Syndrome de désadaptation à des organisations du travail devenues redoutablement pathogènes, d’une accélération frénétique de nos fonctionnements neurophysiologiques, le burn out est de surcroît dans une phase de récupération médiatico-sociale qui écrase la possibi- lité de faire un diagnostic nuancé. D’autres tableaux cliniques liés au travail existent mais sont méconnus, au profit d’intitulés venus d’ailleurs, bore out, brown out, alors qu’ils sont plus fréquemment reconnus en maladie professionnelle devant le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (trouble anxieux généralisé, dépression, stress post-traumatique). Le burn out nécessite d’atteindre 25 % d’incapacité permanente partielle (IPP), état clinique lourd. L’indemnisation par la caisse « accidents du travail-maladies professionnelles » (AT-MP) n’est que forfaitaire, donc loin d’être la meilleure solution pour un salarié qui bénéficie d’une prévoyance compensant ses pertes de salaire s’il reste dans le cadre de l’Assurance maladie. Cette ingénierie médico-administrative doit être maîtrisée car c’est un outil thérapeutique à part entière qui soigne la peur et l’anxiété du patient mieux que les médicaments ou les psychothérapies. Ainsi, les malaises survenant sur le lieu du travail dans les suites d’un fait accidentel précis (agression physique ou verbale, altercation, entretien d’évaluation punitif…) peuvent être déclarés en accident du travail
Cet article a donc pour but de donner au clinicien des outils de repérage et de prise en charge précoce qui ne font pas partie de son arsenal thérapeutique habituel.
Impact sur la santé des nouvelles formes d’organisation du travail
L’envahissement
Le travail en mode dégradé, terreau de l’épuisement professionnel
– procéduraliser à outrance le travail asphyxie le travailleur sous des tâches de traçabilité, de reporting ;
– travailler de façon trop séquencée, sans vision du produit fini, entraîne une perte de sens de son travail ; cette taylorisation a envahi tous les métiers ;
– travailler à la limite du « mal faire » et de l’illégalité, sans les moyens, le temps, les effectifs, génère des souffrances éthiques surtout lorsque la sécurité du client, du patient est impliquée ;
– donner trop de travail permet d’obtenir un surcroît de productivité mais place le travailleur dans une hyper- activité compulsive qui l’empêche de penser.
La prise en charge d’un patient en épuisement professionnel nécessite, du fait de sa complexité, la mobilisation de savoir-faire médicaux, psychologiques, médico-administratifs, juridiques, organisationnels qu’aucun clinicien ne peut, seul, maîtriser. La prise en charge est de fait pluridisciplinaire et chronophage.
Les facteurs de protection au travail
– faire un travail de qualité dans lequel on peut se reconnaître ;
– dans un collectif de travail soudé qui partage les mêmes valeurs d’exécution du travail ;
– avec une hiérarchie qui arbitre de manière équitable et qui vient en appui dans les difficultés.
Une prise en charge au cas par cas
Les cliniciens déploient beaucoup d’efforts pour identifier les personnalités fragiles, toxiques, perverses, masochistes, hyperactives, ce qui tend à psychologiser le syndrome d’épuisement professionnel et risque d’en faire un problème à traiter individuellement, en minimisant ses causes organisationnelles et sa dimension sociale et collective. Si la connaissance des structures psychiques et de leur ligne de faille apporte un précieux socle diagnostique, la méconnaissance des conséquences de l’assujettissement des corps dans l’organisation du travail peut être lourde de conséquences :
– peut-on dire à l’ouvrière qui souffre des 27 bouchons qu’elle visse par minute que, du fait de sa structure psychique, elle ne mérite que les postes non qualifiés où le geste est pauvre et qu’elle est donc responsable de son canal carpien, de sa tendinite et de son épuisement ?
– peut-on dire à la personne harcelée qui s’effondre à son poste qu’elle s’est prêtée à cette maltraitance et qu’elle aurait pu partir plus tôt, alors que démissionner lui ferait perdre tous ses droits sociaux ?
– les Françaises apporteraient-elles leur consentement pulsionnel à être payées 20 à 25 % de moins que les hommes à poste égal, tout en assumant encore majoritairement la prise en charge des travaux ménagers et de la garde des enfants ?
Le patient épuisé est pris dans les rouages de sa culpabilité et a besoin d’entendre que l’organisation scientifique du travail vient chercher son besoin de reconnaissance, que le présentéisme est une manie française considérée comme de l’incompétence dans les pays où l’équilibre vie privée/vie professionnelle est fondamental, que les objectifs inatteignables qu’on lui prescrit le placent en situation de « faute prescrite ».
