Anthracyclines et trastuzumab premiers responsables

Les maladies cardiovasculaires et les cancers sont les deux principales causes de décès en Europe et aux États-Unis.1 Ces deux entités partagent des facteurs de risque communs et touchent en général une population âgée de plus de 65 ans. La prise en charge des patients atteints de cancers a connu au cours de ces dernières années de nombreux progrès dont notamment l’introduction des thérapies moléculaires ciblées et des immunothérapies permettant une amélioration de la survie et des taux de guérison, au prix cependant d’une majoration des effets indésirables.2
Les complications cardiovasculaires secondaires aux prises en charge oncologiques sont multiples (dysfonction systolique du ventricule gauche, myocardite aiguë, hyper­tension artérielle, allongement de l’intervalle QT, thrombose artérielle ou veineuse), de fréquence et de mécanismes variables dépendant de la chimiothérapie administrée.3
Deux grandes classes de toxicités myocardiques sont décrites (type 1 et type 2).
Les anthracyclines peuvent entraîner une dysfonction systolique du ventricule gauche, toxicité considérée dans la majorité des cas comme dépendante de la dose, cumulative et en général irréversible (toxicité de type 1). Les thérapies moléculaires ciblées sont responsables d’une toxicité cardiaque dont la prévalence, les facteurs de risque, la prise en charge et la prévention sont moins bien établis. Elles peuvent entraîner une dysfonction systolique du ventricule gauche, qui ne semble pas être dépendante de la dose et est, en règle générale, réversible à l’arrêt du traitement et/ou à l’instauration d’un traitement cardioprotecteur adapté (toxicité de type 2).3
Les toxicités vasculaires des chimiothérapies sont représentées par l’hypertension artérielle.

Chimiothérapie, insuffisance cardiaque et dysfonction systolique du ventricule gauche

De nombreux agents anticancéreux peuvent entraîner une dysfonction systolique du ventricule ou un épisode d’insuffisance cardiaque symptomatique (tableau 1). La fréquence de ces complications varie en fonction de la molécule, du mode d’administration, de la population considérée et des modalités de dépistage de la toxicité cardiaque.3
Le diagnostic d’insuffisance cardiaque repose sur les données de l’examen clinique et la recherche des signes et symptômes d’insuffisance cardiaque. Le dosage des taux des peptides natriurétiques pour infirmer le diag­nostic d’insuffisance cardiaque n’est que peu pertinent et non validé dans le contexte des patients atteints de cancer.4
L’échographie cardiaque par voie transthoracique est donc l’examen de première intention lorsque la suspicion d’une toxicité cardiaque est évoquée.
Les anthracyclines (doxorubicine, épirubicine, idarubicine), les agents alkylants, les antimétabolites, les antimicrotubules, les anticorps monoclonaux, les inhibiteurs des tyrosine kinases et du protéasome sont les principales molécules dont l’administration peut entraîner une dysfonction systolique du ventricule gauche avec ou sans symptômes (tableau 1).

Anthracyclines

Le principal mécanisme et médiateur de la toxicité cardiaque aux anthracyclines est la génération et la majoration du stress oxydatif par les anthracyclines entraînant une déstabilisation de la synthèse et de la dégradation des protéines sarcomériques, une modification de l’homéo­stasie calcique et une diminution de la production d’ATP du cardiomyocyte.3
L’inhibition du topo-isomérase 2 par les anthracyclines a été plus récemment identifiée comme mécanisme potentiel de cardiotoxicité. Deux isoenzymes de la topo­isomérase 2 sont actuellement décrites : la topo-isomérase 2-α exprimée dans les cellules à division cellulaire rapide, et la topo-isomérase 2-β exprimée dans les cellules quiescentes comme le cardiomyocyte.
Les agents intercalants en se liant à l’ADN et à la topo-isomérase 2-β forment un complexe à l’origine d’une augmentation de la mort cellulaire au sein du cardio­myocyte.3
L’incidence de la cardiotoxicité liée aux anthracyclines varie de manière importante en fonction de la population considérée et du schéma d’administration de la chimiothérapie.5 Une méta-analyse portant sur près de 23 000 patients traités par anthracyclines a montré que l’incidence de la dysfonction ventriculaire gauche asymptomatique était de 18 % (intervalle de confiance [IC] à 95 % : 12-24) et que l’incidence de la dysfonction ventriculaire sympto­matique était de 6 % (IC à 95 % : 3-9).5
La dose cumulée d’anthracyclines administrée constitue le principal facteur de risque de toxicité et joue un rôle déterminant dans le risque d’apparition d’une insuffisance cardiaque symptomatique ou non. L’incidence des épisodes d’insuffisance cardiaque symptomatiques chez les patients recevant des anthracyclines serait de 3 % en dessous de 400 mg/m², de 7 % à la dose de 550 mg/m² et 18 % à la dose de 700 mg/m².6 Une réactualisation de ces données fait état d’incidences plus élevées, respectivement de 5 %, 26 %, et 48 % aux doses cumulées d’anthracyclines de 400 mg/m², 550 mg/m² et de 700 mg/m².6
Les âges extrêmes (< 15 ans, > 65 ans), le sexe féminin, la coadministration de trastuzumab, une irradiation médiastinale préalable, une hypertension artérielle, un antécédent de cardiopathie ischémique ou valvulaire, et les valeurs extrêmes (basse et élevée) de l’indice de masse corporelle étaient les principaux facteurs de risque de toxicité cardiaque induite par les anthracyclines.5

