Qu’appelle-t-on un cancer actif ? Quels sont les patients concernés ?

La définition proposée par Kearon (tableau 1) fait actuellement référence.1 Toutefois, il convient de noter qu’un certain nombre de patients inclus dans les études qui ont évalué les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) ou les anticoagulants oraux directs (AOD) ne seraient pas considérés comme atteints de cancer actif selon cette définition. En effet, ces études ont souvent utilisé des définitions plus « larges » :
– cancer métastatique ou localement avancé ou en récidive1 (présence d’une tumeur visible) ;
– traitement du cancer dans les six mois et parfois jus­-qu’à deux ans avant l’accident thromboembolique.2 Ceci ­n’implique pas la présence d’une masse tumorale : un cancer localisé réséqué en totalité au cours des six mois qui précèdent et pour lequel aucun traitement ­adjuvant n’est administré répond à cette condition. Il en va de même des cancers sous traitement hormonal.

Maladie veineuse thromboembolique : quel traitement au cours du premier semestre ?

D’anciennes études de cohorte suggèrent que les risques de récidive thromboembolique et de saignement majeur des personnes atteintes de cancer et de maladie thromboembolique veineuse (MTEV) traitées par l’association héparine et antivitamine-K (AVK) sont plus élevés que ceux des malades non cancéreux. Plusieurs essais ont comparé un traitement prolongé par HBPM, administré à dose complète ou à dose secondairement réduite de 25 % pendant trois ou six mois, à un traitement conventionnel (HBPM relayée par AVK). Parmi ces six essais, seul CLOT a démontré une réduction significative des récidives thromboemboliques sous daltéparine comparativement aux antivitamine-K, mais avec moins de 50 % du temps passé dans la cible d’INR de 2 à 3.2 En revanche, aucun essai n’a démontré de réduction des hémorragies majeures. La méta-analyse la plus récente conclut à la supériorité des héparines de bas poids moléculaire par rapport aux antivitamine-K en termes d’efficacité, avec une réduction relative du risque de récidive thromboembolique de l’ordre de 40 % (risque relatif [RR] : 0,60 ; intervalle de confiance à 95 % [IC 95 %] : 0,45-0,79), sans modification des hémorragies majeures (RR : 1,07 ; IC 95 % : 0,66-1,73).3 Les HBPM sont donc considérées comme le traitement de référence de la MTEV associée au cancer.1 Elles impliquent toutefois un traitement injectable prolongé, qui peut poser des problèmes de tolérance (douleur et hématomes aux sites d’injection...). Il semble donc pertinent d’évaluer les anticoagulants oraux dans cette indication.