Pour dépister, chercher des signes discrets et non spécifiques
Nous donnons ci-dessous quelques exemples de questions illustrant les phases de l’épuisement professionnel.
Des signaux faibles
Le risque d’épuisement, c’est d’abord une manière de travailler, en rien pathologique, sauf à penser que la conscience professionnelle est devenue une pathologie : c’est dans le besoin de reconnaissance, d’être utile au monde par son travail que s’ancrent l’efficacité de la productivité demandée et le piège de l’épuisement.« Les valeurs du travail bien fait, de l’engagement, de l’utilité sociale sont ancrées en vous par votre éducation familiale. Vous êtes considéré comme un bon petit soldat car vous participez au travail collectif de l’entreprise ou de l’institution. »
La période de surchauffe
À ce stade, lorsqu’un salarié est averti de ses droits et de ses devoirs, il va voir les membres du « comité social et économique » (fusion des délégués du personnel et du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), son supérieur hiérarchique (N+1) si on peut lui parler et, surtout, outre son médecin traitant, son médecin du travail car cette surcharge de travail qui s’éternise doit être surveillée par les acteurs de prévention de l’entreprise. À ce stade, les mesures correctrices ne demandent que du bon sens. Mais la France pratique peu la prévention primaire, et les salariés sont rendus mutiques par la peur de perdre leur travail.« Vous savez que depuis quelque temps vous manquez d’effectifs, de moyens et de temps pour faire votre travail, mais vous faites avec.
Vous essayez, quand c’est trop difficile, de faire remonter vos difficultés auprès de votre encadrement mais ils vous répondent que c’est temporaire, un simple coup de collier à donner… que c’est comme ça et qu’on ne peut pas faire autrement.
Comme cela dure, vous en reparlez et là on vous répond que vous devez mieux définir vos priorités, hiérarchiser vos tâches.
Avec le discours qu’on vous renvoie, vous avez l’impression de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attend de vous. Vous vous dites que c’est vous qui n’en faites pas assez, ou pas assez bien.
Vous travaillez chez vous le soir, les week-ends. Mais même avec tous ces efforts, vous n’arrivez plus à vous mettre à jour. »
À ce stade, le médecin traitant prescrit souvent à son patient un traitement médicamenteux léger car il doit « tenir ». Tenir ne sera pas possible sur le long terme. Envoyer son patient vers le médecin du travail permet à ce dernier de se mobiliser collectivement par une alerte « risque psychosocial » ou individuellement, par une étude de la charge de travail, du poste, par un suivi renforcé.
Au bout de 6 mois, le stress chronique
Le patient arrive au stade où le stress chronique, l’anxiété, la culpabilité, la fatigue, les douleurs constituent des symptômes qu’il faudrait traiter et qui pourraient se résorber rapidement. Mais il est déjà prisonnier du rythme, de la cadence, de la peur.« Votre capacité d’attention et de concentration est saturée, vous n’imprimez plus tout ce que vous devez retenir.
Vous avez du mal à trouver le sommeil quand vous vous couchez car vous surfonctionnez tellement pendant la journée que, le soir, vous ne redescendez pas. »
À ce stade, le médecin traitant doit impérativement prendre en charge la fatigue qui se chronicise, le sommeil qui se perd et les atteintes cognitives. Le bilan neuropsychologique
L’engrenage
À ce stade, tous les cercles vicieux se sont mis en route ! Le besoin d’être reconnu au travail et de gagner sa vie « scotche » le salarié dans une situation où son état de santé attaqué le rend de plus en plus incompétent, aggravant son sentiment de culpabilité et sa peur de perdre son travail. Tout chez lui tourne en rond, son intelligence, son endurance, ses compétences. Le stade de la récupération est dépassé !« Vous vous réveillez en pleine nuit et vous êtes assailli par tout ce que vous n’avez pas fait, tout ce que vous avez encore à faire.
Vous démarrez toutes vos journées avec un sentiment de faute, de culpabilité puisque vous n’êtes pas à jour.
Vous êtes pris dans un engrenage : vous êtes fatigué donc moins performant. Vous travaillez de manière compulsive. Vous vous auto-accélérez.
Vous faites des erreurs, vous vous trompez de mots, vous vérifiez mal, vous laissez passer des procédures, vous vous en apercevez puis, bientôt, vous ne vous en apercevez plus. »
À ce stade, le médecin traitant doit consacrer une consultation longue à son patient pour le persuader de s’arrêter, de se soigner, de voir le médecin du travail et un clinicien spécialisé afin de faire le point sur la situation. Test de propagation du burn out, liste des techniques de management pathogènes, informations sur le bilan de compétences et la formation possibles pendant l’arrêt maladie, contrat de prévoyance sont les soutiens à mettre en œuvre.
