Les migrations internationales sont devenues un enjeu majeur du XXIe siècle, avec dans les 20 dernières années une diversification des profils de migrants et de réfugiés ainsi que des trajectoires migratoires. Dans chaque pays, cette intensification des circulations internationales interroge le système national de santé : les personnes qui arrivent d’ailleurs ont-elles des besoins de santé spécifiques ? Pour répondre à cette question, on se heurte à toute une série de difficultés : tout d’abord la très grande hétérogénéité de situations que peut recouvrir ce « venir d’ailleurs », selon le pays d’où l’on vient, les conditions du départ (forcé ou pas), le statut juridique dans le pays d’arrivée, etc. ; ensuite la multiplicité des facteurs qui entrent en jeu dans l’état de santé d’une personne, les caractéristiques individuelles, la situation sanitaire dans le pays d’origine, les conditions de la migration, les conditions de vie en France, et bien sûr la durée du séjour en France. Si l’on ajoute à cela la rareté des données disponibles en France sur la santé des individus selon leur origine, toute tentative de dégager des traits caractéristiques de la santé des immigrés devient périlleuse. Nous tenterons cependant dans cet article d’apporter quelques éléments d’éclairage, en commençant par définir de qui on parle quand on parle d’immigrés, puis en tirant quelques enseignements de la littérature scientifique disponible.

Migrants ou immigrés : de qui parle-t-on ?

La première difficulté quand on parle des personnes concernées par la migration est lexicale : de qui parle-t-on ? Le florilège des termes utilisés (étrangers, immigrés, réfugiés, exilés…) recouvre des situations et des populations très diverses avec des définitions d’ordre différent : être étranger (toute personne ne détenant pas la nationalité française), ou être reconnu comme réfugié renvoient à des catégories juridiques, qui définissent ce à quoi on a droit en France ; la catégorie « immigrés », qui rassemble toutes les personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France, est une catégorie sans valeur juridique, bâtie à des fins d’étude pour la statistique publique. La qualité d’immigré est permanente : un individu devenu français par acquisition continue d’appartenir à la population immigrée. C’est le pays de naissance et non la nationalité qui définit la qualité d’immigré.
La catégorie « migrants » est plus floue. Elle vient du vocabulaire international : aux États-Unis, on parle de migrants ou immigrants pour désigner les immigrés. En France, ce terme de migrants est généralement utilisé pour désigner toute personne née à l’étranger et vivant actuellement en France, quelle que soit sa nationalité d’origine, et il est habituellement réservé aux migrations récentes ou en cours. Depuis 2015 et la « crise des migrants » avec les Syriens, les Irakiens et les Afghans fuyant la guerre et demandant asile en Europe, c’est le terme le plus utilisé dans les médias, mais aussi en santé publique, sans pour autant que les catégories de personnes auxquelles il s’applique ne soient clairement définies.1
Pour donner ici quelques chiffres, on ne parlera pas de migrants, catégorie trop floue, mais d’étrangers et d’immigrés. En 2014, la France comptait 4,2 millions d’étrangers (6,4 % de sa population) et environ 6 millions d’immigrés (9,1 % de sa population totale), une partie des immigrés ayant donc acquis la nationalité française. Environ la moitié des immigrés sont des femmes (51 %). Alors que jusqu’aux années 1980 les femmes arrivaient en France très souvent pour rejoindre un conjoint, celles-ci migrent de plus en plus pour des raisons autres que familiales : trouver en emploi, poursuivre des études, fuir un pays en guerre où leur sécurité est menacée. Un gros tiers des immigrés viennent de pays d’Europe, 44 % sont nés dans un pays du continent africain (trois quarts en Algérie, Maroc ou Tunisie, et un quart dans un pays d’Afrique subsaharienne), environ 15 % viennent d’Asie (v. tableau).2
À l’échelle nationale, ces chiffres sont les plus récents disponibles mais ils datent de 2014, et on peut se demander dans quelle mesure les arrivées de migrants depuis 2015 les ont modifiés. Pour donner un ordre de grandeur, au plus fort de ladite « crise des migrants », en 2015, 61 600 personnes ont demandé l’asile en France, ce qui représente à peine 1 % des immigrés vivant en France.
Enfin, une autre question fréquemment posée est la part des personnes en situation illégale parmi les immigrés. Elle est évidemment difficile à mesurer précisément par l’appareil de statistique publique. Par des estimations indirectes, en partie construites à partir de la délivrance de l’aide médicale d’État, les démographes estiment que la part des étrangers en situation irrégulière représente environ 10 % des étrangers vivant en France, soit 400 000 personnes.3
Ce détour par les catégories et les chiffres, toujours un peu aride, est nécessaire pour rappeler un élément fondamental : les immigrés (terme préféré dans tout cet article à celui de migrants) constituent une population extrêmement hétérogène, tant du point de vue de leurs situations juridiques (certains ont la nationalité française, d’autres des titres de séjour, d’autres encore sont en situation irrégulière) que de leur pays d’origine. Ces différences ont un impact tant sur l’accès au système de santé en France que sur leurs besoins de santé.
Les conditions de vie en France, qui peuvent aussi être extrêmement diverses, sont globalement plus difficiles pour les immigrés que pour les natifs ; le chômage, par exemple, est deux fois plus élevé : 20 % contre 9 % chez les natifs en 2014.2 Les années qui suivent l’arrivée en France sont particulièrement difficiles. Dans une étude auprès des Africains vivant en Île-de-France, nous avons montré que, pour la moitié des personnes, quelles que soient leurs caractéristiques à l’arrivée, il a fallu attendre plus de 6 ans pour avoir accès à un logement, un travail, un titre de séjour d’un an.4