Thérapies moléculaires ciblées anti-HER-2

Le trastuzumab est un anticorps monoclonal dirigé contre le récepteur HER2 surexprimé dans près de 25 % des cancers du sein, impliqué au plan carcinologique dans la prolifération cellulaire, et au plan cardiologique dans la survie des cardiomyocytes. L’administration du trastuzumab en situation métastatique permet une réduction de 33 % de la mortalité à 1 an et du taux de récidive de 50 %.7
L’incidence de cette toxicité est influencée par la population considérée (métastatique ou adjuvant), et des modalités d’administration de la chimiothérapie. Cette incidence peut varier de 4,1 %, lorsque le trastuzumab est administré sans anthracyclines, à 27 % lorsque le trastuzumab est prescrit simultanément aux anthra­cyclines et au cyclophosphamide.3
La toxicité cardiaque liée au trastuzumab se différencie point par point de celle liée aux anthracyclines. Cette toxicité est en règle générale réversible à l’arrêt de la chimiothérapie, sensible à l’introduction d’un traitement cardioprotecteur par inhibiteur de l’enzyme de conversion (IEC) et ou bêtabloquant, ce qui autorise en général la reprise de la chimiothérapie.3 (v. dans ce numéro, p.303, le cas clinique).

Anticorps anti-VEGF et inhibiteurs des tyrosine kinases

Les inhibiteurs des tyrosine kinases (sunitinib, sorafénib) et les anticorps monoclonaux dirigés contre le vascular endothelial growth factor (VEGF) circulant ou les récepteurs anti-VEGF peuvent aussi entraîner une insuffisance cardiaque ou une dysfonction systolique du ventricule gauche.
La fréquence de cette toxicité reste faible, avec cependant un odds ratio de 1,35 comparativement à une population ne recevant pas de bévacizumab.8
Dans le cadre de la prise en charge d’un cancer rénal, 13 % des patients recevant du sunitinib ont développé une insuffisance cardiaque, considérée comme sévère dans 3 % des cas ; 4 % des patients traités par sorafénib ont eu une insuffisance cardiaque et 1 % une forme jugée sévère.8
Les inhibiteurs des protéasomes bloquent la prolifération cellulaire, entraînent une apoptose à l’origine de l’effet carcinologique, notamment chez les patients pris en charge pour un myélome multiple.
Dans le cadre de la prise en charge pour un myélome multiple, 7 % des patients traités par carfilzomib peuvent développer une dysfonction systolique du ventricule gauche, 1,5 % un arrêt cardiaque et 0,8 % un infarctus du myocarde. Cette toxicité ne semble pas être liée à la dose cumulée, elle est le plus souvent réversible à l’arrêt de la chimiothérapie et sensible à l’initiation d’un traitement de l’insuffisance cardiaque par IEC et bêtabloquant, s’apparentant à une toxicité de type 2.3
Les immunothérapies ont été mises à disposition de manière récente et sont prescrites dans la prise en charge des patients ayant un mélanome ou un cancer pulmonaire.9
Leur prescription est associée à une majoration des effets indésirables notamment auto-immuns, avec une incidence majorée de myosites, d’uvéites, de thyroïdites, de colites parfois sévères.9
La principale complication cardiaque des immunothérapies est représentée par les myocardites dont l’incidence est faible, estimée à 0,19 % dans une revue de la littérature de l’ensemble des phases 3, et de 0,27 % dans les bases de pharmacovigilance de l’industrie pharmaceutique.10, 11
Une étude récente issue de deux unités de cardio- oncologie (à Paris [hôpital Saint-Antoine] et à Marseille), colligeant 30 cas de toxicité liée à l’administration d’une immunothérapie, a permis d’identifier les principales caractéristiques de cette toxicité.12
Les myocardites aiguës sont en général observées dans les 3 premiers mois de l’administration de l’immuno­thérapie et entraînent des manifestations cardiologiques atypiques et peu spécifiques, elles peuvent évoluer rapidement vers le choc cardiogénique et le décès dans 25 à 50 % des cas.11, 12
Le diagnostic repose sur une identification précoce des patients, la réalisation rapide d’une échographie cardiaque et d’une imagerie par résonance magnétique (IRM) cardiaque permettant de mettre en évidence un aspect évocateur de myocardite sous la forme d’un rehaussement tardif épicardique.12
L’administration rapide et en urgence, dès la suspicion clinique, de bolus de corticoïdes et parfois, dans les formes fulminantes avec choc cardiogénique, la mise en place d’une assistance circulatoire constituent les éléments essentiels de la prise en charge.10-12