La désocialisation
À ce stade, le salarié comprend qu’il doit se soigner car ce n’est pas ça, la vie, juste « tenir » jusqu’au lendemain.« Vous n’allez plus prendre un café à la machine ni de déjeuner à la cafétéria, d’abord ça vous fait perdre du temps et puis écouter vos collègues vous agacent.
Vous ne sortez plus car vous n’en avez plus l’énergie.
Pendant les vacances, vous vous connectez pour continuer à suivre votre travail.
Vous avalez vite fait un sandwich sur le coin de votre bureau.
Vous n’avez plus le temps d’aller courir.
Vous n’avez plus le temps de faire vos courses. »
À ce stade, le médecin traitant doit prendre le temps de poser des questions précises au patient (qui lui dit que tout va bien) et de lui expliquer les bénéfices de l’arrêt maladie, du traitement, pour rebondir sur un nouveau poste une fois prêt en ayant fait une formation ou un bilan de compétences pendant cet arrêt, et l’intérêt du conseil juridique pour négocier sa sortie de l’entreprise.
Les troubles et les lésions
Le salarié n’est plus capable de prendre la décision rationnelle de s’arrêter. Il n’est plus qu’anxiété, peur, soucis de santé multiples.« Torticolis, lumbagos, névralgies de tous ordres, palpitations cardiaques, malaises, vertiges, prise ou perte de poids, cholestérol, triglycérides augmentés, otites, angines, psoriasis... »
À ce stade, le médecin traitant est dans son domaine habituel mais doit avoir une vision à moyen et long terme, en mobilisant le médecin du travail et un clinicien spécialisé car la prise en charge va nécessiter une ingénierie médico-sociale complexe.
L’isolement
La solitude aggrave la peur. Le patient se sent dans un piège, incapable d’en sortir.« Les gens du bureau ne vous disent plus bonjour de toute façon, déjà parce que plus personne n’a le temps mais aussi parce que vous vous êtes isolé, éloigné et que, vous ne le savez pas, mais ils ne comprennent pas votre attitude.
Vous êtes allé voir votre médecin traitant qui voulait vous arrêter mais vous avez dit non, ce n’est pas possible.
Si vous vous arrêtez, personne ne fera le travail, ça va s’accumuler et quand vous reviendrez, ce sera l’enfer.
Si vous vous arrêtez, votre hiérarchie le prendra mal.
Si vous vous arrêtez, vos collègues le prendront mal.
Finalement, vous décidez de vous arrêter trois jours par-ci, trois jours par-là, en espérant que ça ne se verra pas trop. »
À ce stade, le médecin traitant est « la » personne de confiance encore présente dans l’entourage du patient, c’est dire si ses conseils vont être fondamentaux. S’il s’avère difficile d’attendre de lui qu’il maîtrise tous les rouages de ces prises en charge, il est important qu’il puisse dire à son patient qu’ils existent et sont protecteurs du poste ou du devenir professionnel.
Le recours aux expédients
Suivant les tribus professionnelles, produits licites et/ou illicites deviennent les béquilles incontournables pour doper un corps-machine.« Votre médecin vous a prescrit de quoi dormir, calmer votre anxiété, être moins fatigué.
À la pharmacie, en achetant vos médicaments, vous avez aussi acheté des vitamines, le dernier produit anti- quelque chose exposé sur le comptoir ou celui qu’une amie vous a conseillé.
Vous fumez, vous prenez un petit verre en préparant le dîner. Puis deux, puis trois. Un petit joint sur le canapé pour décompresser.
Une boisson dynamisante dans la matinée pour tenir, ou une ligne de quelque chose puisque tout le monde le fait, ou des amphétamines…
Un calmant, quand vous vous couchez pour casser le surrégime du moteur.
Malgré les produits, la fatigue est de retour. »
À ce stade, l’interrogatoire du médecin traitant doit être directif pour prendre la mesure de la situation. Le patient a basculé dans la phase compulsive de la fatigue, il ne s’arrêtera pas seul. Il faut l’arrêter.
L’effondrement
Il se traduit par des signes divers.« Ce matin, vous n’arrivez pas à poser le pied par terre.
Sur le trajet vers le travail, la panique vous serre comme un étau, vous êtes en sueur, votre cœur bat à tout rompre.
Sur le quai du métro, vous entendez la rame arriver et vous vous dites : “ Si je me jette, tout va s’arrêter, je vais pouvoir me reposer. ”
Vous éclatez en sanglots pendant la réunion devant votre équipe.