Un manque de données sur la santé selon l’origine

Ces difficultés de la vie en France ont des répercussions en termes de santé. Cependant, on sait peu de choses sur la santé des immigrés. Il existe en effet peu de travaux en France sur la santé selon l’origine, du fait de notre modèle d’intégration républicaine, réticent à distinguer les individus ou les groupes selon des critères d’origine ethnique ou de religion. Ainsi, les études sur les inégalités sociales de santé n’intègrent généralement pas les différences d’origine, longtemps pensées comme réductibles aux déterminants sociaux (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle…) ou géographiques. Depuis les années 2000, en particulier avec l’épidémie d’infections par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) qui touche de façon disproportionnée en France les personnes originaires d’Afrique, émerge cependant l’idée qu’il est sans doute nécessaire de prendre en compte les différences d’origine en soi.

Robustesse et vulnérabilité

Deux mots, apparemment antinomiques, sont souvent employés pour parler de la santé des immigrés : robustesse et vulnérabilité.5 Robustesse, en particulier chez les hommes, chez qui les indicateurs de mortalité sont plus bas chez les immigrés que chez les natifs malgré des conditions socio-économiques moins favorables (fig. 1). Cette robustesse s’explique en grande partie par d’importants effets de sélection : le « healthy migrant effect » ou effet de sélection par la « bonne santé » des candidats à l’immigration (migrent ceux qui ont les moyens et la santé pour partir) ; le « biais du saumon », à savoir une tendance de certains immigrés à retourner vers leur pays d’origine à la fin de leur vie. Cependant, face à des conditions de vie souvent difficiles dans le pays d’accueil (difficultés de logement, métiers physiquement éprouvants), et avec l’adoption de certains comportements à risque (tabac, alcool, par exemple) et un changement dans l’alimentation habituelle, leur état de santé a tendance à se détériorer avec la durée de résidence en France. La robustesse initiale se double donc d’une vulnérabilité liée aux conditions de vie. Chez les enfants qui migrent avec leurs parents, chez qui le biais de sélection à la migration n’existe pas ou est moindre, les taux de mortalité plus élevés que chez les natifs révèlent cette vulnérabilité (fig. 1).
Cette « sélection » des migrants en bonne santé existe plus chez les hommes que chez les femmes. Chez les femmes venues dans le cadre du regroupement familial, ce qui est le cas en particulier pour les femmes venues du Maghreb, la santé en effet n’a pas joué comme une condition pour partir. À l’arrivée en France, elles peuvent rester éloignées du système de santé, par méconnaissance du système ou de la langue, d’où un manque de suivi médical, un défaut d’accès à la prévention, aux dépistages (fig. 2),6 un moins bon suivi des grossesses. Les décès autour de l’accouchement sont plus nombreux chez les femmes immigrées (12,5 pour 100 000 femmes vs 7,9 pour 100 000 femmes chez les natives françaises), ainsi que les fausses couches et les naissances prématurées et de petit poids.7
L’isolement et les conditions précaires, qui s’accompagnent d’une mauvaise alimentation, augmentent les risques de diabète et de maladies métaboliques.5 Les difficultés de logement et la précarité administrative peuvent aussi augmenter les risques sexuels et favoriser la transmission de maladies (VIH/sida, infections sexuellement transmissibles) qu’on estimait à tort être des maladies « importées », uniquement contractées dans les pays d’origine.8

