diagnostic de cancer. De l’annonce à l’après- cancer. Boulogne-Billancourt : INCa, coll. Études et enquêtes, 2014. www.e-cancer.fr ou https://bit.ly/2JCPChI
3. Institut national du cancer. La vie cinq ans après un diagnostic de cancer. Boulogne-Billancourt : INCa, 2018. www.e-cancer.fr ou https://bit.ly/2EjFzJL
4. Rubio V, Amiel P, Dumas A. Les indépendants face au cancer et l’enjeu du maintien de l’activité. In: Travail indépendant: santé et conditions de travail. Actes du colloque, Centre d’études de l’emploi, 2014 :95-109. http://sante-indep.sciencesconf.org ou https://bit.ly/2JJijJR
5. Ha-Vinh P, Régnard P, Huiart L, Sauze L, Eisinger F. Travailleurs indépendants et dirigeants de très petites entreprises atteints d’un cancer : effet sur la survie entrepreneuriale. Santé publique 2015;S1(HS):145‑54.
6. Ha-Vinh P, Régnard P, Sauze L. Risque de cessation d’activité des travailleurs indépendants atteints de cancer. RFAS 2014;1‑2:192‑215.
7. Alleaume C, Bendiane MK, Bouhnik AD, et al. Chronic neuropathic pain negatively associated with employment retention of cancer survivors: evidence from a national French survey. J Cancer Surviv 2018;12:115‑26.
8. Oosterling A, te Boveldt N, Verhagen C, et al. Neuropathic pain components in patients with cancer: prevalence, treatment, and interference with daily activities. Pain Pract 2016;16:413‑21.
9. Bennett MI, Rayment C, Hjermstad M, Aass N, Caraceni A, Kaasa S. Prevalence and aetiology of neuropathic pain in cancer patients: a systematic review. Pain 2012;153:359‑65.
10. McDermott AM, Toelle TR, Rowbotham DJ, Schaefer CP, Dukes EM. The burden of neuropathic pain: results from a cross-sectional survey. Eur J Pain 2006;10:127‑35.
11. Liedgens H, Obradovic M, De Courcy J, Holbrook T, Jakubanis R. A burden of illness study for neuropathic pain in Europe. Clinicoecon Outcomes Res 2016;8:113‑26.
12. Duguet E, Clainche CL. Une évaluation de l’impact de l’aménagement des conditions de travail sur la reprise du travail après un cancer. Revue économique 2016;67:49‑80.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Résumé Reprise de l’activité professionnelle après un cancer

La chronicisation de la maladie de cancer, des traitements afférents et des séquelles associées conduisent à interroger les conditions de vie des personnes atteintes. Des recherches réalisées au début des années 2000 font état des difficultés professionnelles rencontrées par les personnes traitées pour un cancer dans les deux premières années après le diagnostic. Dans leur prolongement, cet article propose d’informer les cliniciens sur ce qui se passe au cours des 5 années suivant un diagnostic de cancer à l’appui des résultats de l’enquête VICAN5. Trois thématiques sont particulièrement investiguées : les différences entre travailleurs salariés et non salariés, les principales séquelles liées à la maladie ou aux traitements ayant un impact sur l’emploi des personnes diagnostiquées et, enfin, les dispositifs d’aménagement du travail et leur effet sur le maintien en emploi. L’objectif principal est de sensibiliser les professionnels, pouvant être amenés à accompagner des patients professionnellement actifs atteints de cancer, aux difficultés que ces derniers pourraient rencontrer. Ils doivent garder à l’esprit les contraintes spécifiques des travailleurs indépendants qui sont plus souvent amenés à réduire leurs arrêts de travail pour des raisons financières et relatives au fonctionnement de l’entreprise. Ils doivent également être attentifs aux séquelles décrites par le patient afin de garantir une meilleure prise en charge notamment de la fatigue et des douleurs neuropathiques chroniques susceptibles d’altérer de façon majeure sa vie professionnelle. Enfin, le praticien informé de l’efficacité des dispositifs d’aménagement du travail pourra mieux informer et conseiller son patient.