Vous vous évanouissez dans le couloir.
Vous renversez votre bureau et votre ordinateur, pris d’une rage intense.
Votre N+1 parle mais vous ne l’entendez plus, vous êtes obsédé par la fenêtre ouverte derrière lui. »
Cette liste d’états psychologiques et physiques montre à quel point le burn out est un processus progressif, souvent imperceptible pour celui qui s’y enfonce surtout quand il est entouré de collègues dans le même état. Toutes ces situations cliniques peuvent être déclarées en accident du travail selon la procédure de la lettre réseau AT-MP.*
Le devenir du syndrome dépend de plusieurs facteurs
– la sévérité du tableau lorsque le patient se décide à consulter ;
– la rapidité de la prise en charge ;
– la qualité du soutien professionnel et des mesures de prévention primaire, secondaire et tertiaire mises en place dans l’entreprise ;
– l’environnement familial ;
– les antécédents personnels.
Que faire le plus en amont possible, dans le temps de consultation ?
Se souvenir que travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi-même
Réhabiliter la fatigue comme mécanisme protecteur
Les 4 stades d’évolution de la fatigue à l’épuisement professionnel
Stade 1 : la réponse de l’organisme reste dans les limites physiologiques. Les fonctions respiratoire, circulatoire, le catabolisme sont momentanément augmentés, mais la fatigue disparaît avec le repos.Stade 2 : lorsque l’effort se prolonge ou se répète à une cadence telle que les mécanismes de récupération ne peuvent que s’amorcer, le sujet évolue vers le surmenage.
Stade 3 : l’évolution pathologique provoque l’apparition de troubles digestifs, de douleurs diffuses, d’un amaigrissement, d’une irritabilité, de dépression, de troubles du sommeil, de lassitude au réveil, de recours au coup de fouet des stimulants pour tenir.
Stade 4 : au stade de l’épuisement, l’organisme capitule devant les facteurs d’agression ; c’est la destruction des mécanismes régulateurs, et l’apparition de dommages irréversibles.
À retenir pour faire la différence avec la fatigue liée à la dépression
Il faut souligner que les symptômes de la dépression peuvent être comparables avec ceux du burn out/épuisement professionnel :– tristesse quasi permanente ;
– perte d’intérêt ou de plaisir pour toute activité ;
– troubles de l’appétit ;
– troubles du sommeil (insomnie ou hypersomnie) ;
– agitation ou ralentissement flagrant ;
– fatigue excessive ;
– sensation de culpabilité inappropriée ;
– difficultés de concentration ;
– « idées noires »...
Mais, arrêté précocement, le patient en burn out peut récupérer rapidement son énergie et reprendre ses activités sportives, associatives ou autres. On le pense alors rétabli et on le renvoie au travail, ce qui, les mêmes causes produisant les mêmes effets, déclenchera sa rechute. Le burn out ne concerne donc que l’activité professionnelle (voire seulement telle tâche), là où la perte de l’élan vital touche l’ensemble des activités professionnelles et personnelles dans la dépression.
Le praticien doit se souvenir que la femme travaille, en France, dans une organisation exigeant du présentéisme peu compatible avec la gestion de la sphère familiale, contrairement aux autres pays européens. Sa fatigue est à surveiller de près.
Les principales évolutions possibles du burn out
Ce sont :– l’effondrement physique majeur, l’impossibilité un lundi matin de se lever pour aller travailler ;
– la décompensation d’un organe impliqué dans le circuit des hormones de stress, pancréas (diabète), cœur (accident cardiaque et/ou cardiovasculaire massif, karoshi*), cerveau (troubles cognitifs importants avec séquelles résiduelles définitives), muscle et squelette (troubles musculo-squelettiques, douleur chronique, syndrome de fatigue chronique, fibromyalgie.)
Mais aussi :
– une crise de panique à l’idée de prendre la ligne de métro conduisant au travail, l’évolution vers une décompensation psychiatrique (état dépressif majeur, trouble anxieux généralisé, addictions) ;
– une crise de nerfs sur le lieu de travail ou une crise agressive violente contre le matériel, un collègue, un supérieur ;
– un raptus suicidaire dont les « incidents voyageurs » de transports en commun de plus en plus nombreux rendent compte, ou les suicides dédicacés au travail.
