Si la 10e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-10) est très utilisée en clinique pour le codage des troubles et des maladies, la 5e version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) est surtout utilisée en recherche. Et, pourtant, cette dernière édition du DSM représente une véritable évolution dans la représentation clinique des conduites addictives.

De l’usage au trouble de l’usage, un continuum unidimensionnel progressif

Le DSM-5 réunit les critères d’abus et de dépendance dans une seule dimension, le trouble de l’usage, avec trois niveaux de sévérité selon le nombre de critères présents sur 12 mois (léger, modéré, sévère) [v. tableau et fig. 1].1 En effet, ce qui fait l’addiction, ce n’est pas l’objet mais l’usage qui en est fait, et l’usage est d’autant plus problématique que le nombre de critères est élevé. Cette représentation, plus proche des réalités cliniques et de ses variabilités phénotypiques, facilite aussi le suivi, selon l’augmentation ou la réduction du nombre de critères.1, 2 Le DSM-5 quitte ainsi l’approche catégorielle biaxiale datant de 1980, avec sa gradation hiérarchisée entre abus et dépendance (v. tableau et fig. 1). Ces termes étaient exclusifs l’un de l’autre et à l’origine de confusions. Notamment l’abus n’était pas nécessairement le prodrome de la dépendance. En outre, le trouble d’abus avait une faible validité, la moitié était diagnostiquée sur un seul critère, le plus souvent « usage d’alcool en situation dangereuse ».1 À noter aussi que l’abus n’était pas non plus superposable à l’usage nocif de la CIM-10 (« usage préjudiciable pour la santé ») alors que les dépendances du DSM-IV-TR (version révisée du DSM-IV) et de la CIM-10 avaient des définitions proches (fig. 1). Enfin, à l’instar du terme « addiction », le terme « dépendance » était stigmatisant et à l’origine de confusions entre la dépendance psychique (usage dont on perd le contrôle) et la dépendance physique (tolérance, syndrome de sevrage) [v.tableau].1, 2 Avec une seule dimension et un nombre seuil de 2 critères, le DSM-5 permet de répondre aux diagnostics orphelins du DSM-IV-TR (situations avec 2 critères sur 3 de dépendance sans critère d’abus) [v. tableau].1 Le trouble de l’usage modéré à sévère (≥ 4 critères) correspond peu ou prou à la dépendance du DSM-5 et de la CIM-10 (fig. 1).

Ne pas confondre trouble de l’usage et troubles liés à l’usage

Trouble de l’usage

Le trouble de l’usage correspond à la relation pathologique que le sujet développe avec le produit, sans préjuger de la dose quotidienne consommée : perte de contrôle, besoin de consommer, consommations compulsives (lutte contre une consommation vécue comme une contrainte mais anticipée comme apaisante, et suivie d’une culpabilité) qui se répètent malgré des conséquences négatives significatives (fig. 2Aet 2B). Il est dû à des dysfonctionnements cognitivo-émotionnels par altérations des neurocircuits impliqués dans le contrôle comportemental (inhibition, fonctions exécutives), la gestion des émotions et les automatismes (comportement automatisé et piloté par les émotions et les contextes) [fig. 2B]. En passant du DSM-IV-TR au DSM-5, le critère « problèmes judiciaires » a été retiré (valeur discriminatoire faible, variabilité entre pays), alors que le craving a été ajouté (v. tableau).1 Ce dernier résume la relation pathologique du sujet au produit, sous la forme d’une valeur motivationnelle élevée : craving de récompense et surtout craving de soulagement, avec un besoin impérieux, obsédant, de consommer (fig. 2B). C’est à la fois un critère diagnostique, thérapeutique (cible du traitement) et pronostique (rechutes).1, 2 L’ensemble de ces différentes altérations sont à l’origine de la chronicité de la maladie, de ses rechutes, avec une réinstallation rapide des fonctionnements pathologiques, notamment par conditionnements comportementaux.2