Chimiothérapie et hypertension artérielle

Les comorbidités cardiovasculaires dont l’hypertension artérielle (tableau 2) sont fréquemment observées chez les patients traités pour un cancer : la prévalence de l’hyper­tension artérielle peut varier de 10 à 37 % des patients.13

L’hypertension artérielle est aussi une complication observée fréquemment chez les patients traités par théra­pies moléculaires ciblées dont l’incidence peut de varier de 10 à 47 %.3
Les principales molécules responsables de cette toxicité sont les anti-VEGF (bévacizumab, sunitinib, sorafénib) et les inhibiteurs du protéasome (carfilzomib, bortézomib).3 Les inhibiteurs du VEGF entraînent une diminution des taux circulants de monoxyde d’azote, une vasoconstriction périphérique liée à une augmentation des taux circulants d’endothéline, une augmentation des résistances vasculaires périphériques, et une raréfaction capillaire.14 L’ensemble de ces mécanismes sont à l’origine, isolément ou en combinaison, d’une hypertension artérielle, en général s’installant précocement dès le début de la chimiothérapie.14 La prescription peut aussi s’accompagner d’une insuffisance rénale et/ou d’une microangiopathie thrombotique.
Le diagnostic est fondé, comme dans la prise en charge conventionnelle hors oncologie, sur une pression artérielle systolique supérieure à 140 mmHg ou une pression artérielle diastolique supérieure à 90 mmHg lors de trois mesures consécutives.3
La prise en charge des hypertensions artérielles induites par les thérapies moléculaires ciblées ne présente pas de spécificité particulière. Il est cependant prudent de ne pas prescrire les principes actifs entraînant de fortes interactions médicamenteuses, en évitant notamment les inhibiteurs de l’isoenzyme du cytochrome pP450 (diltiazem et le vérapamil).3

Références

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2. Masters GA, Krilov L, Bailey HH, et al. Clinical cancer advances 2015: Annual report on progress against cancer from the American Society of Clinical Oncology. J Clin Oncol 2015;33:786-809.

3. Zamorano JL, Lancellotti P, Rodriguez Muñoz D, et al.; Authors/Task Force Members; ESC Committee for Practice Guidelines (CPG). 2016 ESC Position Paper on cancer treatments and cardiovascular toxicity developed under the auspices of the ESC Committee for Practice Guidelines:The Task Force for cancer treatments and cardiovascular toxicity of the European Society of Cardiology (ESC). Eur Heart J 2016;37:2768-801.

4. Kamai T, Tokura Y, Uematsu T, et al. Elevated serum levels of cardiovascular biomarkers are associated with progression of renal cancer. Open Heart 018;5:e000666.

5. Lotrionte M, Biondi-Zoccai G, Abbate A, et al. Review and meta-analysis of incidence and clinical predictors of anthracycline cardiotoxicity. Am J Cardiol 2013;112:1980-4.

6. Ewer MS, Von Hoff DD, Benjamin RS. A historical perspective of anthracycline cardiotoxicity. Heart Fail Clin 2011;7:363-72.

7. Ewer MS, Ewer SM. Trastuzumab cardiotoxiciy: the age-old balance of risk and benefit. Br J Cancer 2016;115:1441-2.

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9. Champiat S, Lambotte O, Barreau E, et al. Management of immune checkpoint blockadedysimmune toxicities: a collaborative position paper. Ann Oncol 2016;27:559-74.

10. Ederhy S, Voisin AL, Champiat S. Myocarditis with immune checkpoint blockade. N Engl J Med 2017;376:290-1.

11. Johnson DB, Balko JM, Compton ML, et al. Fulminant myocarditis with combination immune checkpoint blockade. N Engl J Med 2016;375:1749-55.

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14. Pandey AK, Singhi EK, Arroyo JP, et al. Mechanisms of VEGF (vascular endothelial growth factor) inhibitor-associated hypertension and vascular disease. Hypertension 2018;71:e1-e8.

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Résumé

Les complications cardiovasculaires secondaires aux prises en charge oncologiques sont multiples, comprenant les dysfonctions systoliques du ventricule gauche et/ou l’insuffisance cardiaque, les myocardites aiguës, l’hypertension artérielle, et l’allongement de l’intervalle QT. Les fréquences et de mécanismes de ces toxicités sont variables, dépendant de la chimiothérapie administrée. Les anthracyclines peuvent entraîner une dysfonction systolique du ventricule gauche et/ou une insuffisance cardiaque ; cette toxicité est considérée comme dépendant de la dose, cumulative et en général irréversible (toxicité de type 1). Les thérapies moléculaires ciblées peuvent entraîner une dysfonction systolique du ventricule gauche, qui ne semble pas être dépendante de la dose administrée, le plus souvent réversible à l’arrêt du traitement et/ou à l’instauration d’un traitement cardioprotecteur adapté (toxicité de type 2).