Le premier signe clinique à traiter est la peur
– peur de parler de ce qui ne va pas dans le travail et de s’entendre répondre : « Vous ne savez pas vous débrouiller et hiérarchiser vos tâches ! » ;
– peur de passer pour un salarié incompétent, insuffisant, fragile, faible, manquant de dynamisme ;
– peur que cela ait des conséquences sur l’entretien annuel d’évaluation et donc sur l’avancement, les primes, les bonus, le poste lui-même ;
– peur de s’entendre répondre que c’est comme ça et qu’il faut faire avec, ce qui renvoie à l’impuissance, puis au désespoir… ;
– peur de parler aux collègues de bureau qui ont l’air de s’en sortir, eux, et qui risqueraient de mettre à l’écart.
Un médecin traitant aux premières loges
L’arrêt maladie doit être un temps de coordination des acteurs de soins. C’est un temps nécessaire pour que le patient se repose, qu’il prenne le temps de comprendre ce qui lui arrive et, avec ses médecins, de réfléchir à l’avenir.
Le médecin traitant prescrit un traitement médicamenteux et un suivi psychothérapique. Être arrêté, médicamenté et suivi atteste de la gravité de l’état du patient vis-à-vis du médecin-conseil de la Sécurité sociale et éventuellement, si le salarié entame une action juridique, vis-à-vis de la justice. La seule approche médicamenteuse ne peut suffire. Elle est utile dans un premier temps car elle aide à tamponner la souffrance, de la même façon que le repos aide à recharger la batterie à plat. Mais ni les médicaments ni l’arrêt maladie ne vont régler les problèmes du retour au travail, de la charge de travail excessive, de la mauvaise ambiance, de l’incompréhension de la hiérarchie, bref de tout ce qui se passe au travail.
Le médecin du travail doit voir le patient pendant son arrêt, dans le cadre de visites de préreprise, pour l’aider à mieux comprendre la dégradation de la situation de travail et évaluer le retour possible ou pas sur le même poste, sur un autre poste, et le plus souvent la nécessaire coupure du lien réel et symbolique avec l’entreprise, par le biais de l’inaptitude à tout poste.
Pris en charge à temps, la grande majorité des patients renouent un rapport positif au travail sur un autre poste, dans le même domaine ou dans un domaine touchant au bien-être, dans un statut assurant leur autonomie. Les plus jeunes mettent en place un nouveau rapport au travail, avec des stratégies de désengagement, d’investissement de la vie privée, des activités professionnelles, stratégies avec lesquelles les entreprises vont devoir faire. V
Monsieur R., directeur d’un établissement de santé et ancien syndicaliste, en contradiction avec ses valeurs
Monsieur R., 60 ans, est directeur d’un établissement de santé. Il travaille dans la structure depuis 15 ans, à différents postes, sans jamais mesurer son temps de travail, très investi dans les missions de l’établissement mais aussi en tant que syndicaliste de longue date. Son excellente insertion, sa progression de carrière ont largement récompensé son implication, de même que la participation à une œuvre commune. Le passage à la tarification à l’activité (T2A) a, comme dans tous les établissements, entraîné une profonde modification de l’organisation des soins et du travail. La logique même du soin s’en est trouvée modifiée. L’établissement, connu pour la qualité de ses prestations médicales, se voit pris en tenaille entre sa réputation humaniste et les injonctions de productivité. Monsieur R. commence à être gêné dans ses valeurs. Les changements dans le travail, tant en termes d’organisation que de règles morales, l’écartèlent. Il est moins à l’aise au travail, doit sans cesse expliquer à ses équipes les fondements d’une réforme de la tarification qu’il n’approuve pas vraiment, la logique financière qu’il ne partage pas vraiment. Les frictions sont fréquentes dans cet établissement très syndicalisé.
Une nouvelle gouvernance a bien sûr été mise en place, et l’association-mère qui regroupe plusieurs sites est devenue un groupe. Ces changements d’intitulés ne sont pas neutres quant à l’organisation du travail. Ils ont abouti à la classique « mutualisation des moyens » sur les quatre établissements et à la mise en place d’indicateurs chiffrés : sous la poussée des instances officielles, il faut diminuer le nombre de lits, raccourcir les séjours et réduire les quatre directions d’origine à une seule avec un directeur général, un directeur administratif et un responsable qualité. L’intensification du travail est valable pour tous mais, pour monsieur R., elle se double, étant donné son rôle de directeur, du statut de « cible » des critiques, des plaintes, des revendications. La reconnaissance du travail se perd tant du côté des usagers – les patients qui, au lieu d’être traités comme autrefois de façon très personnalisée, se retrouvent dans un système – que du côté des collaborateurs qui n’ont plus le temps de se parler, de délibérer du travail, aux prises avec des tableaux de bord, des reportings incessants. Sans oublier une direction centrale jamais satisfaite des objectifs d’optimisation des procès atteints !
