Victor Segalen (1878-1919) n’a jamais manqué de lecteurs et de brillants exégètes, mais son entrée dans La Pléiade, un siècle après sa mort, marque presque un aboutissement. Dans la préface de cette belle édition, Christian Doumet écrit « Un siècle donc. Non d’oubli tout à fait, mais au moins de pénombre ; de cette sorte de demi-jour où se tiennent tapies certaines œuvres qui peu à peu deviendront signes de reconnaissance entre lecteurs, secrets mal gardés, noms-mana qui circulent de bouche à oreille et finissent par fonder leur société d’amis. Il y aurait à dire sur ces œuvres de la rumeur qui, en réalité, donnent son sens et son sang au mot littérature. » Lorsque Segalen est retrouvé mort dans la forêt d’Huelgoat, dans le Finistère, une grave blessure au talon et un exemplaire d’Hamlet à ses côtés (accident ou suicide, la question demeure ouverte), peu de gens connaissent encore ce jeune écrivain dépressif qui disparaît à 41 ans en n’ayant publié que trois ouvrages de son vivant (Les Immémoriaux en 1907, Stèles en 1912 et 1914, Peintures en 1916) mais qui laisse derrière lui de nombreux manuscrits inédits, souvent menés de front et inachevés. Médecin de la marine, grand voyageur, poète, romancier, sinologue, archéologue…, les facettes de Segalen sont nombreuses, mais son œuvre, discrète et magnifique, a une unité : celle d’une confrontation avec un réel qui ne se laisse jamais vraiment approcher, une impossibilité qui, en retour, la littérature intercédant, transforme celui qui l’éprouve. Dans sa thèse de médecine, soutenue en 1902 (non reprise ici), Segalen s’intéressait à la façon dont les romanciers naturalistes utilisaient le langage médical, montrant déjà combien il était attentif à ce qu’il advenait d’une parole hors de sa sphère d’expression. Embarqué comme médecin major sur le navire La Durance vers les îles du Pacifique, il ne cessa de penser, pendant ce long voyage, à ceux qui ,pourtant immenses, avaient volontairement brûlé leurs vaisseaux pour ne plus revenir en arrière : Gauguin, qui venait de mourir et dont il visita aux Marquises le « dernier décor » (il acheta plusieurs de ses toiles dispersées dans une vente aux enchères à Tahiti), et Rimbaud, sur lequel il éprouva le besoin d’enquêter après une escale à Djibouti et dont il fut le premier à s’interroger sur le silence absolu qui succéda à son œuvre poétique (Le Double Rimbaud). Mais c’est sur les rivages des civilisations non occidentales que l’entraîna sa vision non pittoresque du monde : la culture polynésienne et le silence que lui imposèrent le colonisateur européen et surtout la Chine, dont il apprit la langue, qu’il parcouru à cheval et où il vécut plusieurs années entre missions archéologiques et projets littéraires. Tombeaux impériaux, plan de Pékin, stèles : il s’agit « d’enquêter sur le terrain, identifier des reliques, marcher vers la tombe, y découvrir l’inscription du Nom, rêver finalement sur le Défunt, tous ces gestes qui confondent, dans leur succession particulière, l’archéologie et la poésie, le journal de voyage et la fiction accomplissent une opération de la plus haute importance : s’emparer du monde comme un grand corps, et l’ausculter. Segalen – poursuit Christian Doumet – qui semble n’avoir porté à l’exercice de la médecine qu’un intérêt modéré, tient au moins de son métier un rapport cognitif à ce qui l’entoure : une attention interrogative et pénétrante qui prépare la compréhension. Il fallait, pour mener l’entreprise à son terme, que le “monde”, précisément, devienne une part de soi. Cette intégration est l’enjeu que Segalen assigne à la littérature ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Encadre

En toute conscience

Cette bande dessinée raconte l’histoire de militants, pas tout jeunes et un peu dépassés par le monde moderne, qui se battent en toute illégalité pour le droit à l’euthanasie et aident à mourir ceux qui rejoignent leur association. Le petit groupe – que la justice tolère à condition qu’il demeure discret, ce qui révolte ces militants, qui veulent au contraire que leur action soit médiatisée – organise des réunions ou s’égrènent les noms des récents disparus et des nouveaux inscrits. Mais un jour arrive Vincent, 25 ans, qui, à la suite d’un chagrin très douloureux, veut mourir maintenant et réclame le produit qui abrégera ses souffrances. Le groupe, déstabilisé et qui n’a jamais été confronté à une telle situation, va tenter de gagner du temps face à l’insistance du jeune homme et essayer de lui redonner le goût de la vie… Un bel album qui parvient à éviter les écueils et les poncifs qu’un tel sujet pourrait susciter, même si, dans le monde mental du petit groupe, les soins palliatifs n’existent pas…