C’est le 5 juin 1981 que ce que l’on désignera ensuite par l’acronyme sida fait son apparition officielle dans une publication des Centers for Disease Control d’Atlanta (CDC) aux États-Unis. Le Morbidity and ­mortality weekly report (MMWR) y rapporte le cas très étrange de jeunes hommes, tous ­homosexuels, atteints d’une pneumocystose pulmonaire, une infection opportuniste connue pour ­n’affecter que des personnes immunodéprimées. Les ­épidémiologistes des CDC notaient depuis quelques ­semaines un accroissement très surprenant des besoins du pays en lomidine (le traitement de la pneumocystose). La description détaillée de ces cas fera l’objet d’un premier article qui paraîtra le 10 décembre 1981 dans le New England Journal of Medicine et annoncera l’apparition d’un nouveau syndrome d’immuno­déficience.1 Un mois après le signalement du MMWR, ce sont de tout aussi inhabituels « sarcomes de Kaposi » (on leur substitue aujourd’hui le terme de « maladies de Kaposi ») qui étaient décrits également chez de jeunes homosexuels, inhabituels par l’âge des patients atteints et par leur caractère agressif, très différent de celui, indolent, de la forme classique connue affectant des sujets âgés d’origine méditerranéenne. Alertés par la situation américaine, quelques médecins français (Willy Rozenbaum, Jacques Leibowtich…) font le parallèle avec quelques cas qu’ils observent ou qu’ils diagnostiquent rétrospectivement. Dès le début de 1982, ils constituent un groupe de travail qui tente de comprendre le phénomène. Le nombre de cas européens est encore infime, mais ils s’inquiètent. Les cas africains ou après une transfusion sanguine ne sont pas encore clairement identifiés, et la majorité des sujets atteints s’avèrent être homosexuels, d’où la dénomination de « gay syndrome » ou de « gay related immune deficiency » (GRID) pour désigner ces nouvelles maladies ». Aux États-Unis, cette association à l’homosexualité génère d’extravagantes hypothèses, pointant tour à tour la responsabilité de la prise de poppers, un effondrement immunitaire provoqué par de nombreuses MST, voire même un caractère immunosuppresseur du sperme… Les Français se méfient de ces théories qui risquent d’accroître la discrimination vis-à-vis des gays et dont déjà s’emparent ­certains politiques. Pour s’en prémunir tout en alertant la communauté homosexuelle, le groupe s’élargit à ­l’Association des médecins gays. Signé par le groupe de travail, l’article dont nous publions des extraits est la première Mise au point qui paraît sur ce sujet dans La Revue du Praticien le 5 novembre 1982.

Le même phénomène en France ?

Extraits de l’article « Infections opportunistes et sarcomes de Kaposi survenant chez des homosexuels, mythes ou réalités ? » par un groupe de travail composé des Drs Bouvet, Brunet, Chaperon, Gluckman, Kernbaum, Klatzmann, Lachiver, Leibowitch, Mayaud, Picard, Revuz, Rozenbaum, Villalonga et Weysselberg (Rev Prat 1982;32(50):3213-15).

Qui est atteint ?

(…) Bien que rares, infections opportunistes et sarcomes de Kaposi ont déjà été décrits et sont bien connus. (…). La nouveauté vient donc de l’explosion récente de ces pathologies qui non seulement sont plus fréquentes mais surtout surviennent chez des sujets jusqu’à présent épargnés.
D’abord et avant tout, il s’agit d’hommes jeunes, homo- ou bisexuels, d’où la dénomination de « gay syndrome » ou « gay related immunodeficiency syndrome » (GRID) attribuée à ces « nouvelles pathologies ». Ces hommes ne sont atteints d’aucune maladie immunodépressive antérieure reconnue et ne font pas l’objet de traitement immunodépresseur.
Bien qu’en grande majorité (plus de 90 % des sujets), les jeunes homosexuels ne sont pas les seuls atteints. (…) Nombre de ces malades non homosexuels s’individualisent cependant par l’usage préalable de drogues diverses. Tel n’est pas le cas cependant de nouveaux groupes à risque, récemment identifiés : Haïtiens vivant aux États-Unis, hémophiles A transfusés. (…) Tous ces malades semblent avoir en commun une dépression de l’immunité cellulaire ; en fait, il s’agit d’immuno­déprimés méconnus. (…)

Par quelles maladies ?