À l’échelle individuelle : une « transition épidémiologique accélérée »

Les immigrés venant de pays à ressources limitées meurent plus de maladies infectieuses et moins par cancer que les natifs. Par ailleurs, ils semblent plus exposés aux cancers liés aux infections dans l’enfance (cancers du foie, de l’estomac, du col de l’utérus) et moins aux cancers liés au mode de vie occidental (cancers du sein, de la prostate, cancer colorectal).5
Ces différences entre natifs et immigrés signent les différences de situations épidémiologiques entre des pays d’origine, où le fardeau des maladies infectieuses est encore élevé, et la France, où celles-ci ont cédé le pas aux maladies métaboliques. Cependant, au niveau individuel, il semble que les immigrés venant de ces pays connaissent, à partir de leur arrivée en Europe ou en France, ce qu’on appelle une « transition sanitaire accélérée » : à leur arrivée, le risque de développer une maladie infectieuse et d’en mourir diminue fortement, grâce à l’accès aux soins de santé et au fait de vivre dans un environnement où ces maladies infectieuses sont plus rares. Mais au décours de leur vie en France, la sédentarité, le changement d’alimentation, l’augmentation de consommation de tabac ou d’alcool conduisent à une augmentation du risque des maladies chroniques (maladies cardiovasculaires, diabète, maladies respiratoires). On a pu observer, par exemple chez certains immigrés venant de pays à ressources limitées, un risque accru de développer un diabète, conséquence possible d’un changement brutal de style de vie à l’arrivée.5
Cette transition épidémiologique accélérée prend place dans un mouvement mondial de transition épidémiologique, les maladies chroniques et les cancers prenant aujourd’hui les premières places, tant en termes de morbidité que de mortalité, dans tous les pays y compris les plus pauvres, sous l’effet de l’urbanisation, du vieillissement de la population et des changements environnementaux.
Ainsi, même si les maladies infectieuses continuent à plus toucher les immigrés que les natifs et que la prévention et le dépistage de ces maladies doivent être renforcés, en particulier pour l’infection par le VIH et les hépatites virales (fig. 3),9 cela ne doit pas faire oublier que les immigrés, comme les Français natifs, sont en premier lieu touchés par les maladies chroniques.
Les centres de soins associatifs dédiés aux immigrés et aux exilés en grande précarité, comme ceux du Comité pour la santé des exilés (Comede) ou de Médecins du Monde, collectent des données globales sur l’état de santé de leurs patients. Les personnes qui consultent dans ces centres sont les immigrés les plus vulnérables : demandeurs d’asile, étrangers malades ou en séjours très précaires, femmes exilées, mineurs. Leur état de santé est particulièrement dégradé du fait des conditions traumatiques et très précaires dans lesquelles ils ont émigré et dans lesquelles ils vivent en France. Pour autant, la fréquence des pathologies dans ces centres montre bien cette transition épidémiologique : après les troubles psychiques graves, liés aux traumatismes vécus par ces immigrés très vulnérables, les maladies graves les plus fréquentes sont les maladies cardiovasculaires, puis dans l’ordre de fréquence : l’infection par le virus de l’hépatite B, le diabète, l’infection par le virus de l’hépatite C, l’asthme persistant, l’infection par le VIH, les cancers, le handicap, la bilharziose urinaire, la tuberculose.1

QUELS ENJEUX AUJOURD’HUI ?