De nouvelles données sur les anticoagulants oraux directs

Les données disponibles sur les anticoagulants oraux directs ne concernaient jusqu’à récemment que les ­sous-groupes de malades atteints de cancer inclus dans les essais de phase III ayant comparé les AOD à l’asso­ciation HBPM-AVK. Ces données, rassemblées dans une méta-analyse regroupant 1 164 malades, montrent une réduction non significative des récidives thromboemboliques (RR : 0,65 ; IC 95 % : 0,38-1,09) et du risque de saignement majeur (RR : 0,72 ; IC 95 % : 0,39-1,35) chez les malades traités par AOD. Toutefois, les cancers des personnes incluses étaient beaucoup moins graves que ceux du groupe correspondant des études ayant comparé les HBPM aux AVK : la mortalité et le taux de récidive sous AVK étaient plus faibles, les proportions de malades atteints de cancer métastatiques et/ou recevant des traitements anticancéreux étaient également plus faibles, et enfin les anticoagulants oraux directs étaient comparés aux antivitamine-K et non directement aux héparines de bas poids moléculaire dans cette indication.
Les résultats de cinq essais prospectifs randomisés sont maintenant disponibles (tableau 2).4-8 Ces études ont plusieurs points communs : elles ont comparé direc­tement, et en ouvert, un AOD à la même HBPM (daltéparine à la dose utilisée dans l’étude CLOT : 200 UI/kg/j pendant 1 mois, puis 150 UI/kg/j), une majorité de patients avait une maladie néoplasique métastatique et une embolie pulmonaire (symptomatique ou de découverte fortuite), associée ou non à une thrombose veineuse profonde. Trois d’entre elles sont des essais de non-infériorité, une seule a testé la supériorité de l’apixaban sur la ­réduction des hémorragies majeures, et l’essai Select-D était une étude pilote sans hypothèse statistique prédé­finie. Les résultats (tableau 2) semblent indiquer que les anticoagulants oraux directs sont au moins aussi efficaces que la daltéparine. Le risque hémorragique lié aux AOD est comparable ou supérieur à celui de la daltéparine, mais semble dépendre de l’AOD étudié et, au moins pour certains d’entre eux, de la localisation de la maladie tumorale.
Une analyse post-hoc de l’essai Hokusai Cancer a montré que l’excès des saignements majeurs sous édoxaban concernait presque exclusivement les patients souffrant de cancers gastro-intestinaux. Une analyse de l’étude Caravaggio a montré que la plupart des saignements majeurs étaient d’origine digestive, survenaient exclusivement chez des malades porteurs de cancer ­digestif (œsogastrique ou colorectal) non réséqué, mais aussi fréquemment sous apixaban que sous daltéparine. La méta-analyse de ces essais montre une supériorité des AOD sur le risque de récidive thromboembolique (hazard ratio [HR : 0,63 ; IC 95 % : 0,47-0,86) au prix d’une augmentation non significative des hémorragies majeures (HR : 1,26 ; IC 95 % : 0,84-1,90) et significative des hémorragies non majeures cliniquement conséquentes (HR :1,48 ; IC 95 % : 1,18-1,85). Enfin, l’absence d’évaluation en double insu constitue la principale limite méthodo­logique de ces essais. En effet, pour des raisons d’adhésion aux injections d’HBPM, on ne peut exclure que les résultats aient favorisé le bras AOD de ces essais.
Sur la base de ces données, les sociétés savantes françaises recommandent de traiter les patients atteints de cancer actif et de maladie thromboembolique veineuse par héparine de bas poids moléculaire ou apixaban (sauf s’ils ont une tumeur cérébrale, ­primitive ou métastatique) et suggèrent, en alternative et sauf cancer digestif ou urogénital, d’utiliser le rivaroxaban ou l’édoxaban.1

Poursuivre ou non le traitement au-delà du sixième mois  ?