Monsieur R. va travailler sans élan, traverse des couloirs où les regards du personnel sont pleins de reproches, va à des réunions de direction où rien n’est jamais suffisant. Si sa posture de syndicaliste lui donne encore des velléités de prise de parole pour défendre ses règles de métier, sa conception du soin, le mépris et le silence qui suivent ses prises de position finissent par le décourager. Le monde lui paraît avoir changé ; quand il écoute les positions de la nouvelle gouvernance, il ne s’y retrouve pas, se sent vieux, dépassé.
Un audit est réalisé en 2013, qui aboutit à un nouveau plan de préconisations avec, entre autres, la mise en place d’une nouvelle direction médicale. Monsieur R. se dit contraint de « débarquer » le médecin coordonnateur, le responsable administratif et financier, le cadre responsable de la logistique, tous là depuis des années et compétents. On lui impose d’imposer des ruptures conventionnelles, des négociations de départ arbitraires et même, pour l’un, un licenciement pour faute grave sur la base d’un faux témoignage de harcèlement sexuel monté de toutes pièces. Il est dans un état de souffrance éthique majeure, ces nouvelles méthodes, malpropres, étant en contradiction complète avec son passé de militant syndical, avec ce qui était la philosophie des établissements avant qu’ils ne deviennent un groupe. Il s’exécute car il a peur pour son emploi.
Sans doute considéré comme pas assez zélé dans l’exécution de ces départs, il devient bientôt lui aussi la cible. Lors de l’entretien annuel d’évaluation, il fait l’objet d’intenses reproches de la part de la direction générale qui lui reproche une gestion peu rigoureuse et de nouvelles économies à faire. Deux mois plus tard, on lui supprime sa délégation de pouvoir. Au décours des réunions de l’établissement qu’il préside encore, la direction générale se déplace pour le remettre en cause, publiquement bien sûr, et le délégitimer devant ses équipes. Elle lui retire bientôt tous ses dossiers et ne le convoque plus aux réunions de tutelles. On a déshabillé son poste classiquement, dans un processus de harcèlement stratégique le poussant vers la sortie. Il dort mal la nuit, va travailler la peur au ventre, a des troubles cognitifs, dit ne plus rien « imprimer », la tête vide. Il vient consulter pour un burn out et au terme d’un long entretien comprend qu’il souffre surtout de la perte des valeurs de son établissement, d’une direction devenue totalement financière et capable de pratiques douteuses pour remplacer les anciennes équipes récalcitrantes par des nouvelles plus dociles.
Le concept de burn out a bon dos et ne suffit pas pour expliciter sa situation dans ses différents aspects : moraux, psychiques, professionnels, juridiques. Il est temps de voir un avocat et de s’arrêter mais monsieur R. ne s’y résout pas et dit vouloir tenir encore. La prise de conscience du patient est souvent décalée par rapport à la réalité de la situation. Mais les temporalités humaines sont ainsi, on ne peut pas forcer les choses. Le temps de la prise de conscience psychologique n’est pas celui de l’entreprise, ni d’ailleurs non plus le temps de l’action juridique ou judiciaire quand on s’y engage. Peu de jours après il est convoqué par la direction générale, qui lui demande tout simplement de démissionner ! Au mépris de ses droits, de la perte de ses indemnités, de son droit au chômage ! Il sort de cet entretien bouleversé, apeuré mais aussi en fureur et, alors qu’il rentre chez lui en vélo comme à son habitude, il fait une chute grave ! Fracture maxillaire et orbitale complexe, nécessitant une intervention chirurgicale lourde, la pose de plusieurs plaques de métal.
Arrêté 3 mois, il va très vite s’effondrer psychologiquement dans un épisode dépressif aux causes multiples que le terme de burn out ne suffit pas à expliciter : l’accumulation d’années de surcharge de travail, certes, mais compensées jusque-là par la forte reconnaissance de ses compétences, son sentiment d’utilité et de participation à une œuvre collective. La mise à mal progressive, jusqu’à l’entretien final, de ses valeurs, de son engagement syndical, de sa défense du droit du travail, d’un travail exécuté dans les règles de métier. La participation par peur et par posture de cadre aux vilaines méthodes managériales utilisées pour se débarrasser d’une équipe de direction rétive.