Une meilleure prise en charge des immigrés dans le système de santé français passera d’abord par une meilleure connaissance de leurs besoins spécifiques. Aujourd’hui, hormis pour l’infection par le VIH et le champ de la périnatalité ou de la santé sexuelle, peu d’indicateurs de santé précis prenant en compte l’origine des personnes sont disponibles. Cela laisse le champ libre aux idées reçues, mauvaises conseillères dans un champ complexe et qui évolue vite. Le poids des maladies métaboliques dans la population immigrée doit en particulier être mieux compris, même s’il est nécessaire de continuer à rester vigilant sur les maladies infectieuses. Prendre en compte systématiquement dans les recueils de données biomédicales le pays de naissance des personnes suivies, ainsi que celui de leurs parents, permettrait de repérer les spécificités selon l’origine dans les pathologies développées, d’identifier d’éventuelles inégalités dans l’accès aux traitements, ainsi que l’impact des difficultés de l’installation en France.
Un autre enjeu majeur, qui sera évoqué dans la seconde partie de ce dossier (à paraître) est celui de la santé mentale des immigrés. Très peu mesurés, hormis dans les centres associatifs dédiés aux exilés les plus fragiles, les troubles psychiques semblent pourtant toucher une part importante des immigrés : parmi les Africains vivant en Île-de-France en 2012, on a estimé qu’une femme sur quatre et un homme sur cinq souffraient de troubles anxiodépressifs.10 Améliorer la santé des immigrés passera par une meilleure compréhension de ces troubles et une meilleure capacité à les prendre en charge.
Références
1. Comité pour la santé des exilés. La santé des exilés. Rapport d’observation et d’activité, Comede, 2017.
2. Institut national de la statistique et des études économiques. Étrangers- immigrés. Tableaux de l’économie française (édition 2018). www.insee.fr ou https://bit.ly/2jh5KFx
3. Héran F. Parlons immigration en 30 questions. Paris : La Documentation française, coll. Doc’ en poche, 2016.
4. Gosselin A, Desgrées du Loû A, Lelièvre É, Lert F, Dray-Spira R, Lydié N. Migrants subsahariens : combien de temps leur faut-il pour s’installer en France ? Popul Sociétés 2016;533.
5. Khlat M, Guillot M. Health and mortality patterns among migrants in France. In: Migration, health and survival: International perspective. Edward Elgar publishers. Cheltenham (UK), Northampton (MA, USA): Trovato F, 2017:193‑213.
6. Rondet C, Lapostolle A, Soler M, Grillo F, Parizot I, Chauvin P. Are immigrants and nationals born to immigrants at higher risk for delayed or no lifetime breast and cervical cancer screening? The results from a population-based survey in Paris metropolitan area in 2010. PLoS ONE 2014;9:e87046.
7. Saurel-Cubizolles MJ, Saucedo M, Drewniak N, Blondel B, Bouvier-Colle MH. Santé périnatale des femmes étrangères en France. Bull Epidémiol Hebd 2012;2-3-4:30‑4.
8. Desgrées du Loû A, Pannetier J, Ravalihasy A, et al. Is hardship during migration a determinant of HIV infection? Results from the ANRS PARCOURS study of sub- Saharan African migrants in France. AIDS 2016;30:645‑56.
9. Cazein F, Pillonel J, Le Strat Y, et al. Découvertes de séropositivité VIH et de sida : France, 2003-2013. Bull Epidemiol Hebd 2015;9‑10:152‑61.
10. Pannetier J, Lert F, Jauffret Roustide M, Desgrées du Loû A. Mental health of sub-saharan african migrants: The gendered role of migration paths and transnational ties. SSM Popul Health 2017;3:549‑57.

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Résumé Santé des immigrés : la transition épidémiologique à l’échelle individuelle

L’intensification des circulations internationales interroge le système national de santé : les personnes qui arrivent d’ailleurs ont-elles des besoins de santé spécifiques ? Répondre à cette question est difficile d’une part du fait de la très grande hétérogénéité de situations que peut recouvrir ce « venir d’ailleurs », et d’autre part du fait de la rareté des données de santé disponibles selon l’origine. Cet article apporte quelques éléments d’éclairage, en commençant par définir qui sont les populations concernées et quel est leur poids dans la population française. À partir de la littérature scientifique disponible, il montre ensuite que si les immigrés sont parfois en meilleure santé que les natifs lorsqu’ils arrivent en France, car être en bonne santé est une des conditions pour « tenter l’aventure ailleurs », cette robustesse initiale peut être entamée par les conditions de vie difficiles à l’arrivée en France. Par ailleurs, les personnes venant de pays à ressources limitées connaissent au cours de leur vie en France une « transition sanitaire accélérée », les maladies chroniques et les troubles mentaux prenant le pas sur les maladies infectieuses.