Les données disponibles portant sur les patients recevant un traitement anticoagulant prolongé au-delà des six mois suivant l’épisode thromboembolique index, dans un contexte de cancer, proviennent d’études observationnelles, d’analyses post-hoc d’essais thérapeutiques prospectifs et de registres. Le risque de récidive thromboembolique apparaît plus élevé pendant les six mois qui suivent le diagnostic de MTEV, mais reste conséquent au-delà. Ainsi, selon une étude de cohorte observationnelle menée à partir de bases de données du Royaume-Uni portant sur 6 592 cas de thrombose associée à un cancer actif, l’incidence des récidives thrombotiques, pour 100 patients-­années, était estimée à 22,1 (IC 95 % : 19,9-24,4) au cours des six premiers mois et à 7,9 (IC 95 % : 6,2-9,8) au cours des six mois suivants. Une autre étude de cohorte observationnelle a montré que le risque de récidive atteint 19 pour 100 patients-années quand le traitement anticoagulant est arrêté alors que le cancer est actif, mais qu’il n’est que de 3,2 pour 100 patients-années quand le cancer est guéri (sans maladie tumorale décelable ni traitement antitumoral).
Une récente étude rétrospective, portant sur le suivi de six à douze mois de 432 patients ayant eu un événement thromboembolique veineux associé au cancer et encore vivants à six mois, suggère que la progression tumorale, y compris au stade métastatique, influence le risque de récidive thromboembolique et le risque hémorragique (incidence cumulée d’événements plus élevée chez les patients avec un cancer en progression [10,6 % de récidives thromboembolique, 8,8 % de saignements clini­quement pertinents et 5,1 % de saignements majeurs] que dans la population générale).9
Par ailleurs, les risques de récidive thromboembolique et d’hémorragie sous traitement anticoagulant diffèrent selon le site du cancer. Ainsi, la même étude a montré que le risque de récidive thromboembolique est plus élevé chez les personnes qui ont un cancer colorectal ou un cancer du poumon que chez celles qui ont un cancer du sein (incidence cumulée de 12,6 %, 13,8 % et 1,5 % respectivement) alors que les saignements cliniquement pertinents (incluant les saignements gastro-­intestinaux) sont plus fréquents en cas de cancer colorectal et du sein qu’en cas de cancer du poumon (incidence cumulée de 5,8 %, 4,5 % et 1,3 % respectivement).9
L’étude prospective randomisée en double aveugle API-CAT est en cours. Elle compare l’efficacité et la tolérance d’une dose réduite d’apixaban, 2,5 mg 2 x/j, à une dose pleine (apixaban 5 mg 2 x/j) chez des patients traités au moins pendant six mois par anticoagulant pour un événement thromboembolique veineux dans un contexte de cancer actif (NCT03692065).
En attendant les résultats de cet essai, le choix du traitement au-delà du sixième mois, lorsqu’il est poursuivi, est essentiellement empirique et tient compte des éléments suivants :
– l’activité et le risque de rechute du cancer en cas de rémission ;1
– la nature du traitement du cancer en cours ;2
– la tolérance et l’acceptation du traitement anticoagulant au cours des six premiers mois ;3
– une éventuelle récidive thromboembolique pendant ce premier semestre ;4
– et la préférence du patient.5
Les recommandations françaises suggèrent :1
– d’interrompre le traitement anticoagulant après six mois si le cancer n’est plus actif (absence de tumeur décelable et absence de traitement antitumoral, y compris hormonothérapie, depuis plus de 6 mois) en l’absence de récidive thromboembolique ; et, dans les autres cas, de poursuivre le traitement antico­agulant après le sixième mois ;
– de poursuivre l’HBPM si elle est efficace, bien tolé­rée et acceptée par le patient ;
– de remplacer l’HBPM par un anticoagulant oral en préférant un AOD à un AVK quand elle est mal tolérée ou mal acceptée par le patient ;
– de poursuivre l’AOD à pleine dose si ce traitement est efficace, bien toléré et accepté par le patient.

Traiter les embolies pulmonaires de découverte fortuite ?

Une étude de cohorte multicentrique prospective obser­vationnelle a porté sur 695 patients ayant un cancer actif chez lesquels une embolie pulmonaire a été découverte fortuitement au cours des deux mois précédant l’inclusion. Elle démontre que le risque de complications est élevé chez ces patients : l’incidence cumulée à douze mois des récidives thromboemboliques veineuses, des saignements majeurs et des décès atteint respectivement 6 % (IC 95 % : 4,4-8,1), 5,7 % (IC 95 % : 4,1-7,7) et 43 % (IC 95 % : 39-46).10 Il faut noter que le risque de récidive thromboembolique à douze mois des patients dont l’embolie pulmonaire était sous-segmentaire était proche de celui des patients dont l’embolie était plus proximale (incidence à 12 mois respectivement de 6,4 % et 6 % ; HR : 1,1 (IC 95 % : 0,37-2,9 ; p = 0,93). Enfin, des signes cliniques possiblement liés à l’embolie pulmonaire au cours des deux semaines précédant son diagnostic fortuit étaient rapportés par 44 % des patients. Ces données incitent donc à traiter les embolies pulmonaires de découverte fortuite, quel qu’en soit le niveau anatomique, de la même façon que celles que l’on découvre à l’occasion de symptômes évocateurs, si le diagnostic est formellement confirmé.1 En effet, les produits de contraste n’étant pas toujours injectés de façon optimale, une relecture des scanners par un radiologue spécialisé est conseillée, notamment pour les formes distales. 