C’est l’explosion des infections opportunistes et des sarcomes de Kaposi qui a attiré l’attention du Control Disease Center d’Atlanta. Ces deux entités s’individualisent ici non seulement par leur survenue chez des sujets jusque-là épargnés mais aussi par leur parti­culière gravité.
Les infections opportunistes décrites sont diverses, essentiellement des pneumopathies à Pneumocystis ­carinii, des infections localisées rebelles ou généralisées à herpèsvirus ou à cytomégalovirus avec fréquemment, dans ce cas, des localisations oculaires, des cryptococcoses méningées ou diffuses, des candidoses digestives disséminées, des toxoplasmoses cérébrales, des mycobactérioses disséminées. Il s’agit donc d’infections ­essentiellement liées à une déficience de l’immunité cellulaire.
Leur particulière gravité dans ces cas vient de la fréquence de leur survenue successive ou simultanée chez un même malade ; de leurs récidives, voire de leur « résistance au traitement » (…). Le sarcome de Kaposi (…) s’individualise ici par la fréquence et/ou la rapidité d’apparition de la diffusion des lésions cutanées ; de l’atteinte pluriganglionnaire ; de l’atteinte pluriviscérale ; à un degré moindre, des évolutions fatales.
Pour nombre d’auteurs, ces deux syndromes bien individualisés ne seraient que le « pic de l’iceberg », l’expression la plus manifeste de l’état d’immunodépression. Aussi tentent-ils d’individualiser avec beaucoup de prudence un troisième syndrome qui serait soit une expression mineure, soit une expression précoce de ces nouvelles pathologies. Sa traduction clinique, beaucoup plus difficile à cerner, associerait fièvre, asthénie, adénopathies inexpliquées persistant plus de trois mois.
Quoi qu’il en soit, il existe des intrications ; ces trois syndromes peuvent coexister ou se succéder dans le temps chez un même malade. C’est une fois atteint le stade des infections opportunistes ou du syndrome de Kaposi que le pronostic devient particulièrement grave : 61 % des malades atteints de pneumocystose, 15 % des malades atteints de sarcome de Kaposi et 60 % des ­malades atteints d’autres infections sont rapidement décédés dans une étude récente portant sur 159 malades.

Dans quel pays ?

C’est d’abord et avant tout aux États-Unis (…). En un an environ, 300 cas ont ainsi été décrits. Trois quarts des malades atteints étaient localisés géographiquement dans trois grands centres urbains (New York, Los Angeles, San Francisco). En Europe, n’ont été rapportés que des cas individuels, qu’il s’agisse de malades ­atteints du sarcome de Kaposi : 3 cas au Danemark, 2 cas en France, 1 cas en Grande-Bretagne ; d’infections ­opportunistes : 1 cas en Grande-Bretagne, 1 cas en France ; ou des deux associés : 1 cas en Espagne, 1 cas au Danemark. Il s’agissait habituellement de sujets ayant récemment séjourné aux États-Unis. Néanmoins, il est de grand intérêt de noter que les deux homosexuels français atteints de sarcome de Kaposi n’avaient ni ­visité les États-Unis, ni eu des rapports avec des partenaires américains. (…)

Pourquoi ? Pourquoi les homosexuels ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi dans certains centres urbains ?

(…) Les réponses ne sont pas claires, tout au plus peut-on signaler, à partir de faits rapportés, que :
– l’apparition brusque d’un nombre important de cas, dans une population déterminée, localisée géographiquement dans certains centres urbains des États-Unis semble indiquer un phénomène épidémique ;
– l’analyse des facteurs de risque fait ressortir le rôle de (la prise de) « poppers » d’une part, d’infections ­diverses notamment à cytomégalovirus ou à virus d’Epstein-Barr d’autre part ; ces deux facteurs infectieux et d’environnement pourraient jouer un rôle comme inducteurs d’immunodépression, comme agents oncogènes ou comme facteurs surajoutés ;
– la pratique de rapports sexuels répétés avec des ­partenaires différents semble également en cause. (…)
De nombreuses questions restent posées : certains des malades atteints ne font pas usage de poppers ou ne souffrent pas d’infection à CMV ; les cas observés sont récents et l’usage des poppers est répandu depuis environ une dizaine d’années, y compris chez les hétérosexuels ; les infections à CMV ne sont pas nouvelles et existent aussi chez les hétérosexuels. (…)

Et en France ?

Après la publication de quelques cas semblables, un groupe de travail s’est constitué avec la collaboration du ministère de la Santé, qui a deux objectifs principaux : d’abord apprécier la réalité du phénomène en France ; existe-t-il ou non un phénomène épidémique récent comparable à celui observé aux États-Unis ? ­Ensuite, réunir les informations disponibles sur ces patients afin de fournir aux différentes équipes concernées les données nécessaires à leurs recherches. (…) En l’état actuel des choses, trois cas de pneumocystoses et cinq cas de sarcomes de Kaposi ont été recensés chez des sujets homosexuels. Quatre cas de pneumocystoses ont été signalés chez des femmes ou des hétérosexuels dont les dossiers sont actuellement à l’étude. Le groupe tente d’alerter la totalité des médecins ­français pour élargir l’enquête. Elle seule permettra de savoir si le phénomène est actuellement sous-évalué ou au contraire surévalué en France. (…) 
Référence
1. Gottlieb MS, Schroff R, Schanker HM, Weisman JD, Fan PT, Wolf RA, et al. Pneumocystis carinii pneumonia and mucosal candidiasis in previously healthy homosexual men: evidence of a new acquired cellular immunodeficiency. N Engl J Med 1981;305(24):1425-31.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Une question, un commentaire ?