Ce patient devra faire un long travail de déconstruction pour surmonter l’effondrement dépressif devant les changements du travail sur son lieu professionnel, récupérer de son épuisement certes, mais surtout de l’ébranlement de ses valeurs devant les nouvelles pratiques managériales en vigueur, du cynisme avec lequel on s’est comporté avec lui, jusqu’à lui demander de démissionner, en le privant de ses droits sociaux. Après quelques mois d’arrêt maladie, il sera déclaré inapte à tout poste dans l’établissement et obtiendra un licenciement légal.
Aurélie, clouée au lit un matin
Aurélie est embauchée en contrat à durée indéterminée (CDI) dans une grande banque et semble évoluer sans difficulté. De chargée d’accueil, elle devient conseillère clientèle privée. Aurélie a des traits de personnalité perfectionniste sans être pathologique pour autant. Elle aime bien faire les choses, c’est un trait de personnalité, pas une maladie. De milieu modeste, Aurélie a toujours été soucieuse d’avancer socialement et n’a jamais ménagé son énergie et son temps. Aurélie décrit un management très pesant et stressant, lié au comportement de sa directrice d’agence, en particulier avec les jeunes femmes : interdiction de boire du café, il faut le prendre en « cachette » dans les toilettes ; interdiction de sortir fumer : il faut attendre qu’elle soit en rendez-vous pour sortir discrètement de l’agence ; interdiction de fermer la porte de son bureau… mais réprimande si la porte reste ouverte… ; interdiction de rester travailler après la fermeture de l’agence, considéré comme de l’inorganisation.
En 2008 s’opère un changement de l’équipe d’encadrement. Le nouveau supérieur hiérarchique (N+1) d’Aurélie lui annonce que seuls les résultats à venir seront considérés et que dorénavant elle n’est plus « connue » et doit donc faire à nouveau ses preuves ! Désormais, il ne sera plus toléré de sortir fumer à plusieurs (les allées et venues seront contrôlées via les caméras du sas d’entrée et en particulier le soir afin de savoir qui reste travailler). D’être trop souvent en congé (alors qu’il y a 20 jours de récupération du temps de travail [RTT] et 26 jours de congé annuel [CA] par an), de s’arrêter en cas de maladie (certaines personnes sont traitées « d’éclopées »). Le travail au quotidien est compliqué par la mise en place de nouvelles procédures administratives et commerciales. Ses compétences sont minimisées et son travail jugé négativement devant ses collègues.
Fin février 2010, elle annonce sa grossesse. Très vite, la N+3 tente de lui faire dire, lors d’un entretien en présence de sa directrice, que ses résultats ne sont pas bons parce qu’elle est enceinte et moins performante. À son retour, elle doit reprendre un poste équivalent à l’ancien, car on ne lui permet pas d’accéder à un niveau plus important malgré ses 5 ans d’expérience. Elle va décompenser en 6 mois et un matin ne pas arriver à poser le pied par terre. La prise en charge par une consultation spécialisée lui permet de négocier son départ et une formation pour rebondir sur un nouveau poste.
Pour dépister le burn out le plus en amont possible, le médecin traitant doit avoir en tête des marqueurs cliniques ne relevant pas de sa formation : une femme qui reprend son poste après une grossesse est souvent déclassée dans sa carrière. Les changements de direction et d’organisation transforment les salariés en novices éternels. La rigidité managériale, intentionnellement ou pas, peut s’avérer maltraitante. L’épuisement professionnel n’est donc pas seulement dû à la surcharge de travail mais aussi à son incohérence, à sa mauvaise organisation et surtout à l’impossibilité, faute de moyens et de temps, de faire du beau travail.