Troubles liés à l’usage d’alcool

Ce sont les troubles secondaires à une consommation aiguë ou chronique d’alcool (fig. 2A). Le trouble de l’usage d’alcool est donc l’un des troubles induits par un usage chronique. Désormais, il n’existe plus de consommation d’alcool sans risque.3, 4 Certaines conséquences peuvent survenir à partir d’un verre consommé quotidiennement (par exemple les cancers de l’œsophage, du côlon, du sein). Leur risque de survenue est déterminé par la quantité totale consommée et par le mode de consommation (par exemple le binge drinking).5 Il peut augmenter de manière exponentielle avec la dose quotidienne (fig. 2C).6 Ainsi, l’usage d’alcool est à l’origine de plus de 200 maladies et traumatismes.5 En France, plus de la moitié des morts attribuables à l’alcool le sont par cancers et maladies cardiovasculaires. En pratique, il peut exister plusieurs cas de figure : un trouble de l’usage et des dommages (situation la plus fréquente) ; des dommages (alcoolopathies) sans trouble de l’usage ; un trouble de l’usage sans dommage (fig. 2A).

Grammes d’alcool, verres, unités, usage à risque, usage nocif, dépendance : l’approche quantitative en pratique

Comme décrits plus haut, les troubles de l’usage sont définis par des critères qualitatifs qui indiquent la persistance de consommations d’alcool, indépendamment des quantités consommées. En l’absence de conséquences liées aux consommations (formes « asymptomatiques »), c’est le niveau de consommation, critère quantitatif, qui permet d’identifier le niveau de risque. La consommation est évaluée par le nombre de verres standard quotidiens (1 verre ou 1 unité = 10 g d’alcool pur). La notion d’usage à risque n’existe pas dans le DSM-5 ou la CIM-10, mais elle a été proposée par l’OMS (fig. 2C) et dans les recommandations de la Société française d’alcoologie (fig. 1).7, 8 Elle est définie par une consommation susceptible d’entraîner des dommages, le risque pouvant être immédiat ou différé et cumulatif. En France, chez un adulte en bonne santé, en dehors de la grossesse et de situations particulières, les risques sont considérés comme faibles (mais non nuls) si la consommation ne dépasse pas 10 verres par semaine et 2 verres par jour (soit au moins 2 jours par semaine sans consommer) pour un usage régulier, 4 verres par épisode pour un usage occasionnel (fig. 1).3, 9 Les seuils sont désormais identiques quel que soit le genre, mais à consommation égale, les risques sont plus élevés chez la femme.3, 7 Tout usage d’alcool au-dessus de ces seuils est à risque supérieur de dommage, et correspond à un mésusage (fig. 1).8, 9 Le binge drinking en est un. Bien que de plus en plus décrit chez les jeunes, il existe en fait à tout âge et correspond à une alcoolisation ponctuelle importante rapide d’au moins 7 verres pour un homme et 6 verres pour une femme en 2 heures.10 Il peut être ponctuel et festif, ou être une expression du trouble de l’usage de manière intermittente (dipsomanie) ou quotidienne. De manière indirecte, une évaluation quantitative des consommations (niveaux de risque OMS, trois premières questions du questionnaire AUDIT [AUDIT-C]) permet de suspecter les différents mésusages (fig. 1).9

DSM-5 : une gradation des troubles et des réponses à apporter

Sur le continuum « usage - trouble de l’usage », un sujet peut évoluer dans un sens comme dans l’autre. Le but du traitement est d’aider le patient à atteindre un usage moins risqué, idéalement non problématique, voire l’absti­nence selon ses choix, en restaurant sa capacité à remettre des limites vis-à-vis de l’alcool, notamment en développant un autre style de vie, des stratégies alternatives de gestion des émotions et des relations, en lien avec un projet de vie visant une meilleure qualité de vie (fig. 1).9 Ce dernier est un élément motivationnel majeur pour pérenniser un changement durable.
Phase charnière, l’usage à risque, qui est par définition sans conséquence, doit être absolument repéré (repérage précoce avec intervention brève) pour éviter une progression vers un trouble de l’usage et les autres conséquences (fig. 1).9 Dans une approche de « réduction des risques et des dommages », la réduction des consommations dans un usage à risque vise à réduire les risques. En cas de trouble de l’usage, l’abstinence est d’autant plus conseillée que le trouble est sévère et associé à des comorbidités.9 L’abstinence est en effet le mode de rémission le plus stable, notamment dans les formes les plus sévères, mais elle est inenvisageable ou mal vécue par certains patients. La réduction de consommation constitue une entrée plus facile dans le soin et une première reprise du contrôle. Et même faible, une réduction de consommation permet de réduire significativement les dommages (fig. 2C).6 Elle peut représenter un mode de rémission stable sur le long terme, y compris chez les sujets dépendants, et conduire à l’abstinence. L’important est donc, selon une approche motivationnelle, de donner le choix et d’adapter les stratégies en fonction de l’évolution et des ressources du patient (état physique, psychique, conditions de vie, etc.). Le ciblage du craving (distribution dans la journée, contexte, intensité) par des approches pharmacologiques et non pharmaco­logiques contribue à personnaliser le traitement dans la réduction des consommations, le maintien de l’abstinence et la prévention de la rechute.9