Remerciements L’auteur dédie cet article à la mémoire du Pr Guy Meyer dont il a été l’élève et dont les nombreux travaux de recherche ont contribué à améliorer la prise en charge de la maladie veineuse thromboembolique associée au cancer.

Références

1. Mahé I, Meyer G, Girard P, Bertoletti L, Laporte S, Couturaud F, et al. Treatment of cancer associated thrombosis. 2019 update of the French guidelines. Rev Mal Respir 2021;38:427-37.
2. Lee AY, Levine MN, Baker RI, Bowden C, Kakkar AK, Prins M, et al. Low-molecular-weight heparin versus a coumarin for the prevention of recurrent venous thromboembolism in patients with cancer. N Engl J Med 2003;349:146-53.
3. Posch F, Königsbrügge O, Zielinski C, Pabinger I, Ay C. Treatment of venous thromboembolism in patients with cancer: A network meta-analysis comparing efficacy and safety of anticoagulants. Thromb Res 2015;136:582-9.
4. Young AM, Marshall A, Thirlwall J, Chapman O, Lokare A, Hill C, et al. Comparison of an oral factor Xa inhibitor with low molecular weight heparin in patients with cancer with venous thromboembolism: Results of a randomized trial (SELECT-D). J Clin Oncol 2018;36:2017-23.
5. Raskob GE, van Es N, Verhamme P, Carrier M, Di Nisio M, Garcia D, et al. Edoxaban for the treatment of cancer-associated venous thromboembolism. N Engl J Med 2018;378:615-24.
6. McBane RD, Wysokinski WE, Le-Rademacher JG, Zemla T, Ashrani A, Tafur A, et al. Apixaban and dalteparin in active malignancy-associated venous thromboembolism: The ADAM VTE trial. J Thromb Haemost 2020;18:411-21.
7. Agnelli G, Becattini C, Meyer G, Muñoz A, Huisman MV, Connors JM, et al. Apixaban for the treatment of venous thromboembolism associated with cancer. N Engl J Med 2020;382:1599-607.
8. Planquette B, Bertoletti L, Charles-Nelson A, Laporte S, Grange C, Mahé I, et al. Rivaroxaban vs dalteparin in cancer-associated thromboembolism: A randomized trial. Chest 2021. PMID: 34627853.
9. Mahé I, Plaisance L, Chapelle C, Laporte S, Planquette B, Bertoletti L, et al. Long-term treatment of cancer-associated thrombosis (CAT) beyond 6 months in the medical practice: USCAT, a 432-patient retrospective non-interventional study. Cancers (Basel) 2020;12:2256.
10. Kraaijpoel N, Bleker SM, Meyer G, Mahé I, Muñoz A, Bertoletti L, et al. Treatment and long-term clinical outcomes of incidental pulmonary embolism in patients with cancer: An International prospective cohort study. J Clin Oncol 2019;37:1713-20.

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Résumé

Le traitement de la maladie thromboembolique veineuse associée au cancer est plus complexe du fait de l’augmentation du risque de récidive thrombotique et d’hémorragie sous traitement. Au cours des six premiers mois, les héparines de bas poids moléculaire sont plus efficaces que les antivitamine-K sans augmentation du risque hémorragique. Versus la daltéparine, l’efficacité des anticoagulants oraux directs (AOD) est au moins comparable. Le risque hémorragique lié aux AOD est comparable ou supérieur à celui de la daltéparine, mais semble dépendre de l’AOD étudié et, au moins pour certains d’entre eux, de la localisation de la maladie tumorale. Au-delà du sixième mois, le traitement anticoagulant curatif est poursuivi tant que le cancer est actif, avec l’héparine de bas poids moléculaire si elle est bien tolérée et efficace, ou un anticoagulant oral direct à pleine dose, en attendant les résultats d’un essai randomisé en cours comparant l’efficacité et la tolérance de l’apixaban à demi-dose et à pleine dose.