Un directeur qualité dans le secteur automobile en burn out
« J’ai intégré un groupe industriel automobile de taille internationale mi-juillet 1994, mon poste de responsable qualité étant fait sur mesure en regard de mes compétences. Dans le secteur automobile comme bien d’autres secteurs du domaine industriel, les congés d’été démarrent à la mi-juillet pour prendre fin la troisième semaine du mois d’août. Pendant cette période, les chaînes industrielles s’arrêtent et les presses, les outillages sont ouverts pour leur maintenance annuelle. Le personnel part en congé, seul le personnel de maintenance et un dirigeant sont présents. Seul au sein de la direction qualité groupe, je consulte les manuels, procédures et différents documents qualité pour intégrer l’organisation et le fonctionnement des processus de chacun des services des différents sites composant le groupe (à l’époque, environ 15 000 personnes sur une vingtaine de sites industriels en Europe). Cela dure deux jours. Le troisième jour, un appel téléphonique retentit : notre plus gros client exige (le mot est faible) de parler au directeur qualité. Il faut régler le retard de 400 kits de systèmes d’automobiles qui auraient dû être livrés avant les congés. Je regarde autour de moi, je constate que je suis seul dans le bureau. Aucun bruit, et pour cause, tout le personnel était en congé... Pire que ça, toutes les lignes de production et outillages de presse étaient ouverts pour la maintenance. Je dois remettre en production chacun des sous-ensembles de ces kits afin de pouvoir livrer au plus tôt notre client, et bien sûr en le tenant informé au jour le jour de la situation. Je passe les quatre semaines suivantes à faire remettre en service des outillages, à motiver du personnel pour qu’il revienne de congé et à assurer des tâches opérationnelles, à coordonner des équipes sur des sites différents, à informer le client chaque matin du planning de la journée et chaque soir pour l’informer du respect du planning, à informer le directeur général de l’état d’avancement ! Sorti de ce programme, je dois prendre en charge le fameux programme innovant appelé dans le milieu automobile « le programme de tous les dangers », c’est dire ce qui m’attend... Ce programme intègre plusieurs défis industriels très audacieux. L’équipe qui m’a été confiée est réduite au minimum. Les relations avec le client se durcissent. Tous les courriers envoyés au client sont validés par un juriste. La tension des relations était à son paroxysme. Notre équipe, heureusement très soudée, fait face aux difficultés. Assez souvent, j’oublie de prendre un déjeuner, tellement pris dans les analyses et décisions à prendre, ma collaboratrice me reprend sur ce fait et m’apporte régulièrement un sandwich. Sans parler des problèmes de dos qui persistent et commencent à m’handicaper sérieusement. D’autant que les déplacements en voiture (70 000 km par an pendant toute la durée du projet) n’arrangent rien. Je faisais fi également de mes problèmes d’estomac qui occasionnent plusieurs fibroscopies et biopsies. Plusieurs membres de monéquipe ont également des symptômes de fatigue et d’usure, des problèmes de dos, fument plus que jamais, perdent le sommeil. Toute l’équipe est en alerte, usée par ces tensions. J’écourte mes congés, il m’est fréquent de revenir avec une partie de l’équipe travailler le week-end. À deux reprises, il faut que je mette ma démission en jeu. Trois architectes produits se succèdent dans mon équipe, trois contrôleurs financiers et huit ingénieurs commerciaux devant ces difficultés relationnelles incessantes, je suis le seul à conserver la mémoire continue de toute la durée du programme sur les difficultés commerciales et économiques, et il faut donc que j’assure.Puis un jeudi en fin d’après-midi, très fatigué, je décide de rentrer chez moi me reposer. Le soir, ma femme vient me voir pour me proposer de partager le dîner. Je lui réponds que je suis très fatigué et que j’ai besoin de me reposer. Je reste ainsi couché sans être capable de me lever jusqu’au dimanche après-midi où ma femme insiste pour m’accompagner aux urgences, vu mon état. Elle me porte jusqu’à la voiture. Je suis incapable de me tenir debout et d’ouvrir les yeux avec toujours cette phrase : « je suis fatigué, je suis fatigué... ». Arrivés aux urgences de Fontainebleau, la salle d’attente est pleine. Là, je comprends que je dois avoir une sale tête, car à ma vue l’interne mobilise une dizaine de membres du personnel médical, on m’allonge sur une table. Un médecin me demande où j’ai mal. Je réponds toujours avec les yeux fermés : « je suis fatigué, je suis fatigué ». On mesure ma pression artérielle, puis plusieurs infirmières s’activent autour de moi avec des appareils, seringues... C’est le seul moment qui me reste en mémoire. Je ne me souviens plus de la semaine qui suivit. Je me souviens seulement d’une consultation une dizaine de jours plus tard avec le médecin urgentiste qui me dit que j’étais en train de partir par épuisement total, mes batteries étant complètement à plat et que j’avais fait un sérieux burn out.De retour dans ma société, je prends contact avec le médecin du travail qui avait été informé de mon état et m’explique que je ne peux retourner à mon poste en l’état et qu’il se voit contraint de me considérer comme inapte au poste. Ma hiérarchie, consciente de ce que j’avais vécu tout au long de ce programme, m’invita à prendre du repos. On m’octroya même ce jour-là une augmentation salariale de 30 %. Nous étions à cette époque trois directeurs de programme, l’un d’entre eux a démissionné au bout de deux années de pilotage de son programme, le deuxième a subi en urgence une grave opération cardiaque liée au stress, et le troisième, moi, en épuisement professionnel complet. »
2. Gomez PY. Le travail invisible. Enquête sur une disparition. Paris : François Bourin Éditeur, 2013.
3. Pezé M. Le burn out pour les nuls. Paris : First éditions, 2017.