Une approche moins stigmatisante pour les patients et les soignants

En conclusion, sans être pour autant une révolution, le DSM-5 constitue une véritable évolution clinique, avec une représentation unidimensionnelle progressive des troubles addictifs, en adéquation avec la réalité clinique et ses diversités, avec en réponse des approches thérapeutiques graduelles inspirées de la réduction des risques et des dommages.
Il donne ainsi une représentation moins stigmatisante pour les patients et les soignants, la stigmatisation associée aux addictions étant encore l’un des freins sociétaux les plus importants à l’initiation des soins.
Références
1. Hasin DS, O’Brien CP, Auriacombe M, et al. DSM-5 criteria for substance use disorders: recommendations and rationale. Am J Psychiatry 2013;170:834-51.
2. Aubin JH, Auriacombe M, Reynaud M, Rigaud A. Implication pour l’alcoologie de l’évolution des concepts en addictologie. De l’alcoolisme au trouble de l’usage d’alcool. Alcool Addictol 2013;35:309-15.
3. Santé publique France, Institut national du cancer. Avis d’experts relatif à l’évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France. Saint-Maurice : Santé publique France, 2017. 149 p.
4. GBD 2016 Alcohol Collaborators. Alcohol use and burden for 195 countries and territories, 1990-2016: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2016. Lancet 2018;392:1015-35.
5. World Health Organization (WHO). Global status report on alcohol and health 2014. Geneva: WHO, 2014.
6. Rehm J, Zatonksi W, Taylor B, Anderson P. Epidemiology and alcohol policy in Europe. Addiction 2011;106(Suppl 1):11-9.
7. World Health Organization (WHO). International guide for monitoring alcohol consumption and related harm: Geneva: WHO, 2000.
8. Société française d’alcoologie (SFA). Recommandations pour la pratique clinique - Les conduites d’alcoolisation. Lecture critique des classifications et définitions. Quel objectif thérapeutique ? Pour quel patient ? Sur quels critères ? Alcool Addictol 2001;23(4S):1S-76S.
9. Société française d’alcoologie (SFA). Mésusage de l’alcool, dépistage, diagnostic et traitement. Recommandation de bonne pratique. Alcool Addict 2015;37:5-84.
10. National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism (NIAAA). NIAAA Council approves definition of binge drinking. NIAAA Newsletter 2004,3,3. http://bit.ly/2Jxjadc

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Résumé

L’arrivée du DSM-5 a représenté une rupture nosographique vis-à-vis du DSM-IV-TR : en quittant la vision ancienne biaxiale et sa gradation hiérarchisée entre abus et dépendance ; en faisant disparaître le terme dépendance avec sa stigmatisation et ses amalgames entre dépendances psychique et physique ; et en intégrant le craving, une cible thérapeutique majeure, permettant au DSM-5 de rejoindre la CIM-10 (et prochainement la CIM-11). Sans être une révolution, le DSM-5 est donc une véritable évolution, avec une vision dimensionnelle moderne des conduites addictives, selon un continuum progressif entre usage et trouble de l’usage, de léger à sévère. Cette approche permet de changer la représentation des addictions, et de proposer des stratégies thérapeutiques variées et adaptées aux objectifs du patient, en s’inspirant des stratégies de réduction des risques et des dommages, l’abstinence n’étant que l’une de ces stratégies.